eusapia | the modern prometheus.

Lorsque qu'on m'a dit que j'allais interviewer Eusapia Lee pour WIRED100, je ne m'attendais pas à me retrouver dans une voiture noire face à un checkpoint de Crimson Bay, à attendre qu'un garde discrètement armé nous laisse passer sans nous regarder. Dix minutes de silence dans la voiture (intérieur cuir, parfum sucré, il y a deux bouteilles d'eau offertes devant moi), le chauffeur n'a pas sourcillé. On passe le checkpoint, il se referme derrière nous dans un chuintement; les immeubles en ruine et les terrains vagues disparaissent comme le reste du monde, pour laisser place à la communauté fermée de Beauliving, une succession de maisons en briques rouges à la limite entre Crimson Bay et Solaris, à une vingtaine de minutes de voiture volante du NAMC où travaille mon interviewee du jour.

La maison d'Eusapia Lee est identique à ses voisines: grande, rouge, fleurie, une relique d'une époque lointaine et tristement révolue. Contrairement à ses voisin.es, en revanche, Eusapia Lee fait acte de présence: quand je sors de la voiture, elle est les genoux dans la terre, en train de tailler ses géraniums. Elle se lève et retire ses gants quand je m'approche, un sourire chaleureux et un regard égal qui ne m'empêchent pas de me sentir toute petite. Elle est accueillante et gentille ("Appelez-moi Eusapia"), même si la mise en scène de mon arrivée me gêne: tout est bien trop parfait à Beauliving, comme dans un vieux film new-yorkais du début de siècle. Je réalise quand j'entre dans la maison que tout y paraît imposant: le sol sombre à chevrons qui a l'air d'avoir été ciré la veille, la monstera envahissante qui empêche presque d'utiliser le perroquet de l'entrée, l'escalier dont la rambarde aux moulures décadentes qui doit peser une tonne.

Elle me mène dans une petite cuisine joliment carrelée et me sert un thé glacé. Quand je sors mes notes, elle me prend plutôt la main pour m'emmener dans le jardin, dans lequel elle me présente à sa grande collection de plantes et de fleurs. Depuis le perron, on voit les Serendipity Falls et, au loin, les gratte-ciels de Solaris. Je l'écoute nommer ses plantes, et la suit diligemment à travers le jardin jusqu'à craindre d'attraper un coup de soleil. Au final, nous retournons nous asseoir dans la cuisine. Depuis la table branlante, nous ne voyons qu'un carré du ciel de la ville. Ce qui ressemble à une figure humanoïde perce le ciel en volant, laissant derrière elle un sillon de fumée blanche, rapidement remplacée par un message publicitaire pour la dernière baisse de prix du V.

Eusapia s'exprime simplement, ses doigts noueux enveloppant son verre de thé glacé. Quand elle voit que j'ai fini le mien, elle m'offre un café. Je balbutie mes préférences, et je vois son regard s'illuminer d'amusement face à mon italien maladroit. Je me sens petite, et stupide, jusqu'à ce qu'elle m'offre simplement de prendre la même chose qu'elle et de me laisser surprendre. J'accepte.

Avec rien d'autre qu'un coup d'oeil dans sa direction, la machine à café se met immédiatement en branle; deux minutes plus tard, Eusapia me glisse un macchiato dans les mains. Un rayon de soleil s'est immiscé avec nous dans la cuisine et m'aveugle. Eusapia lève la main et le store se baisse silencieusement jusqu'à ce que je n'ai plus à plisser les yeux pour la regarder. Aucun voyant lumineux, aucun bip, aucune voix artificielle. Nous ne sommes plus au Kansas.

En parlant, Eusapia me montre le bracelet qu'elle porte autour du poignet gauche: argenté et élégant, dont le pendentif est discrètement gravé d'un code QR immédiatement scanné par mon implant visuel. Des directives de conservation du corps d'Eusapia s'affichent immédiatement en filigrane sur ma vision: bain de glace, différents médicaments, et autres choses, tout ça pour le préparer à la cryogénisation. Je me souviens que Mind Palace a été acquis par Theseus peu avant la fin de son deuxième round d'investissement. Eusapia a gardé sa main sur mon avant-bras, ses longs doigts de chirurgienne dextres et froids sur ma peau. La question fuse sans que je puisse l'arrêter, maladroite mais curieuse:

Sur son visage calme et parfaitement composé se glisse toujours une lueur de mépris et de haine quand toutes les questions de mutation et d'Icarus sont abordées - je dévie rapidement le sujet. Nous parlons un peu de ses récentes publications, du prix qu'elle a reçu le mois passé pour son travail, de son poste de conférencière à l'université. Il est facile de lui parler: sans que je m'en rende compte, le soleil est en train de finir sa course dans le ciel et Eusapia me mène lentement mais sûrement vers la porte.

Sur le perron de devant, elle retourne à ses fleurs, m'introduit aussi à celles qui se trouvent devant la maison. Le chauffeur m'attend près de la voiture, une cigarette aux lèvres, les yeux vissés sur moi: Eusapia ne semble même pas l'avoir remarqué, ou d'avoir vu le renflement de son arme automatique à son côté. Elle me parle de ses géraniums, puis me demande où j'habite; quand elle apprend que je suis à vers Arcadia Square, nous parlons du quartier: elle y a vécu pendant quelques années.

Elle me conduit jusqu'à la voiture, en me laissant un thermos plein de thé glacé et une main sur le coude à la fois distante et réconfortante. En finissant de contourner les géraniums, elle m'arrête brusquement et me pointe une fleur du doigt: "Regardez," dit-elle, et même si je ne la regarde pas, j'entends le sourire victorieux qui apparaît sur son visage. "Une nouvelle pousse. Il nous reste de l'espoir."