Never put passion before principle (Noah)

Yūzuru n’est pas fait pour la vie en communauté. Il n’a pas été élevé dans ce principe. Il a été élevé pour commander d’autres personnes, les utiliser comme des pions sur un échiquier, les sacrifier aisément si la chose est nécessaire – même si elle ne l’est pas, quelle importance. Il a longtemps contemplé le monde du haut de sa tour d’ivoire, terriblement seul et terriblement fier de l’être. Il n’y a pas de quoi être fier, pourtant, il l’a compris en rencontrant Si-Woo. Mais il y a une différence entre vivre avec Si-Woo et vivre avec six personnalités toutes plus excentriques les unes que les autres. Il en vient presque à regretter sa famille au Japon. Au moins ils ne se disent rien, la plupart du temps. Il ne compte pas les fois où il a rebroussé chemin dans un couloir pour éviter une conversation, et ça ne fait pas deux semaines qu’il est rentré.

Pas deux semaines et Si-Woo l’a déjà embrigadé dans cette histoire de cours d’aïkido avec un des jeunots de la colocation. On est loin de la cure de jouvence, tou.te.s ne font que lui rappeler son âge, ses quarante ans bien tassés et l’évolution plus que minimale de son caractère en vingt ans. Toujours aussi inflexible, toujours aussi discipliné. Son unique consolation est que Carrington – c’est le nom de son apprenti du jour – se lassera sans doute très vite d’être mis à terre. Il est déjà invraisemblable qu’ils aient trouvé un créneau horaire commun ; d’habitude lorsqu’ils se croisent, Yūzuru vient de se lever et le jeune homme va se coucher. Il faut croire que la fin d’un samedi après-midi ensoleillé a su réconcilier leurs horaires, parce que Yūzuru est en train de dérouler un tatami dans le jardin. Sur la partie empierrée, évidemment, il ne voudrait pas s’attirer les foudres de son mari. Il a revêtu hakama et kimono d’aïkido, et il en a prévu un pour son partenaire, soigneusement plié sur une chaise de jardin, parce que Yūzuru fait les choses correctement ou il ne les fait pas.

Une silhouette émerge enfin de la maison, Yūzuru attend qu’il soit assez proche pour le saluer d’un hochement de tête. Carrington, fait-il en guise de bonjour, s’emparant des vêtements sur la chaise pour les lui tendre de manière un peu trop solennelle. I’ve prepared an outfit for you. It should suit you. Il n’a pas fait prendre ses mesures, bien sûr. C’était sa première idée, mais Si-Woo lui a fait aimablement comprendre qu’il n’avait pas besoin de toujours tout prendre aussi sérieusement. Yūzuru s’est donc contenté de faire essayer les vêtements à un vendeur de la même stature que Carrington. Une technique approximative, mais généralement efficace.

Cela fait des années qu’il vit aux Etats-Unis, des années qu’il aurait pu s’abaisser à la tradition d’user les prénoms des autres à tort et à travers. Il n’en a jamais rien fait. Yūzuru demeure très attaché à la tradition japonaise, il considère irrespectueux d’appeler une personne dont il n’est pas l’ami proche par son prénom. Certes, il pourrait utiliser celui de son mari, mais il est rigide et obtus, à ce sujet. Il ne s’intéresse pas non plus aux opinions des autres, et quand bien même cela lui a été demandé mille fois, il ne se plie jamais à cet étalage de familiarité. Tant qu’il continue d’appeler son époux Lee, le reste du monde peut bien se languir d’une chose qui n’arrivera jamais, il n’en a que faire. Il n’a que faire, non plus, de paraître effrayant pour un des locataires de la maison qu’il voulait acheter tout entière. S’il pouvait l’effrayer assez pour qu’il fasse ses valises, cela l’arrangerait. Mais bon, pour le moment, il repense à Si-Woo qui lui a fait promettre d’être relativement agréable et se contente de répéter Carrington froidement, pour lui faire comprendre que c’est peine perdue. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il va oublier ses principes.

Ses sourcils se froncent un instant à l’explication de Carrington. Si-Woo lui a mentionné le choix de carrière – plus que douteux, si vous voulez son avis – du jeune homme. Il ne peut pas dire qu’il approuve, mais il suppose que lui apprendre à se protéger n’est pas un mal. There’s no point in doing something if you’re not serious about it. Yūzuru éprouve toujours toutes les difficultés à saisir la nonchalance et la désinvolture dont peuvent faire preuve les gens qui l’entourent. Carrington semble faire partie de cette étrange espèce qu’il observe avec énormément de jugement dans le fond du regard. L’éducation qu’il a reçue est probablement responsable de sa nature intransigeante, après tout ses parents lui ont toujours imposé leurs attentes irréalistes, cela a toujours été l’excellence sinon rien. L’excellence ne lui a jamais offert plus que des absences prolongées de leur part, mais elle est restée sa manière de faire face aux manques de son enfance, il s’y tient encore avec rigueur.

L’effronterie et l’impudeur de Carrington qui se permet de se changer au beau milieu du jardin, sous son nez, lui font lever les yeux au ciel dans une grimace qui témoigne d’un agacement certain. Il tourne la tête pour lui laisser un semblant de dignité, repose ses prunelles sombres sur lui lorsqu’il l’interroge sur son apparence avec un sourire insolent. Sans surprise, le kimono n’est pas placé correctement dans le hakama, celui-ci est noué approximativement et légèrement de travers. Yūzuru plisse les yeux et se rapproche calmement. Il imagine très bien Si-Woo rire d’un air attendri devant cette vision. Lui, ça ne lui arrache qu’une petite moue contrite. May I?, demande-t-il, poliment, en tendant les mains pour remettre de l’ordre dans cette tenue. The hakama is to be put above the kimono. Like this. And you tie the belt this way. ll ajuste tout cela de gestes habiles, se recule d’un pas pour admirer son œuvre et se fend d’un hochement de tête satisfait. That will do. Have you ever practise a martial art before? Any combat skills? First thing you should know is that aikido is not about fighting.

Yūzuru se contente d'un regard glacial lorsque le jeune homme insiste à nouveau sur son prénom. Il n'est pas là pour se chamailler et il lui en faudra bien plus pour qu'il revienne sur ses principes. Il a le sentiment qu’ils pourront se montrer aussi têtus l’un que l’autre, alors autant passer outre les provocations de Carrington. Les mots suivants ont très peu de sens, pour Yūzuru. Bien sûr, il a conscience que sa perception de la réalité est très différente de celle de la plupart des gens. Il mène une existence privilégiée depuis sa naissance et ne serait certainement pas là où il est aujourd’hui si ses parents n’étaient pas riches. Cela ne l’empêche pas de penser qu’il faut aborder toute chose avec sérieux, l’argument de Carrington lui paraît absurde. Ne faut-il pas être d’autant plus sérieux lorsque l’on ignore de quoi demain sera fait ? Pourquoi perdre son temps tout en sachant qu’il en reste peut-être peu ? Il fronce les sourcils, encore, et balaie les réflexions d’un geste désinvolte de la main. Il imagine que la maturité du garçon a encore quelques années à prendre.

Il remet en place la tenue de son apprenti et hausse un sourcil à son rire. Sometimes appearances can be deceiving. Not this time, I suppose, qu’il répond d’un air digne, avant d’acquiescer d’un simple hochement de tête aux mots suivants. Il ne veut pas savoir pourquoi Carrington a besoin de se défendre avec un couteau, la meilleure solution est de ne pas s’impliquer, aux yeux de Yūzuru. Assurément parce que l’accent a toujours été mis sur l’argent et le paraître, tout au long de son éducation. Il ne faut pas se mêler des problèmes des autres, sinon ils deviennent les nôtres. Sa famille lui a inculqué cela d’une manière bien moins cynique, mais la leçon reste la même, au bout du compte. Well, it’s about stopping the fight before it starts. Might be useful to you, am I wrong? Il l’interroge du regard, avant de poursuivre : First thing you need to learn is basic footwork. The point is always to move away from your assailant. Il se positionne à ses côtés pour lui montrer le premier mouvement. Irimi is a simple step forward, like this. Il montre l’exemple, tout en expliquant. Kaiten is a pivot. And tenkan would be a pivot followed by a step back, this way. Try it. You just have to imitate.

Les yeux se lèvent au ciel, naturellement, sans que ce ne soit pour autant flagrant. Le jeune homme a l’insolence facile et l’attitude nonchalante, deux choses que Yūzuru n’apprécient guère. Non pas qu’il tenait réellement à obtenir une réponse, sa demande relevait davantage d’une manière de parler trop formelle que d’un intérêt quelconque. En dehors du fait qu’il est malvenu de se mêler d’affaires qui ne le concernent pas, Yūzuru n’éprouve que peu de curiosité pour autrui au premier abord. Son monde ne tourne qu’autour de quelques rares personnes triées sur le volet et le reste lui est pratiquement invisible. Pour le moment, Carrington ne lui fait éprouver qu’un vague agacement qui pourrait se muer en dédain s’il continue sur sa lancée.

Au moins, il semble attentif et concentré. Yūzuru décide de s’en satisfaire tandis qu’il observe ses mouvements pour s’assurer qu’ils sont corrects. Il hoche la tête en signe d’approbation. You’re a quick learner, il énonce simplement, sans intention aucune de faire un compliment. Patience. I’ll teach you wrist locks, but first we’ll have to stretch so you won’t get hurt. This way. Il lui montre les différents mouvements pour étirer ses poignets, avec soin, avant de pratiquer les clés, ses os craquant au passage. Lui aussi, en a besoin, clairement. Most holds in aikido consist of twisting the wrist of your attacker. May I? Il attend l’acquiescement avant d’attraper son poignet et de doucement le tordre vers l’intérieur, jusqu’à ce qu’il se bloque. This is nikyo. If I continue my movement, twisting all of your arm…, il tire légèrement sur son poignet pour l’obliger à faire bouger son bras afin de démontrer la technique, ...This is sankyo. Il libère son bras et tend sa main vers lui pour qu’il puisse s’y entraîner. Your turn. Don’t worry, I’m not made of glass.

L’allusion et le clin d’œil du jeune homme ne font que le conforter dans sa première impression ; sa personnalité est pour le moins exaspérante, à ses yeux. Yūzuru se demande parfois comment Si-Woo réagirait dans telle ou telle situation, et il n’a aucun mal à l’imaginer rire de la plaisanterie. Ils n’ont jamais été semblables, sur ce point, et c’est pour cela qu’il l’aime, au fond. Même si son époux est l’instigateur de cette absurde leçon d'aïkido. Et qu’il se retrouve à devoir faire preuve de son plus grand sang-froid lorsque Carrington s’adresse à lui aussi familièrement : big man. Lae propriétaire de la maison s’est aussi aventuré sur ce terrain à plusieurs reprises, mettant son flegme à rude épreuve. Il a envie de lui rappeler qu’il est de quinze ans son aîné, mais se retient, par courtoisie. Les Américains manquent cruellement de manières et il lui faut être indulgent, apparemment. Un petit soupir passablement irrité lui échappe tout de même, parce qu’il y a des limites à sa clémence.

Il le laisse s’entraîner sur son bras, corrigeant légèrement la position de sa main d’un geste et approuvant le mouvement. Les sourcils se froncent quand Noah semble ravi de son succès. Il lui paraît étrange qu’une chose si simple lui apporte tant d’émotions, que ce soit de la joie ou de l’étonnement, et il se demande un instant s’il était ainsi, à son âge. Yes, you did, qu’il répond calmement, pour tempérer. Non, à vingt ans, il était déjà aussi aigri qu’aujourd’hui. Peut-être plus jeune, encore. Mais sa mémoire lui fait défaut quant à ses premiers cours d'aïkido, cela fait presque trente ans, à présent. La réaction de Noah lui rappelle les enfants du dojo dont il est mécène, à New Blossom, toujours pleins d’enthousiasme. Il était bien plus sérieux, enfant, puisque ses parents avaient mis un point d’honneur dans son éducation à ce qu’il canalise ses émotions, négatives comme positives. Il réfléchit à la question de Carrington. Hm, I’m afraid it’s not of any interest. I started when I was ten or eleven, in my family’s dojo in Japan. I needed to learn how to stay in control of myself at all times. La méditation et le sport avaient été une arme contre l’absence d’intérêt de ses parents et les frustrations qui l’accompagnaient, en plus de le former à sa future vie de magnat de la finance et de l’industrie pharmaceutique, qu’il repousse tant qu’il peut. Il tend la main pour attraper son poignet et continuer ses enseignements, tournant cette fois-ci son bras vers l’intérieur. Here is kote gaeshi, and going further, twisting your elbow this way, it’s shihonage. Do you have any questions? About aikido, il précise, peu enclin à faire davantage étalage de sa vie personnelle.

Les lèvres pincées, Yūzuru se retient de rappeler au jeune homme en face de lui que marmonner est extrêmement impoli. S’il a quelque chose à dire, qu’il le dise de manière audible et claire, autrement il ne sert à rien de formuler des paroles inutiles. Mis à part pour le plaisir d’être insolent, il suppose. Il parvient à demeurer impassible, bien que la patience n’ait jamais été une grande vertu. Il a simplement appris à dissimuler ses travers avec un flegme exemplaire, probablement grâce à son éducation à Oxford. Should we make time to write them down?, demande-t-il simplement à propos du vocabulaire. Il lui semble aberrant d’apprendre quelque chose sans s’intéresser à tous les éléments qui la constituent, mais il imagine que tout le monde n’a pas son sens du détail. Le regard se fait sombre et blasé à la répartie immature que Carrington lui offre. Il n’en attendait certainement pas moins. Les dernières semaines avec des gens de tous horizons lui ont fait comprendre que personne n’a été correctement éduqué dans cette maison, ou alors iels décident sciemment de faire fi de toute bonne manière.

La question suivante le prend légèrement de court, il observe son apprenti pour juger s’il ne s’agit pas d’une autre tentative de moquerie, mais Carrington paraît plus sérieux. You know my husband. Il coule un regard vers la fenêtre de leur chambre, au rez-de-chaussée. Il se demande si son époux se réjouit du spectacle, après tout il n’a de cesse d’essayer de le rendre un peu plus ouvert aux autres. Yūzuru n’apprécie guère cela, mais il aime profondément son mari et lui faire plaisir reste une de ses priorités absolues. He suggested that I may practise my techniques with you, as practising alone has its limits. Il attrape solidement son avant-bras d’une main. I’d do anything for him, il ajoute, très sérieusement, avant de changer de sujet dans la seconde : Now you need to learn how to fall. Backwards, you just bend your back leg and round your back before falling Il tord son bras avec précision, juste assez pour le projeter sur son dos – avec douceur, cela dit. Hm, rounder, or you will get hurt. Get back on your legs. Il lui tend une main pour l’aider à se relever, prêt à le mettre à terre autant de fois qu’il le faut.

Yūzuru plisse les yeux et scrute son élève, appréciant moyennement sa réponse quant à l’apprentissage du nom des techniques. Il décide cependant de ne pas mener ce combat. Si la nomenclature n’intéresse pas Carrington, soit, il ne vas pas insister face à une implication inexistante. Il ne compte pas devenir enseignant ou réitérer l’expérience avec quelqu’un d’autre. Pour le moment, il n’est pas complètement contre l’idée d’organiser une deuxième leçon pour le jeune homme, c’est un début. Bien que Carrington ne plaide pas en sa faveur en qualifiant vulgairement sa dévotion envers Si-Woo de faiblesse. Une petite moue dédaigneuse se glisse sur ses lèvres et son regard s’obscurcit davantage. Il ne sait pas trop si c’est la vue de son expression ou la brusque prise de conscience qu’il s’est montré discourtois qui le fait balayer le sujet d’une excuse, mais Yūzuru s’en contente, passant aux chutes et aux bonnes réceptions.

Il l’aide à se relever et accueille sa question d’un coin de lèvres soulevé, dans un sourire un brin narquois. All in good time, for now you’re too inexperienced, il répond simplement, avant d’ajouter : I warn you now, et d’effectuer un léger balayage du pied pour le déséquilibrer, rattrapant son bras et son dos pour le soutenir dans sa chute. That’s better. Don’t forget sometimes you have to let yourself fall to retaliate. Il lui retend la main pour le redresser, promptement, et réajuste sa tenue. Love is never a weakness. Il recommence, le met à terre, presque délicatement. You could even argue that the very nature of aikido is about love, the word ai means harmony. The point is to create a situation in which you can communicate with your opponent and possibly reach harmony.

Carrington semble vouloir jouer à l’élève récalcitrant, discutant les enseignements à chaud au lieu de les écouter, de les assimiler et les interroger ensuite, après y avoir réfléchi en bonne et due forme. Yūzuru ne sait pas si son époux aurait pu lui trouver un autre partenaire aussi diamétralement opposé, en tout cas il ne cherche même pas à dissimuler l’irritation qui le gagne, les yeux levés au ciel, un bref instant. Souvent, on excuse les jeunes gens de par la fougue et la défiance qui caractérisent les premières années en tant qu’adulte, mais Yūzuru ne peut pas réellement s’identifier à cet état d’esprit. Même lorsqu’il se rebellait contre ses parents, il le faisait d’une manière mûrement réfléchie, la preuve en est qu’il ne regrette absolument aucun de ses tatouages, ni sa nationalité américaine. I’m not talking about you. I’m talking about aikido basic principles. But I see you’re a very practical type of person. Il ne le prévient pas, en effectuant un nouveau balayage du pied, le rattrape pour amortir sa chute et le redresse à nouveau, conservant la même expression neutre tout du long. Puisque la théorie ne l’intéresse pas, autant se focaliser sur la technique. A little rounder would be more proper, qu’il énonce, stoïque.

Il le fait chuter une autre petite dizaine de fois, corrige sa position avec des indications très précises, à chaque fois. Après tout, il n’est pas là pour plaisanter. I won’t teach you to administrate some blows, il répète froidement, it’s not a boxing lesson. The point is to neutralize your assailant with one technique only, not to fight. Il tente de se montrer plus pédagogue et lui fait signe de s’avancer vers lui, tapotant sa propre épaule pour lui intimer d’y poser sa main. Let’s imagine someone try to grab you by the shoulder, you just have to be quick to respond. Il attrape son poignet, le tord de la façon démontrée précédemment jusqu’à ce qu’il soit obligé de se pencher. This way I could knock you down with a simple sweep. Il relâche sa prise, se redresse et pose sa main sur son épaule. Your turn.