research : weird antique object

« Le patron est là ? » La voix masculine qui résonne dans le dos du jeune vendeur le fait sursauter et s’accrocher à un rayonnage, avant de se retourner pour regarder la personne qui l’a interpellé. C’est un homme dont le chapeau de feutre, légèrement relevé, couronne une figure ornée d’un demi-sourire narquois. En plein milieu de semaine, à l’heure la plus creuse, la boutique est vide de tous clients. Il y a déjà plusieurs minutes qu’un duo mère-fille a payé et quitté et il est certain de ne pas avoir entendu la clochette de la porte résonner dans la boutique d’antiquaire depuis. Il glisse un regard vers l’entrée, puis revient à l’inconnu, qui attend sa réponse. « Le patron ? Le patron. Llewhelyn », répète-t-il avec patience, non sans adopter le ton un peu condescendant de l’adulte traitant avec un enfant un brin lent d’esprit. Pas loin de lui décrire Llewhelyn, quelques compliments mélioratifs au bout de la langue afin de réveiller sa mémoire. Vous savez, brun, bel homme, des pommettes à tomber, incrédulement célibataire.
Heureusement, il n’en faut pas plus pour que le jeunot ― jamais vu par le passé, probablement un nouvel étudiant de l’université de New Blossom et tout aussi nouveau dans l’équipe de l’antiquaire ― connecte ses neurones : « Je vais le chercher, il est à l’arrière. Je peux avoir votre nom ? Murphy. » Ce sera bien assez pour que le Morrow sache qui le demande dans la boutique, et pour quelle raison.

Sur une table antique, Murphy dépose la boîte qu’il gardait sous le bras depuis son arrivée au cœur de Bean Nighe Antiques. Il retire ses gants et les fourre dans ses poches, détache un bouton de son manteau, se met un peu plus à l’aise. Il retourne mijoter dans une allée remplie de lampes originales, entre des abat-jours style Tiffany et du bois sculpté en forme d’oiseaux et d’animaux plus ou moins reconnaissables. L’homme a un rire bas lorsqu’il découvre un pied de lampe joliment sculpté, affichant le corps dénudé d’une femme au visage élégant, tourné vers le ciel. Un simple voile protège sa pudeur, sculpté dans la même pierre. Un marbre, peut-être ? Il se penche pour mieux détailler le dessin délicat des formes féminines de la dame, le grain de la pierre, à la recherche des marques d’un sculpteur particulièrement doué.

« Joli, dit-il pour le bruit dans son dos, avant de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. La silhouette élancée de Llewhelyn est floue, dans cet angle de son champ de vision. Un conseil pour un abat-jour apte à complimenter cette œuvre ? » La moue est devenue plus malicieuse.

Peut-être qu’il imagine déjà véritablement le pied de lampe, aussi beau qu’il est kitsch et aussi vulgaire qu’il est élégant, dans le décor sans affection de son loft.

« Mr. Morrow ? - Oui ? La voix de Llewhelyn venait de derrière l’une des étagères de l’arrière-boutique. Un certain Murphy vous attend, je, je crois qu’il a un paquet pour vous. - Merci Mr Llyod, je vais le rejoindre dans quelques minutes. » Répondait le mutant avant que le son d’une visseuse ne se déclenche de nouveau, afin de finaliser l’installation des nouvelles étagères qui seront bientôt remplis et pleines.

Satisfait de son travail, Llewhelyn s’assurait que tout était assez solide, appuyant fermement sur les étagères. Pas de bruit étrange, ni d’étagères s’arrachant au mur, laissant des trous béants (ce n’était arrivé qu’une seule fois et il y a bien longtemps). Bientôt, il n’y aura plus d’espace pour poser des étagères et à partir de ce moment, Llewhelyn devra faire un choix : celui d’agrandir la boutique en transformant l’appartement, ou alors transformer l'entrepôt pour les meubles et autres objets encombrant, afin de faire respirer l’espace. Même lui allait devenir claustrophobe s’il continuait à entasser autant d’objets. Et pourtant, il en vendait des objets, les clients riches aux goûts plus ou moins discutables ne manquaient pas, mais c’était ces mêmes clients qui lui faisait à présent des commandes spécifiques et l’objet au final, ne passait jamais en boutique.

Une fois sa tâche terminée, Law laissait la visseuse sur l’un des cartons, se frayant un chemin entre les étagères afin de rejoindre la boutique, refermant la porte de l’arrière-boutique derrière lui. Après un vif coup d’œil du côté du salon de thé, il croisait le regard du jeune étudiant qui lui indiquait où son invité, et associé, s’était dirigé.

Les manches de sa chemise retroussées, celle-ci était légèrement ouverte, pantalon chino noir qui semblait mouillé sur les extrémités et pieds nus, comme souvent, Llewhelyn rejoignait Murphy qu’il retrouvait penché au-dessus d’un pied de lampe qui semblait avoir attiré son œil. « Marbre blanc d’Italie, une pièce unique sculptée avec soin et un souci du détail, tel que je soupçonne qu’il y a eu une histoire entre cette femme et l’artiste. » Glissant les mains dans ses poches, il réfléchissait un instant à la question de son camarade, regardant autour d’eux, décelant quelques options à lui proposer. « Tout dépend si tu souhaites partit dans un style art déco à l’Hollywoodienne, ou au contraire l’accompagner d’une touche de modernité. On peut faire quelques essais, si tu as un peu de temps devant toi. » Llewhelyn ne refuserait jamais une vente, ni une excuse pour retenir l’homme dont il appréciait la compagnie. Il lui tendait alors une main accompagnée de son sourire le plus chaleureux.  « Je suis content de te voir, tu as fait vite. Il n’était pas surpris, Murphy était un de ces mutants qui possédait un don qui lui permettait de faire quelques miracles et de régler quelques urgences. Tu vas bien ? Tout s’est passé sans problème ? »

« Marbre, mh », répète-t-il, satisfait d’avoir visé juste et d’être validé par son ami. Un peu l'œil pour les belles choses. La pierre lisse et tendre appelle le toucher et sa paume gauche le picote légèrement de l’impulsion poliment gardée pour lui-même. La bribe de potentielle histoire intime évoquée attise d’autant plus son intérêt pour la pièce et ce qui était une boutade un peu rieuse acquiert une aura de sérieux dans son imagination. « J’ai tout mon temps. » Llew ne sait pas, ou s’en doute-t-il ?, qu’il dit la stricte vérité.

La main offerte est serrée fermement et il se permet même une brève étreinte, l’épaule appuyée contre celle du Morrow. La paume du mutant est fraîche dans la sienne et près de son visage, il perçoit l’habituel parfum un peu humide, un brin floral, celui presque voisin de l’odeur du bois vermoulu, qu’il associe à l’antiquaire. « J’aurais détesté te faire attendre », prétend l’homme le moins ponctuel du monde connu. C’est bien parce qu’il avait affaires qu’il a fait rapidement : il sait très bien que sinon, il aurait tout simplement oublié ses engagements et il n’y aurait eu que la voix chantante de Gilda pour le ramener à l’ordre.
Ses mutations offrent de nombreux avantages, mais les désavantages, ah ! Un siècle d’accumulation de petits travers, ça commence à créer tout un tas de problèmes dont les dynamiques rendent le tout encore plus ridicule.

Il hoche la tête à la question de son camarade ― tout s’est déroulé sans anicroches. Les quelques négociations menées ont été fructueuses et il n’y a pas eu besoin de dérober ce qu’il est allé chercher dans un autre coin du monde, le temps d’un voyage. « Les problèmes font partie de l’aventure, mon ami, et n’entraînent aucun frais supplémentaires. » Leurs affaires sont de toute façon réglées à l’amiable, alors que l’argent ne représente pas grand-chose pour eux. Pour lui, en tous cas, qui accorde bien plus d’importance à une relation, aux opportunités, aux privilèges, qu’aux billets qui flambent entre ses doigts.

Il n’est pas pressé de lui présenter la boîte mise de côté, sur laquelle le nom du Morrow est inscrite, sous un autocollant FRAGILE au rouge pompier. Il met plutôt ses deux mains dans son dos et adopte une posture de client ouvert aux suggestions. « Allons-y pour une ambiance art déco, vieil Hollywood. Ça a plus de personnalité. » Il a tenté la décoration à l’ère du jour et ça n’a fait que renforcer le sensible décalage perpétuel ressenti avec le monde moderne. Il déteste les surfaces lisses, plastifiées, cliniques, des meubles d’aujourd’hui, les matières qui ne laissent deviner aucune trace humaine, les couleurs désaturées si populaires dans les dernières décennies. Millenial greige. Tout ça le déprime infiniment et tant qu’à accumuler les babioles chez lui… Murphy préfère investir dans de belles pièces qui auront, au moins, un peu de chaleur. « Je me porte bien. Et toi ? Les affaires ? »

Tout son temps. Dangereux d'affirmer une telle chose si on connaissait un tant soit peu Law qui était réputé pour traîner tout visiteur côté salon ou appartement pour une dégustation de thé impromptu qui pouvait se terminer tard. Au risque même parfois de finir tea drunk, si la dégustation impliquée surtout une collection de pu'er tea et autre thé vieillit fort en théine. Enfin, avant de parler de thé, il s'agissait bien d'abat-jour.

Un sourire s'esquissait sur les lèvres de Law, levant un sourcil, « Flatteur, taquinait-il, il n'y a pas que toi qui as du temps. »

Llewhelyn avait tout le temps du monde devant lui, et ce n'était pas uniquement parce qu'il était un mutant qu'il avait cette sensation. Il prenait le temps qui lui était imparti pour profiter de la compagnie de ses amis, de ses associés, de prendre soin de sa boutique, de son frère et de temps en temps même de lui. Car oui, il savait qu'il devait se méfier à trop donner son temps autour de lui, il s'oubliait, mais sa nature, elle, ne s'oubliait pas. L'eau avait besoin de se ressourcer, et cela passait par le soin que Law prenait de son corps, parce que sinon son instinct viendrait s'en mêler. Et tant pis s'il passait un peu pour le propriétaire hippie et excentrique, les mots de certains clients ou commentaires sur l'ARGO, parce qu'il se ballait toujours avec une bassine d'eau ou occasionnellement se présentait trempé à ses clients. Heureusement, parfois, la pluie avait bon d'eau pour ses excuses.

« Hmm, je compte sur toi tout de même de me prévenir en cas de pépin, après sinon, c'est ton frère que je risque d'avoir sur le dos. Comment se porte-t-il d'ailleurs ? » Par chance, ses fournisseurs ne trempaient pas dans des affaires louches, il les connaissait tous personnellement, c'était déjà déplacé pour les rencontrer, que ce soit pour le thé, évidemment, mais aussi certains objets antiques. C'étaient plus les vendeurs qui venaient faire des donations à la boutique dont il se méfiait. Cependant, il n'était pas à l'abri que l'un de ses contacts ne voit pas sa vie chamboulée par une crise politique, ou économique, ou même se fasse avoir. Tout le monde ne pouvait pas avoir des amis avec diverses expertises, ou même une personne capable de voir l'histoire d'un objet au touché, et même lui a pu se faire avoir par le passé, plus par inattention que de la naïveté.

« Excellent, allons voir du coup côté luminaire ce que je peux te proposer. » Il faisait donc demi-tour pour guider Murphy dans la section en question où se trouvaient d'autres lampes, toutes avec des abat-jour qui clairement n'étaient pas ceux d'origine. « Ça va, je dirai même que bien que je vive à New Blossom, les événements qui la secouent me paraissent déconnectés de mon petit quotidien ici. Tu as voté pour un nom du robot de Theseus ? Lui en avait entendu parler trop tard, puis il était trop vieux pour ce genre de bêtises, quant aux drames liés au Super-héros et autre gossip, il avait suivi l'essentiel, mais comme toujours sans trop s'en mêler. Je dirais que les affaires me permettent de payer la taxe pour assurer l'existence de cette boutique. Comme je suis propriétaire du bâtiment, ils ne viennent pas trop m'emmerder. Par contre, j'ai quelques clients qui voudraient que je fasse un effort pour accepter les Lion Coin et Meta Coin, mais quand je commence à leur faire une explication détaillée de ce que cela implique, ils changent de sujet. Je crois même que j'ai fait deux ventes parce qu'ils voulaient que je me taise. Il esquissait un sourire amusé. Quand je suis plus gentil, je réponds que ça fait partie de l'expérience de payer à l'ancienne. »

Llewhelyn attrapait quelques abat-jour, les présentant à Murphy. « Du coup, j'ai ces trois abat-jours à frange très kitch... » Annonçait-il en montrant un abat-jour violet avec des paons et des franges de la même couleur violette, un second de couleur vert pomme à frange, avec des fleurs roses, ainsi qu'un blanc avec des motifs et des franges en cristal. « Sinon en plus sobre, j'ai celui-ci, il lui présentait un abat-jour blanc et jaune, avec un motif noir, ou alors, plus classique pour rester dans les tons marbres et bronze, j'ai ces trois-là que l'on peut dévisser de leurs pieds qui ne sont de toute façon pas d'origine, cette fois, c'était quatre abat-jours avec une structure en bronze et de la pâte de verre de couleur différente. J'ai sûrement d'autres options, mais dis-moi si tu as des idées ou alors que tu vois autre chose. »

Leurs excentricités, celles affichées comme celles soigneusement dissimulées, sont une part de la bonne entente entre les deux mutants. Murphy trouverait lui aussi bien dommage qu’ils ne puissent plus faire affaires, bien plus pour la relation nouée avec l’antiquaire que pour les quelques missions menées en son nom. « Je suis terrible pour tenir la moindre promesse, Llewhelyn, mais s’il m’arrive malheur, mon frère ne t’en tiendra pas rigueur. Il saura que ce sera entièrement de ma faute et que je mérite mon sort. » Là est la beauté de l’adelphie, loyale par-delà la mort. « Johnny couve un nouveau coup de foudre, je le sais. Il tapote le bout de son nez trop souvent cassé. Je le sens, dit-il avec emphase, avec en tête la photo un peu floue de ce fameux Maddox Threepwood (il maintient que ce n’est pas un vrai nom, personne ne s’appelle comme ça dans la vraie vie, il a vu assez de cinéma pour savoir ! il a travaillé à Hollywood, vous savez !). Autant dire qu’il va très bien. » Un signe qu’il se remet peu à peu du deuil de son grand amour. Ça ne fait que deux ans, ça pourrait tout autant être une éternité pour les frères Faulkner, surtout pour celui dont la prise sur le temps est de plus en plus fugace, immatérielle, désincarnée.

Les affaires du Morrow se portent bien : à la bonne heure. « Tu as voté pour un nom du robot de Theseus ? » L’idée lui a semblé dystopiquement hilarante. Un sondage afin de nommer un robot créé afin de reproduire, à une échelle altérée, ce qui a d’ores et déjà fait avec les Sept et tout ce cirque. « J’ai assez de Gilda. Il désigne la montre connectée à son poignet gauche, artefact dont l’aspect artificiellement vintage casse l’allure générale de Murphy lorsqu’on la remarque. Trahison du siècle et de l’emprise des temps sur le mutant. Ça ne l’empêche pas de réfléchir, une brève seconde : Occasion ratée de lui donner un véritable nom, à ce robot. Disons… Maria. Comme dans le Metropolis de Lang. » Il y a une trace de malice dans le sourire qui creuse un peu les fossettes de ses joues. Ç’aurait été un hommage certainement trop conscient pour des corporatifs, soyons clair : ils ne veulent pas vraiment que la population pense plus que nécessaire.
À la place, la chose a été nommée S.A.M., dans une passion hypermoderne pour les acronymes sans réelle signification. Sans que ça le touche réellement non plus : plus il est loin de Theseus, mieux il se porte.

Murphy a un signe de tête d’approbation, lorsque l’être lui raconte ses quelques démêlés avec des clients exigeants. « Je t’encourage à poursuivre ta résistance à ces monnaies. Il n’y a rien de bon qui en découlera et je suis certain que ça se retournera, plus tôt que tard, contre tous. » Vieux jeu ? Sans doute, pour certaines choses. C’était une de ses exigences, lorsqu’on l’a recruté, chez Icarus, pour leurs petits plans secrets : véritable argent, ou rien. Pas de Lion Coin pour le Faulkner.

Leurs pas les mènent dans une section où nombre d’abats-jours se présentent à eux. Le propriétaire, cela dit, sait exactement lesquels lui présenter. « Les paons sont incroyables. » Il glousse légèrement et, gamin, ses doigts viennent courir sous les franges violettes, en une caresse légère. Son attention est toute offerte à ce premier choix, mais il revient sur sa décision lorsque Llewhelyn lui désigne d’autres prometteuses options. Et autant il adore le kitsch, autant il n’est pas homme à refuser la beauté. « Celui-là est splendide », dit-il en indiquant le premier des quatre abats-jours de bronze et de pâte de verre, charmé par les motifs et la pâte de verre dont la couleur se marierait si bien avec celle du marbre blanc d’Italie. Et comme les autres lampes le prouvent bien… l’alliance abat-jour + femme nue est un franc succès. Murphy voit déjà la pièce trôner chez lui, nouveau dada à exposer avec orgueil. « Qu’en penses-tu ? Peut-on le dévisser de sa base et voir l’effet ? » Il l’a dit : il a tout son temps… et il vaut mieux laisser le propriétaire manipuler lui-même ses trésors, au risque sinon de casser quelque chose et de devoir payer cher le bris.