slow dancing at midnight (rurin#5)

L’hiver est doux en ce dernier jour de l’année. Une odeur alléchante de patate douce grillée au four flotte dans l’air et fait saliver les passants, nombreux, ainsi rassemblés pour l’occasion. Les lanternes offrent une lumière chaude et colorée tandis que les multiples banderoles et autres guirlandes illuminent le chemin jusqu’à la grande roue qui tourne paresseusement derrière une ligne de cerisiers.

Le sourire ne semble pas avoir quitté les traits de Rin depuis qu’il a posé le pied par terre en sortant de l’avion – pas même lorsque l’anxiété des retrouvailles lui a tordu le ventre ce matin, lorsqu’ils sont allés rendre visite à Riko. Sa grande sœur l’a pris dans ses bras et, après quelques larmes d’émotions des deux côtés, a fait de même avec Ruben comme s’il ne s’agissait guère plus que d’un vieil ami d’université. Il faut dire que les présentations étaient principalement là pour la forme : même s’ils ne s’étaient évidemment encore jamais rencontrés pour de vrai, Riko a – contrairement à leur parents – le privilège de connaître les évolutions de la vie sentimentale de l’ingénieur et s’est toujours montrée particulièrement enthousiaste et bienveillante à l’égard de sa relation avec Ruben. Il n’avait rien à craindre, vraiment, bien que le moment ait été un peu redouté, Rin ayant toujours pris grand soin de tenir ses deux vies – l’ancienne à Tokyo et la nouvelle à New Blossom – parfaitement écartées pour se protéger. Au final, l’obstacle s’est montré bien moins impressionnant qu’il ne se l’imaginait, comme c’est souvent le cas lorsque Ruben se trouve à ses côtés.

Le reflet des lanternes suspendues à la devanture des différents stands fait pétiller les yeux sombres de Rintarō lorsqu’il tend les deux mains pour réceptionner la nourriture qu’il vient d’acheter avec un mot poli. L’arôme du sucre le fait saliver d’avance. « Regarde comme ça a l’air bon ! » s’exclame-t-il peut-être pour la douzième fois de la soirée lorsqu’il rejoint Ruben pour lui présenter son butin : deux brochettes de tanghulu, fraise et ananas, et une autre de dango délicieusement caramélisés tout autour.

À sa remarque sur l’heure avancée, Rin hoche la tête. « Bonne idée, oui. » Les trois brochettes changent de main tandis que le Japonais balaye l’endroit du regard, une petite moue concentrée sur le lèvres. La foule est déjà en train de se diriger vers la mer et la grande roue, d’où seront tirés les feux d’artifice dans quelques minutes. « Hmm. Peut-être de ce côté. » Il préfèrerait trouver un endroit un peu à l’écart, loin de potentiels regards curieux. Bien que les choses se soient grandement améliorées avec le temps, Tokyo n’est toujours pas aussi ouverte d’esprit que New Blossom. Au niveau d’un carré d’herbe sous les branches dénudées d’un cerisier, Rin interroge Ruben du regard. « Ici ? On devrait être tranquille. A moins que tu préfères qu’on se rapproche de l’eau ? »

De leur sac-à-dos, Rin extirpe une petite nappe qu’il prend soin d’étendre sur le carré d’herbe choisi, au pied du cerisier. C’est un bon emplacement, leur vue sur la mer et le ciel est parfaitement dégagée. Y’a une certaine impatience qui fait battre son cœur plus rapidement qu’à l’accoutumé à la perspective de partager ce spectacle avec Ruben, ici à Tokyo, dans ce parc qu’il avait l’habitude de fréquenter lorsqu’il n’était encore qu’étudiant. Il n’arrive toujours pas à réaliser. Qu’aurait pensé son moi du passé s’il se voyait aujourd’hui : heureux, serein, en couple avec un homme, profitant d’un moment romantique en public sans aucune trace d’anxiété venant polluer ses pensées. Rin a un sourire pour lui-même avant de se laisser tomber en tailleur – avec toute la grâce brinquebalante que lui permet sa jambe droite. Ruben ne tarde pas à s’installer à ses côtés et le Japonais en profite pour appuyer son épaule contre la sienne.

A minuit pile, le ciel se pare de mille lumières colorées. Le sourire est immense sur les lèvres de Rin qui ne semble pouvoir contenir son émerveillement, les yeux grands ouverts pour ne rien rater du spectacle. Chaque explosion résonne plus vigoureusement que la précédente dans sa poitrine. « Hmm ? » Il tourne la tête vers Ruben puis acquiesce de bon cœur en récupérant les brochettes. La suite le prend légèrement au dépourvu. « Oh ? Maintenant ? » Rin jette un œil aux feux d’artifices qui continuent d’illuminer le ciel, au loin. Que souhaite-t-il lui offrir qui ne puisse attendre quelques minutes ? Ce serait dommage de rater la suite. A peine effleuré par cette pensée que Rin se réprimande intérieurement : c’est parfaitement ingrat, comme réflexion.

« Ok… ? » Y’a un début de sourire sur ses lèvres en écho au rire de Ruben lorsque Rin accepte de céder à son impatience. Ce cadeau-là a l’air de lui tenir particulièrement à cœur s’il ne peut attendre la fin du spectacle. Finalement gagné par la curiosité, Rin dépose les brochettes sur une assiette en carton puis se tourne un peu sur la nappe pour mieux lui faire face. « Ruben. » répond-t-il avec un sérieux exagéré, amusé par le ton quasi solennel de son partenaire. Le regard suit ses gestes lorsque ce dernier fouille entre les pans de son kimono bleu nuit – un cadeau de sa part, celui-là, pour lequel il s’est battu bec et ongles – avant que le sourire ne tombe aussitôt à la vue du petit objet apparu entre les doigts du cinéaste. Ça ne peut pas… Ça pourrait… ? Non, il refuse de se faire des films, l’esprit du Japonais freine des quatre fers avant de s’imaginer quoi que ce soit. Les feux d’artifices dorénavant bien loin dans sa liste de priorité, Rin ne peut que cligner bêtement de yeux et obéir lorsque Ruben lui demande – dans un japonais très formel mais autrement parfait – de lui tendre ses mains. Encore une surprise qui s’ajoute à sa profonde confusion. Son cœur cogne extrêmement vite dans sa poitrine, soudainement, et lorsque Ruben se remet à parler dans sa langue, Rin n’arrive tout simplement pas à réagir.

« … Eh ? » qu’il lâche après de longues secondes de silence. Toutes ses pensées cohérentes se sont transformées en bruit blanc, comme si toutes ses fonctions cérébrales avaient jeté l’éponge et abandonné le navire, le laissant ramer dans le vide. Ruben… il s’est trompé dans la prononciation, non ? Ce n’est pas ce qu’il voulait dire, pas vrai ? Rin affiche probablement l’air effaré d’un chevreuil pris entre les phares d’une voiture lorsque son regard fait un aller-retour entre la petite boîte dans la main libre de Ruben et les yeux bleus débordant d’affection – d’amour – qui ne quittent pas son visage, attentifs. « あなた… 何 ? »« Chéri... quoi ? » Une tentative de sourire, une porte ouverte pour laisser à Ruben l’opportunité de se corriger, de mettre fin à ce supplice terrible… Rien. Rien que l’amour et la certitude et l’attente et la nervosité dans le tremblement de ses doigts autour des siens.

Et ça se débloque, enfin. Y’a un déclic, quelque part, et c’est un barrage qui tombe lorsque Rin s’autorise enfin à y croire – à cette demande, à lui, à eux, sans plus aucun doute dont il ne pensait déjà plus soupçonner l’existence mais persistait tout de même, au fond de lui. Il y a un hoquet et l’oxygène qui s’échappe brutalement de ses poumons avant de les remplir aussi vite, un éclat de rire nerveux perdu entre les deux, l’explosion des feux d’artifices et les lumières qui se reflètent dans les iris de Ruben. « Tu veux… ? Mariage, avec moi… ? » Les mots en anglais lui viennent au compte-goutte à travers la confusion et la joie qui se disputent le rôle principal. « T’es sûr ? Ah pardon c’est- J’suis juste… complètement- » Rin hoquette à nouveau et il doit libérer une main pour se couvrir le visage et en étouffer un autre. Ah, ses joues sont mouillées. « はい. Oui. Oui, Ruben, c’est- Aah… »

cw : homophobie internalisée, hétéronormativité compulsive

Ça tourne à plein régime, dans sa tête, alors que l’esprit de Rin essaie de rattraper ce que son cœur sait déjà. Il s’estimait déjà plus que chanceux d’avoir trouvé stabilité et certitude auprès de Ruben ; d’avoir atteint ce graal d’aimer et d’être aimé en retour sans restriction, si fort, alors qu’une majorité de sa vie a été passée à enterrer ces rêves aussi profondément que possible sous les injonctions muettes d’une société peu clémente. Il avait presque fini par l’accepter. Il l’avait accepté, d’une certaine façon, avant d’emménager aux Etats-Unis – de quoi considérablement élargir son horizon – mais il y a toujours eu ce frein invisible, ces doutes, ces craintes d’aller à contre-courant et la menace constante que représente l’approbation de ses parents, en arrière-plan. Avec Ruben, c’est un rêve qui s’est concrétisé, un cocon d’amour que Rin a mis plusieurs mois à s’approprier tant il paraissait trop beau pour être vrai. Alors se marier ? Un mariage c’est… C’est tellement. Ce n’est pas pour lui, c’est pour les autres, c’est un monde auquel il n’a pas droit, réservé à ceux qui ne sont pas comme lui, comme ça, comme… Un hoquet plus puissant que les autres secoue ses épaules alors que son regard se pose à nouveau sur le petit écrin en tissu velouté.

Et s’il y avait droit, finalement ?
Et s’il y avait droit aussi, au bonheur ?

Rin se sent hocher vivement la tête à la question de Ruben – comme si une absence de réponse allait le faire changer d’avis – alors que sa vue est embuée de larmes. Il se sent nul de pleurer, c’est probablement pas du tout ce que son compagnon espérait en lui faisant sa demande – urf, est-ce qu’il a tout gâché ? Mais un rire de Ruben balaye aussitôt cette angoisse. « Je pleure pas ! » Rin proteste vaillamment entre deux sanglots, bientôt couverts pas son propre rire incrédule. « Aah pardon, c’est- je sais pas- » Il sait pas, il sait plus. Y’a plus qu’un immense bonheur dans sa poitrine qui prend toute la place. Rire lui fait du bien, les nerfs qui se détendent un peu. Un revers de manche pour essuyer son visage et Rin qui relève les yeux pour écouter Ruben… et les picotements qui reprennent de plus belle autour de ses yeux. C’est sans fin, vraiment. Les mots de Ruben représentent tellement ; être compris de la sorte, choyé dans une couverture d’infinie tendresse, ça vaut toutes les déclarations du monde. « Ruben, je… tu- merci. » Les mots lui manquent pour exprimer sa reconnaissante alors Rin se contente d’incliner la tête jusqu’au buste – il serait capable de se mettre à genoux que ça ne suffirait probablement pas. Le sourire est tremblant lorsque la main de Ruben vient le cueillir pour l’embrasser. Rin est tellement heureux qu’il ne sait pas quoi faire de toute cette émotion. Au final, ça finit par déborder. « Je t’aime. » Si simplement. Murmuré comme une évidence, comme un secret. Si fragile et pourtant si confiant. « 愛してる。本当に愛してる。Je t'aime. Je t'aime tellement. » qu’il répète encore et pour la première fois, enhardi par cet instant hors du temps.

Les larmes ont cessé de couler lorsque Rin s’écarte avec un pincement au cœur, ramené à la réalité par un feu d’artifice sonore. Il n’a pas envie de rouvrir les yeux, pourtant. Il n’a pas envie de briser cette bulle. « Ruben… Y’a des gens autour… » Ce n’est pas raisonnable, ils sont en public. Rin sent la chaleur qui lui remonte aux oreilles alors qu’une bulle de rire secoue brièvement ses épaules.

Le baiser a le goût du sel, et il est délicieux. S’écarter relève d’un combat de volonté entre son cœur et sa raison, alors que le premier se serre un peu lorsque Ruben pose sa tête contre son épaule, probablement déçu. Ce n’est pas grave, Rin en profite pour faire courir ses doigts entre les mèches de ses cheveux, en dédommagement, avant d’accueillir son regard avec un sourire lorsqu’il se redresse. Aah. Il meurt d’envie de l’embrasser à nouveau à se retrouver face à l’infinie tendresse et à l’amour pétillant dans ses iris clairs… Mais c’est mieux comme ça. Inutile de risquer de gâcher ce moment précieux en attirant les regards. Avec un soupir comblé, Rin laisse sa tête reposer dans le creux de la paume caressant sa joue, faiblesse volontiers accordée, alors que le rouge semble avoir élu domicile au bout de ses oreilles. Y’a une douce chaleur qui s’est répandue dans sa poitrine malgré la fraicheur hivernale et il pourrait se mettre à flotter que ça ne l’étonnerait pas ; après tout, Rin ne croit pas s’être jamais senti aussi heureux. Sa main qui se pose sur celle de Ruben pour la tenir en place quelques secondes avant de l’écarter doucement, non sans déposer un chaste baiser sur ses doigts repliés.

Le regard se baisse lorsque le cinéaste attire son attention vers l’écrin en révélant les deux anneaux argentés à l’intérieur. Rin ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux, fasciné, et toujours aussi incrédule. « Elles sont magnifiques… » qu’il murmure en guise de réponse, les deux mains s’avançant déjà par automatisme pour recueillir la petite boîte comme un précieux trésor. Parce que ça l’est, finalement, dans le sens le plus pur du terme. Et les explications de Ruben ne rendent la chose que plus belle, à tel point que le Japonais sent son regard s’embuer de nouveau. « Ruben… Aah, arrête de me faire pleurer, ça suffit ! » Protestation noyée sous un nouvel éclat de rire mouillé, alors que le bijou brille délicatement entre ses doigts, coloré de reflets changeants. A l’intérieur, une petite pierre azure et leur deux prénoms finement gravés côte-à-côte lui fait lâcher un « Oh ! » de surprise. C’est splendide, vraiment. Un sourire fébrile sur ses lèvres lorsque Rin relève les yeux vers Ruben – son partenaire, son amoureux. L’impression de vivre le premier chapitre du reste de sa vie.

« Oui je- elles sont parfaites, tous les détails c’est… » Le vocabulaire lui manque, autant en anglais qu’en japonais. « Laquelle pour moi ? » Si Ruben a tout prévu, Rin est heureux de se laisser guider – bien qu’il ait déjà un faible pour la petite pierre bleue entre ses doigts, la couleur lui rappelant celle des yeux de Ruben. Y’a son cœur qui bat un peu plus vite lorsque Rin repose la bague dans son écrin à côté de sa jumelle avant de tendre sa main gauche sans un mot, grisé de bonheur.

De l’autre côté du bras de mer, le spectacle est déjà terminé. Et pourtant, Rin ne trouve aucune once de regret à l’idée d’en avoir manqué la majorité, alors que les explosions de couleurs disparaissent en fumée sous les applaudissement enthousiastes de la foule venue célébrer la nouvelle année. Son regard ne quitte pas une seconde celui de Ruben, comme si un instant de distraction pourrait le faire disparaître et percer cette bulle de bonheur qui les entoure. Il aimerait que ce moment dure toujours, espère qu’il reste gravé à jamais dans sa mémoire dans les plus minuscules détails.

La prévenance de Ruben le touche en plein cœur : le cinéaste a beau ne pas comprendre tous les aspects de sa culture, qu’il s’agisse des meilleurs ou des plus amers, il ne s’est jamais ouvertement plaint et fait au contraire tout son possible pour s’y adapter. En l’occurrence, les démonstrations publiques d’affections sont en général vues d’un mauvais œil, sans même parler de deux hommes ou de deux femmes. Rin a rarement été dérangé par la chose, auparavant, mais après avoir goûté à la liberté qu’offre New Blossom, il est plus difficile de se plier aux règles muettes de la société japonaise, même pour lui. Sans se départir de son sourire, l’ingénieur baisse les yeux sur les deux anneaux dans leur écrin. Certaines incartades peuvent être tolérées, il suppose. Ramenant son regard sur le visage de son compagnon, il secoue la tête en signe de négation. « J’en ai envie. » répond-il simplement. Il en a envie, tellement, s’il savait à quel point… Un petit bijou qui représente tout. L’amour, le présent, le futur, une promesse. Une famille, aussi, bien que cette nouvelle perspective soit rapidement étouffée au risque de se remettre à pleurer.

Dans le parc, la foule commence à se disperser mais Rin ne veut pas s’en soucier, préférant détailler du regard le profil de Ruben, son nez droit, ses pommettes, les quelques mèches de cheveux attrapées par la bise nocturne. Et son cœur qui se gonfle d’amour alors que l’homme cueille la première bague pour la passer autour de son doigt. La taille est parfaite – vaguement, Rin se demande si c’est un coup de chance ou si Ruben a mené son enquête, bien qu’après coup, la réponse paraisse finalement évidente : Ruben Hopkins ne laisserait rien au hasard s’il en avait le choix. Le compliment lui fait lever les yeux au ciel, aussi gêné qu’amusé en imaginant sa propre apparence. Il doit avoir un air de hibou mal réveillé, les yeux rougis et gonflés, loin de magnifique. « Donne-moi ta main ? » Le Japonais attrape la petite boîte et décroche le second anneau de son emplacement. Un pierre carmin aux reflets bruns brille à l’intérieur, logée comme dans la sienne entre leurs prénom et la date de leur rencontre. « Voilà, parfait. » acquiesce-t-il, satisfait, lorsque la bague est enfilée. Rin ne peut s’empêcher d’approcher sa main gauche pour les mettre côte-à-côte, échappant un rire bienheureux. Et puis un froncement de sourcils et une moue indécise, la tête qui se tourne brièvement pour jauger de leur environnement. Le parc s’est déjà bien vidé. Avant de changer d’avis, Rin se penche et dépose un baiser sur les lèvres de Ruben, un sourire enfantin sur les siennes.