Kaylee Porsall

« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme »

2000 – 2010 : Enfance

« Est-ce que papa revient bientôt ? » Le regard peiné que me lança ma mère en réponse me suffit à comprendre que ce ne serait pas pour tout de suite. Comme à chaque fois qu’il partait aussi longtemps, elle se contentait de me prendre dans ses bras, en me promettant que ce ne serait plus long. Je faisais semblant de ne pas être triste. Et maman me préparait mon plat préféré entre temps, comme une maigre consolation.

Puis vint le jour où son retour signa un tournant. Mes souvenirs de Milwaukee restaient très flous. Etrangement, ces absences successives me restaient pourtant en tête, encore maintenant, alors que je n’étais âgée que de trois ans quand nous quittâmes le Wisconsin pour Washington DC. Une part de moi devait avoir compris que je le devais à mon petit frère, sur le point de naître, comme s’il était suffisant pour faire pencher la balance et me rendre mon père. Alors, forcément, je ne l’appréciais qu’assez peu, et toutes les occasions étaient bonnes pour lui faire la misère. Pourquoi il aurait été plus important que moi ?

Ma mère avait trouvé un travail à Theseus Corp. Mon père continuait de travailler beaucoup, même s’il ne quittait plus la maison le soir venu. Je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait. D’après maman, c’était top secret, mais il se battait toujours pour le pays. A mes yeux, il ressemblait à ces héros de l’ombre qui venaient vous sauver d’une mort certaine dans les dessins animés, au moment où on s’y attendait le moins.

… mais les héros ne mourraient jamais. J’avais pourtant cru le perdre, quand maman nous avait dit qu’il n’allait pas bien, qu’il était à l’hôpital. Je me souvenais de ces longs jours à attendre dans une angoisse croissante, sans comprendre ce qui se passait, alors que grand-mère veillait sur Jay et moi. Mais si mon père avait fini par rentrer, il était désormais incapable de me voir. Maman pleurait souvent, parce qu’il y avait beaucoup à gérer, même si elle se faisait aider de grand-mère par moment.

Je revenais de l’école quand New York est tombé. Le dessin animé que je regardais s’était subitement coupé pour faire passer les mêmes scènes d’horreur et de désespoir sur l’ensemble des chaînes. Tout le monde était trop choqué pour éteindre la télévision, ou même prendre le temps de m’expliquer ce qui se passait vraiment. Ces images tournèrent pourtant un moment dans ma tête. On finit même par les étudier en cours plus tard, comme une preuve flagrante de la folie humaine.

Pourtant, la technologie avait réussi à rendre la vue à mon père. Alors était-elle vraiment mauvaise ? Pour mes yeux d’enfant, elle m’avait rendu mon père. Il n'avait jamais été aussi présent pour nous. Jay et moi pouvions même rejouer au basket avec lui maintenant. Ce n’était même pas un miracle, c’était simplement… normal.

2011 – 2017 : Adolescence

« Vous pouvez pas aller voir ailleurs si j’y suis ? » Râlai-je, saoulée que mon frère me colle autant… et que, en plus, Scarlett le suive partout jusque dans ma chambre maintenant que ma petite sœur savait marcher. « M’maaan ! Ils m’empêchent de travailler ! » me permis-je de dire sans détour, ma manette de jeu pourtant entre mes mains. C’était ce qui fonctionnait le mieux pour les chasser de ma chambre et ne pas avoir à m’en occuper. Mais, bien sûr, mes devoirs étaient déjà faits depuis longtemps. Je prenais toujours de l’avance dessus. Parfois, j’autorisais mes amis à copier mes devoirs de sciences et mathématiques, mais bien trop souvent, je les laissais plutôt se démerder. S’ils ne faisaient pas l’effort de suivre, ce n’était pas mon problème.

Être première de ma classe me rendait probablement arrogante. En même temps, comment aurait-il pu en être autrement ? Tout me réussissait. Et peut-être qu’une part de moi restait focalisée là-dessus pour ne pas voir à quel point mes parents s’entredéchiraient, que ma fratrie recherchait juste un refuge auprès de moi, qui n’aspirait pourtant qu’à m’isoler dans mon univers pour ne pas avoir à affronter cette réalité. Les voir se séparer était comme une évidence après plusieurs années à vivre dans ce climat toxique. Je leur en voulus, secrètement, parce que nous n’étions que des victimes collatérales, ballottées ensuite entre deux maisons. Et savoir que c’était le quotidien de bien d’autres enfants ne m’aidait pas vraiment à mieux l’accepter.

J’avais également l’esprit de compétition. Je n’aimais pas qu’on me tienne tête, ce que je tenais de mon père soi-disant. J’avais continué la gymnastique que j’avais débuté étant plus jeune, avec l’envie de me qualifier à des compétitions qui me permettraient de m’illustrer réellement. J’aurais sans doute pu me faire connaître un peu dans le milieu en persévérant, mais tout était question de choix.

2018 – 2025 : Etudes supérieures

Je n’avais plus le temps pour la gymnastique, ni même pour les jeux vidéo, en entrant dans les études supérieures. Nous avions déménagé à New Blossom en 2018, mes deux parents mutés dans des postes intéressants dans la nouvelle ville en effervescence. C’était aussi une occasion rêvée pour moi, avec l’ouverture de cursus singuliers, sponsorisés par la mega-corporation Theseus Corp. J’avais suivi de près les progrès foudroyants des nouvelles technologies, choisissant de m'orienter vers l’ingénierie en altération. Après avoir vu les prouesses réalisées par Theseus Corp qui avait pu rendre la vue à mon père, les mods étaient pour moi l’avenir. Après ces cinq premières années d’études d’ingénieur, je comptais me spécialiser dans les altérations à des fins médicales. La technologie serait la clef qui nous permettrait de guérir toutes les maladies, et même peut-être de braver la mort elle-même qui sait ?

Vu le coût de cette formation – et mes propres aspirations personnelles – je n’avais pas vraiment le droit à l’erreur. J’occupais le plus clair de mon temps à réaliser les travaux pratiques, toujours dans l’optique de décrocher la première place qui me permettrait également de mériter ma bourse.

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Si je cherchais en premier lieu à améliorer les altérations existantes, très vite l’envie de me pencher sur de nouveaux modèles innovants me vint à l’esprit. Je voulais créer de toutes pièces les nouvelles technologiques qui révolutionneraient nos lendemains. Je réclamais toujours plus de matériels à mes parents pour, le soir venu, travailler sur mon projet de fin d’études. Ma chambre s’était transformée en véritable atelier de mécanique. Je pouvais passer des heures durant à peaufiner mes œuvres, non sans essuyer pour autant quelques échecs. Aucun n’arrivait à venir à bout de ma motivation. Je les démontais et les remontais ensuite, toute la nuit s’il le fallait dans la ferme intention de trouver celui qui saurait faire la différence.

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Je ne me faisais pas beaucoup d’amis en cours. J’étais bien trop obnubilée par l’idée de réussir pour comprendre comment certains pouvaient perdre autant de temps dans des trivialités. A mes yeux, ils ne pourraient pas réussir s’ils ne s’investissaient pas corps et âme dans leur formation. J’avais néanmoins repéré un petit génie de la mécanique qui avait tendance à rester dans son coin, Nixon. Je compris avec un temps de retard les raisons réelles de son mutisme. Nixon était sourd. C’était parfois compliqué d’échanger avec lui, mais on ne pouvait pas lui retirer qu’il était impliqué dans nos projets communs. Ensemble, j’avais la certitude que nous ferions de grandes choses.

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J’aurais aimé qu’il puisse m’accompagner pour la sortie mondiale du Metaworld. J’avais beau lui expliquer, après les cours, les possibilités infinies que cela nous permettait, Nixon n’avait pas les moyens de s’offrir un casque. Je m’estimais subitement chanceuse d’avoir des parents qui pouvaient m’offrir pareil cadeau. En peu de temps, j’étais devenue accro. Ma mère s’était étonnée que j’abandonne soudainement le patinage artistique. J’avais prétexté ne plus avoir le temps, mais en réalité, je passais mes soirées à m’évader dans le Metaworld, pour chausser mes Clover-T aux pieds. Là-bas, je me sentais libre et invincible.

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« Tu es sûr que c’est une bonne idée, Nixon ? » J’étais plutôt persuadée du contraire. Ce n’était pas vraiment ce à quoi je m’attendais, en m’imaginant faire de grandes choses avec lui. Pourtant, nous passâmes sans encombre les premiers contrôles, avant de nous engager dans le métro qui nous conduirait tout droit vers le marché noir de l’Underapple. J’étais aussi effrayée qu’émerveillée de voir cette immense ville souterraine, grouillante d’activités, aux gratte-ciels atteignant le sol que je foulais habituellement de mes pieds. « Je veux voir les courses de Clover-T ! » Exigeai-je sans détour à mon nouvel ami. Je devais avoir l’air d’une gamine qui sortait enfin de sa grotte à ses yeux. « Tu m’écoutes ? » Parfois, je pouvais me le demander. Il avait la sale manie de faire semblant d’éteindre ses implants auditifs, juste pour sélectionner ce qui l’intéressait d’entendre. Mais ce soir, il était avec moi. C’était plus son univers que le mien, alors il n’avait pas intérêt à me lâcher.

2025 : Entrée à Theseus Corp

« Utiliser la réfraction de la lumière de la sorte pour disparaître aux yeux de tous, c’est plutôt ingénieux. » Un sourire fier se grava sur mes traits. Les compliments de notre professeure était rare, car elle ne tolérait que l’excellence. Je décochai un clin d’œil dans son dos à Nixon, en lui faisant signe des mains que c’était dans la poche. Notre projet fin d’années devrait réussir à nous faire atteindre des sommets. Je l’avais perfectionné avec beaucoup d’attention, testant l’implant tégumentaire sur ma propre peau pour être certaine que le résultat serait à la hauteur de mes espérances. C’était dangereux et risqué, étant donné qu’il s’agissait d’une technologie expérimentale, mais Nixon n’avait pas son mot à dire. Cet idiot s’était bien amputé quelques doigts soi-disant pour la science. Il allait juste falloir que je règle ce problème de tenue et opère quelques ajustements…

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Le soir venu, dans le Metaworld, je chaussais mes Clover-T et partais à la conquête des pistes. Certains diraient que ce n’était pas la réalité, que ça n’avait pas la même saveur… mais ils se trompaient. Je m’étais faite des amis là-bas, dont une que je retrouvais régulièrement pour faire la course : April. D’un caractère solaire, toujours la première pour se lancer les défis les plus invraisemblables, nous nous éclations pendant des heures entières avant que je retire mon casque à contre-cœur pour dormir un peu. Je ne devais pas négliger mes études, ce qu’elle comprenait sans peine. Alors, chaque soir, on avait notre rituel qui finissait toujours à la même heure.

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« On pourrait se rencontrer, non ? » April me lança un regard interrogateur, depuis le haut du bâtiment où nous avions trouvé refuge. « Où ça ? » Je la poussai de l’épaule, en rigolant. « Dans le vrai monde, bien sûr ! Je pourrais même te présenter Nixon et Alex. » Je la sentis presque aussitôt se fermer. « Hmm… » Je me penchai un peu en avant, tentant de capter son regard. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle ne voulait pas qu’on se voit pour de vrai ? Ça faisait plus d’un an, peut-être même deux, que nous nous retrouvions régulièrement dans le Metaworld. Même si April n’était pas américaine comme elle le prétendait, la distance pouvait se résoudre. Mais c’était visiblement autre chose, parce qu’elle détourna le regard en tremblant un peu. « April, tu… tu pleures ? »

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Nixon s’était étonné que je ne choisisse pas une spécialité dans les mods militaires comme lui. Il était vrai que notre projet de fin d’années m’aurait permis de rebondir et de me faire remarquer dans le domaine, mais je ne pouvais pas encore lui parler de ce qu’April m’avait confié. Elle ne pouvait pas voyager, à cause de sa maladie des os de verre. Le métaworld était pour elle une échappatoire bienvenue à un quotidien étouffant. Je voulais vraiment étudier, auprès de médecins, de ce qu’il serait possible de faire pour sauver des personnes comme elle. Si la médecine était impuissante, la technologie de Theseus Corp permettrait peut-être de faire des miracles et des avancées foudroyantes en la matière. Je voulais me mettre au service d’un monde meilleur.  

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C’était peut-être bien la motivation qu’il me fallait pour décrocher mon diplôme, avec spécialité, en étant major de ma promo. Sur le papier, tout me souriait. En réalité, l’entretien de fin d’années qui aurait dû m’aider à m’orienter dans ma future carrière avait été… étrange. J’avais cherché à en parler à Alex qui avait subi le même interrogatoire, mais mon ami s’était comporté comme s’il n’avait aucune idée de ce à quoi je faisais référence. C’était pourtant impossible qu’il ait oublié, non ? Il se payait forcément ma tête. Il n’avait pas plus le souvenir que nous avions été suivis à plusieurs reprises dernièrement. J’avais hésité à en parler à mon père, à défaut… mais j’eus rapidement le fin mot de l’histoire qui m’évita de m’inquiéter davantage : Theseus Corp avait une proposition à me faire, du genre difficile à refuser.

Je m’étais imaginée travailler chez eux, mais pas à un poste aussi prestigieux que celui proposé. Je m’étais visiblement faite remarquer par mes projets de fin d’étude, qui avait attiré bien plus que le seul intérêt de ma professeure. Pour eux, j’étais un élément prometteur. Evidemment, j’étais tenue au secret le plus strict, car tout était classé confidentiel. Je voyais là l’opportunité de pouvoir travailler sur mes projets sans plus me fixer de limites, avec tous les moyens à ma disposition. Pour couronner le tout, je ne pus retenir un regard rond à voir la rémunération que je percevrais.

Le soir même, je fêtais mon embauche chez Theseus Corp au bar avec Alex et Nixon. Quand ils me demandèrent quel poste j’avais décroché, je mentis honteusement en prétendant que je réparais les implants et prothèses endommagés encore sous garantie pour le compte de la corpo.

Ma double vie commençait.