Too many thoughts, too little time | Esteban

Il faut dire les choses telles qu'elles sont, c'était l'enfer au boulot ces derniers jours. Ahah. L'enfer. Prendre du galon c'est commencer à déconner quand le ciel semble s'écrouler.
Esteban a peu dormi et quand il l'a fait, il s'est écrasé dans la salle de repos ou dans un vestiaire. Qu'est-ce que dormir ? Éteindre son cerveau pendant une poignée d'heures, laisser son corps retrouver sa forme. Son corps, plus réactif que la moyenne, plus résistant, dont il semble vouloir repousser les limites. Pour voir jusqu'où il peut aller. Jusqu'où il peut mener les autres, s'il peut les dépasser.
Lorsqu'il ferme son bureau à clé, il réalise que cela fait trois jours qu'il n'est pas rentré chez lui. Heureusement qu'il peut prendre une douche sur place. Il n'y a plus personne au dessus pour lui dire quoi faire, ceux qui donnent les ordres viennent de si hauts que le priorités dépassent le commun des mortels. Les enjeux ne sont plus les mêmes. Maintenant, s'il fait un pas de coté, il est le seul à qui il peut se le reprocher. Ou dégager.

Esteban aime Solaris, quitte à passer le reste de ses jours à New Blossom il compte profiter de son quartier le plus agréable. A l'heure où il rentre, le coucher de soleil embrase le ciel et il profite du paysage, le visage collé contre la vitre du taxi. La végétation lui rappelle son enfance et un cadre de vie bien plus idyllique. New Blossom n'a jamais été un Paradis.
Prudence est mère de sureté, il n'a pas prit le volant. Pas avec la fatigue accumulée, il ferme les yeux et se sent partir. Le ronronnement du moteur dans ses oreilles, l'absence totale de secousses, la musique qui sort de l'auto-radio. Le chauffeur sifflote sur certains titres. Il va rentrer, manger un bon repas chaud et se glisser sous la couette. Peut-être regarder une film ou une série à la mode et attaquer le paquet de pop-corn dans le placard. Si Pasqual lui en a laissé.
Pasqual.
Son frère.
Qu'il fuit.
Lui et ses pères.
Un peu tout le monde.
Pasqual qui lui manque tant qu'il en ressent le vide jusque dans son âme. Esteban se fait du mal à creuser la distance, chaque fois, même rengaine. Alors qu'il suffit juste de rentrer. Un jour peut-être il n'aura plus envie de partir. Il voudra s'isoler avec lui quelque part à l'autre bout du monde.
Mais ce genre de pensées disparaissent quand il est éveillé.

Ill rentre dans l'appartement et laisse ses affaires dans l'entrée, immédiatement accueilli par sa chaleur, par son aura rassurante de grand-frère. Pasqual est heureux de le voir, normal. Esteban ne comprend pas comment il fait, s'il était honnête il admettrait que son frère est un grand mystère. Pourquoi et comment il parvient à  ne jamais décrocher le sourire sur ses lèvres ? Pourquoi il a choisi de se piquer au V ? Paradoxalement, Esteban le connait comme personne. Pepe est trop important. Proches depuis l'enfance, l'accident a scellé leur destin. Eux contre le monde, contre la montre.

« Mm. Ça sent super bon. Esteban répond à son accolade et lui ébouriffe les cheveux. Son frère, si prévenant. (Et que fait Esteban pour lui, hormis apporter plus d'inquiétudes). Eh bien je crois qu'on va manger tout ça ce soir. J'ai un faim de loup. Tu es vraiment adorable Pepe. » Meilleur frère du monde, ça c'est certain.
« J'vais les éplucher ! Et le boulot, c'est le boulot. Toujours plusieurs d'urgences et de gens qui déraillent et rarement des histoires qui finissent bien. Et rarement pour lui la satisfaction de sauver des vies. Plus de bureaucratie, plus de diplomatie. Une part de lui qui s'est égarée de ce qui l'animait et une autre qui se fourvoie à croire pouvoir changer la face du monde.
Qu'il résistera à la corruption.
Qu'il ne laissera pas ses hommes mourir.
Qu'il saura faire le bon choix, toujours.
« C'est compliqué en ce moment, mais je ne suis plus beaucoup sur le terrain. Quand il l'a annoncé à son père, il a perçu du soulagement. Esteban à l'impression de se cacher derrière un bureau. Et toi ? Comment ça va avec les collègues ? Icarus n'a pas trop la cote un ce moment. J'espère que ce n'est pas trop dur. »

Esteban est celui qui a bouleversé sa famille et imposé ses choix. Sachant l'inquiétude de ses proches il aurait pu rentrer avec eux en Floride, mais il est resté aux alentours de New York même avec son accident et quand New Blossom a été inauguré il a répondu présent. Rejoindre CERBER, c'était renouer avec le gouvernement et l'armée. Esteban se fiche de savoir qu'ils l'ont abandonné une première fois. Il était blessé, dans le coma, puis incapable de reprendre son poste : inutile. Il n'aurait pas supporté d'être bureaucrate à l'époque. Maintenant c'est différent, il vieillit. Même si son corps encaisse mieux les coups que la moyenne. Le temps passe et l'épargne. Sa mutation lui confère des avantages sur les siens que la vieillesse ne semble pas ternir.
Esteban a entendu parler de mutants qui cessent de vieillir.
Il ne supporterait pas d'enterrer son frère.
Cela étant, il est responsable de sa vie. Responsable de ses choix, volontairement ou non.

« Je vois le genre... tu travailles des stars mon cher. Esteban se moque gentiment en lui adressant un coup de coude dans les côtes. Enfin, au moins tu n'es pas là pour répondre à leurs moindres caprices. Et quoi qu'on dise... on est bien content de les avoir. » Les Septs et CERBER ça ne fait pas toujours bon ménage, mais Esteban reconnait leur force et leur professionnalisme. Il est important de garder des rapports diplomatiques, même si se faire retirer des affaires sous le nez quand on a une équipe capable peut-être frustrant. C'est tout un écosystème. Il y a de quoi avoir la grosse tête quand tout une ville vous perçoit comme les sauveurs de l'humanité. Qui sait ? Peut-être que lui aussi ses chevilles ne passeraient plus les portes s'il avait la force de protéger tout le monde, s'il pouvait mettre en pratique ce fantasme qui l'anime depuis toujours.
Esteban est assez fort pour protéger son squad, son frère, ses parents.  (Et combien d'autres as-tu laissé tomber ?)
Esteban n'est pas un détracteur d'Icarus, bien au contraire. Les gens sous V choisissent d'être mutants. Ils peuvent arrêter quand ils veulent.
Esteban lui ne le peut pas.

« Je n'aimerai pas qu'on essaye de salir notre nom dans la presse ou qu'on pense que tu es une diva. Encore moins la réputation de son frère. Tu mérites en revanche d'être traité comme tel. » Esteban retourne momentanément à l'épluchage des fruits, consciencieux. Il ne veut pas les écraser en utilisant de sa poigne. Devoir faire attention dans son quotidien est une habitude, sauf qu'il est tendu. Alors son instinct reprend le dessus et c'est un instinct destructeur.
Enfin, ils finiront en compote quand même.
Avec un couteau, il les découpe en fines lamelles et attrape une casserole pour faire chauffer l'eau et le sucre, tout en prêtant une oreille distraite à son frère. « Un nouveau projet ? Tu dois m'en dire plus ! » Esteban admire le talent de son frère, il aime encore plus ses projets personnels. Ceux avec sa patte, pas forcément tout ce qu'Icarus approuve.
La suite, cependant, le fige.

Esteban se retourne lentement. C'est le moment où il doit briser la place, qu'il le veuille ou non. Danser autour de l'inévitable n'est plus envisageable. « ¿Qué pasa, hermano? Esteban se tient derrière lui, il a posé ses outils et il essuie ses mains sur le torchon. Il lui aggripe l'épaule d'une pression rassurante, forçant Pepe à lui faire face. « Tu peux tout me dire. » Esteban est prêt à tout entendre. Vraiment ?
Les nuits sont longues.
Mais courtes quand on ne dort pas.
Des nuits qui doivent hantées par des pensées, des inquiétudes. Son absence.
A moins que ce soit le projet.

Mais ils savent tous les deux que ce n'est jamais que le travail.
Ça plane depuis trop longtemps entre eux.

Esteban s'imagine le pire, toujours, à force de côtoyer le pire et d'être confronté aux situations où les résolutions sont malheureuses. Il cligne des yeux, surpris par la réaction de son frère avant de comprendre que s'il parlait de ses nuits courtes, il ne faisait pas allusions à des cauchemars ou des problèmes. Pasqual dort peu parce qu'il travaille, grand passionné qu'il est, incapable de s'arrêter une fois lancée sur une nouvelle lubie. Parce qu'il pense trop, son génie ne peut pas se reposer comme ça en claquant des doigts. Il ne peut pas juste fermer les yeux et rejoindre les rêves comme le commun des mortels. Et c'est normal ! Dirait Esteban, car son frère est tout sauf banal. C'est un artiste talentueux. « Et bien... Oui, il pensait à autre chose, parce que son esprit à lui est ailleurs. Esteban ricane - un peu forcé - et se recentre. Où avait-il la tête ? Il retrouve à ses fruits, le regard perdu dans son découpage méthodique des morceaux qu'il lui reste à préparer. J'ai eu peur que.. Enfin, oublie. J'étais à coté de la plaque. » Comme souvent ces derniers temps. Il a encore plus l'impression d'être un mauvais frère qui ne sait plus correctement lire son ainé, identifier quand il a réellement besoin et quand il parle juste de ses aventures.
Des aventures, c'est le cas de le dire.

Esteban n'est pas rassuré de savoir que Pasqual traîne en bas. Même s'il doit l'admettre, d'eux deux, Pasqual est celui qui est le plus susceptible de s'intégrer partout. Il va vers les autres, il discute, il échange avec une sincérité déconcertante. Pas étonnant que l'homme soit parti faire le tour du monde, il a l'humanité dans le sang. Esteban lui... Son sang n'est pas le même. Dans le sien, il ne peut nier avec cette animosité et cette rage de vaincre qui l'oppose à ceux qui défient les lois. (Et pourtant, il est le premier à admettre que les lois ne sont pas toujours justes). Il a le profil idéal que les gens de l'Underapple déteste. « L'Underapple est un endroit dangereux. C'est normal d'avoir peur. Ils n'aiment pas trop les gens d'en haut et encore moins ceux qui bossent pour des corporations. » Un euphémisme. Même les Septs, tout aussi puissant qu'ils soient, ne feraient pas le poids face à la colère de tout un peuple sur lequel on marche littéralement.
En dehors de leurs espions et indics, CERBER ne peut pas y mettre le mien. Si quelqu'un venait à l'y trouver avec son badge, son uniforme, les deux ou quelque chose comme ça, il finirait dans un caniveau. La ville souterraine possède un taux de criminalité si élevé qu'il doit être difficile d'y trouver un innocent. « Je vois ce que tu veux dire... Esteban se sent impuissant face à cette situation. L'Underapple ne voudrait pas de leur aide et CERBER ne peut pas apporter d'aide concrète car ils sont occupés ailleurs et connaissant l'organisation, ils débarqueraient avec leurs armes et leurs menaces. Un grand coup de pied dans la fourmilière, en sauveurs et moralisateurs. S'il y a bien quelqu'un qui peut faire passer ce message... c'est toi. » Avec sa popularité et sa communauté, ses contacts, Pepe pourrait peut-être faire changer les choses... Dans le meilleur des mondes.
Malheureusement, Esteban n'est pas le frère qui a hérité de l'optimisme. « J'ai fini avec les fruits, tu veux quelque chose pour l'apéritif » Esteban s'avance déjà vers la cave à vin (un cadeau de ses collègues pour son anniversaire l'année dernière). C'est son rituel quand il prend le temps de rentrer à la maison.

cw: détresse psychologique, PTSD
Esteban ne compte plus le nombres de personnes qui lui font remarquer qu'il s'isole de plus en plus, leurs voix résonnent dans sa tête en un concerto insupportable. Il voudrait s'arracher les cheveux, ne plus les entendre. Il devine quelques fois le reproche, sous-entendu mais présent. Ou étais-tu ? Il voudrait tout mettre sur le dos du travail, ce serait facile et ça pourrait les rembarrer, car parfois c'est ce qu'il souhaite. Les rembarrer, finir seul pour de bon, ne plus être rongé par la culpabilité d'être un mauvais frère, ami, heureusement il est célibataire il n'est pas un mauvais conjoint. Seul, il pourra gérer sans faire de dégât. Il sera dans le contrôle. Esteban ne se voit pas leur dire ce qui ne va pas. Surtout pas à Pasqual, qui prend du V, qui cherche tant à le comprendre alors que pourtant, le problème est simple.
Esteban ne veut pas être un mutant
Esteban veut que ça s'arrête.
Et plus le temps passe, plus sa déchirure évolue.

Une fois de plus, il ravale son malaise grandissant.« Du rouge, c'est une bonne idée. Ouvrons donc la bouteille que papa nous a ramené lorsqu'il a visité ce domaine en France, celui des Kanaan. C'est soir de fête. Son papa lui avait parlé de sa visite et sa rencontre avec la directrice du domaine qu'il n'avait pas senti. Son papa tout craché. Son papa a un flair naturel pour déterminer si une personne à de mauvaises intentions. Son autre père, lui, en est tout simplement incapable. Ils en rigolent encore aux repas de famille.

Esteban sait que partir de New Blossom même quelques jours lui fera du bien. Tout comme il sait qu'il a besoin de prendre du recul, du temps pour lui et qu'il faudrait songer à franchir le seuil du bureau du psy un jour. Même s'il angoisse d'être mit à pied quand on réalisera que toutes les émotions qu'il enferme à l'intérieur de lui menacent sont intégrité et peut-être celle de son unité.
Il n'a pas le droit à la moindre erreur. Il est toujours sous pression. Encore plus depuis que Shallom est morte, depuis qu'il a accepté de prendre le poste, depuis qu'il réalise que c'était plus simple de suivre les ordres.
Les donner, c'est tout autre chose.
Esteban sait qu'il devrait laisser la vie le porter. Ses parents réclament depuis des mois qu'ils prennent le temps de venir le voir et il se demande quand est-ce qu'il les a vu en visio la dernière fois.
Horrible frère. Horrible enfant.

Il sent des goutes de sueur perler à son front et quelque chose à l'intérieur de lui qui a envie de tout ravager. Il s'est agrippé avec force à un torchon, les jointures blanchies.  « Oui je sais. Il soupière, excédé, bien qu'il essaye d'y mettre au moins un peu de volonté.
Repose toi, on lui dit. Mais il ne dort plus, il voit la mort chaque fois qu'il ferme les yeux, il voit les flammes. Il revoit 2005. Personne ne l'entend hurler, il hurle dans le silence.
Je verrais avec la RH si je peux poser quelques jours, mais c'est compliqué tu sais. Surtout avec le bordel que laissent les Orphans et ce genre de connerie. Hier c'était eux, demains d'autres ploucs vont encore nous faire chier. Esteban en a marre de devoir envoyer des fourgons de l'unité pour maîtriser des rebelles qui, clairement, n'ont pas conscience de ce qu'ils font. Je comprends Pepe, mais c'est vraiment pas le moment là. J'ai une montagne de dossiers à gérer... »  Esteban ne s'entend pas, il constate l’agressivité de son ton une fois qu'il a fait volte face. Il s'est mit à parler en faisant de grands gestes, presque crier. Il ne l'a pas vu, mais ses yeux ont prit une lueur dorée.
« Pasqual... C'est la goutte de trop. Il n'aurait jamais dû réagir ainsi face à son frère. Maintenant, il ne peut pas se montrer faible est chouiner, il doit assumer. Assumer d'avoir sans doute ruiné cette soirée. Où.. où est-ce que tu voudrais qu'on aille ? » La perche est tendue, trop tard. C'est avant qu'il aurait dû prendre le temps de poser des questions.
En pose t-il encore ?
Est-ce qu'il s'intéresse encore ?
Non. Tout tourne autour de lui, lui, lui.
Alors inutile d'en rajouter, de parler encore de ses pouvoirs. Il va manger, se calmer. Passer à autre chose.