safe and sound (MAERA)

“The only thing I know is this: I am full of wounds and still standing on my feet.” @Maera Bates

TW : domaine médical, décès.

Quand on avait un métier comme le sien, l’erreur n’était pas permise. La moindre faute, la moindre inattention, et c’était potentiellement une vie ruinée ou perdue. Bella en avait toujours eu conscience et c’était la raison pour laquelle elle était aussi consciencieuse et impliquée auprès de ses patients. Elle ne savait que trop bien ce qui pouvait arriver dans le cas contraire. C’était d’autant plus vrai quand on travaillait pour une unité aussi particulière que CERBER. À présent qu’elle n’officiait plus sur le terrain, elle assurait de plus en plus de chirurgies visant à installer, améliorer, réparer ou retirer les altérations. L’exercice était toujours plus risqué, plus compliqué qu’une opération qu’elle n’aurait autrefois jamais songé à qualifier de classique. Mais les technologies de Theseus Corp avaient obligé la médecine à évoluer, et à évoluer vite, pour les suivre. Parfois, Bella avait l’impression d’être mécanicienne autant qu’elle était chirurgienne. Plus souvent qu’il n’était acceptable de l’avouer à voix haute, elle se demandait si ça n’allait pas trop loin. Si le corps humain pouvait réellement endurer toutes ces modifications, tous ces changements précipités. Avec les années, elle avait appris à tenir sa langue et à ne pas faire trop de vagues, de peur d’être mise à la porte de l’unité. Les paroles de sa mère lui revenaient souvent ; il fallait bien quelqu’un pour limiter les dommages. Plus facile à dire qu’à faire quand son père, Alexander, était trop heureux de continuer à repousser les limites. Elle avait l’impression qu’il prenait ses patients pour des cobayes, sous l’œil approbateur de CERBER et par extension, de Theseus Corp. Si elle devait être tout à fait honnête avec elle-même, Bella était de plus en plus dérangée – pour ne pas dire absolument dégoûtée – par l’attitude de son père vis-à-vis des avancées technologiques, des altérations et surtout, de son mépris non dissimulé pour les mutants et humains sous Vitae. Mais à bien y réfléchir, elle n’était pas sûre d’avoir un jour été sur la même longueur d’onde que lui.

Une fois n’était pas coutume, Alexander était allé trop loin et son patient était mort. Bella s’était trouvée dans le bloc, elle avait de son mieux pour l’assister et tempérer ses ardeurs, mais ça n’avait pas changé la finalité. Le patient, un soldat blessé en intervention, avait perdu la vie. La jeune femme en était sûre, il aurait survécu si Alexander n’avait pas voulu à tout prix vouloir profiter de l’avoir sur la table d’opération pour améliorer ses prothèses au lieu de se soucier avant tout de ses blessures. Ses protestations avaient été étouffées, ses inquiétudes aussi, elle n’avait pu qu’assister impuissante à l’inévitable. Un inévitable évitable. Impossible pour Bella de croiser le regard de son père après ce qu’elle considérait comme un acte de négligence impardonnable, pour ne pas appeler ça un homicide involontaire. Sans doute que la loi ne considérerait pas les choses comme telles, mais elle ne parvenait pas à s’ôter cette impression de la tête. À peine sortie du bloc, elle avait donc disparu dans les couloirs de l’unité, retrouvé son bureau et s’était rapidement changée. Il était tard. Beaucoup plus tard que prévu, et puisqu’elle avait littéralement eu la vie de quelqu’un entre les mains, difficile pour elle d’informer la baby-sitter de Rosaline qu’elle aurait beaucoup, vraiment beaucoup de retard. Une chance pour elle, Maera semblait aimer passer du temps avec la petite, et savait combien il lui était parfois compliqué d’anticiper ses horaires. Ce qui ne l’empêcherait pas, évidemment, de lui faire ses plus plates excuses une fois qu’elle serait rentrée. Une fois n’étant pas coutume, elle avait manqué le coucher de Rosaline. La petite était tristement habituée aux absences de sa mère, qui faisait pourtant de son mieux pour être présente pour elle. Plus facile à faire, quand il n’y avait qu’elle comme parent, et que le reste de la famille se trouvait de l’autre côté de l’océan.

La porte de l’appartement s’ouvre ; Bella s’autorise à lâcher le soupir qu’elle semble retenir depuis des heures. Le calme règne, signe qu’elle ne s’est pas trompée. Rosaline doit être couchée depuis bien longtemps, et elle ne peut qu’espérer qu’elle ne l’ait pas trop réclamée avant de s’endormir. À peine a-t-elle mis les pieds dans le salon qu’elle ne peut s’empêcher de faire son mea culpa. « Je suis vraiment, vraiment désolée, Maera. J’ignorais que je rentrerais si tard. Si j’avais su, je… » Bella passe une main dans ses mèches blondes, un petit sourire désabusé au coin des lèvres. « En réalité, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je n’avais personne d’autre pour garder Rosie ce soir. » La fatigue se lit sur les traits de son visage, accompagnée d’une profonde lassitude. « Tout s’est bien passé ? Elle n’a pas été trop difficile ? » Rosaline l’était rarement, surtout avec Maera, mais Bella ne pouvait s’empêcher de penser qu’à terme, ses absences finiraient par la perturber davantage. Demander à CERBER de réduire son nombre d’heures de travail lui avait déjà traversé l’esprit, mais à chaque fois qu’elle songeait à le faire, la culpabilité la rattrapait. Si elle ne limitait pas la casse dans le service de son père, qui le ferait ? C’était un cercle vicieux, un serpent qui se mordait la queue. Et la fatigue… La fatigue était de plus en plus tenace, qu’elle soit physique ou psychologique. « J’ai l’impression d’être partie comme une voleuse quand tu es arrivée, je suis navrée. Une urgence, pour ne pas changer… » Elle évite soigneusement d’en préciser la nature et surtout, l’aboutissement. « Je n’ai même pas eu le temps de te demander comment tu allais ? Tu as bonne mine en tout cas. » Elle ne peut s’empêcher d’adresser à Maera un sourire plein de tendresse maternelle, par habitude comme par sincère intérêt pour elle.

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Bella le savait, elle pouvait s’estimer heureuse de pouvoir compter sur quelqu’un comme Maera. Elle n’aimait pas confier Rosaline à n’importe qui, la jeune femme faisait partie des rares personnes en qui elle avait une confiance aveugle. Il n’en demeurait pas moins qu’elle détestait manquer des moments privilégiés avec elle. Cela lui donnait l’impression d’être une bien mauvaise mère, même si elle n’avait pas réellement le choix. Ou du moins, elle n’en avait pas l’impression. Qui pour rattraper les abus de son père, sinon elle ? Elle avait parfois l’impression d’être la seule à voir clair dans son jeu, la seule à avoir compris que la seule chose qui l’intéressait réellement, c’était la gloire et non l’envie sincère d’aider l’être humain à évoluer. Les années ne le tempéraient pas, bien au contraire. Il s’était lancé dans une espèce de course contre la montre tordue, et Bella craignait qu’il ne finisse par faire quelque chose de vraiment, vraiment terrible. Un soupir las et découragé lui échappe. « Je mentirais en disant que je n’y pense pas… Au moins une fois par jour. » Ce n’était pas un secret, Bella n’avait jamais réellement voulu intégrer l’unité CERBER. Même si elle n’y avait pas été contrainte et forcée, elle s’était sentie obligée ; obligée pour rattraper les erreurs de son père. S’en aller, elle en rêvait. Ce qu’elle voulait réellement, c’était exercer dans un hôpital comme les autres, loin de la violence, loin de l’intolérance, loin de toutes ces choses qui faisaient naître en elle les pires angoisses imaginables. Elle n’était ni naïve ni stupide, elle savait très bien que les choses étaient loin d’être de tout repos dans un établissement ordinaire. Mais peut-être y serait-elle plus sereine. Dommage pour elle, la culpabilité qui la prenait à la gorge à chaque fois qu’elle osait songer à poser sa démission l’en empêchait.

« Je suis contente que votre soirée se soit bien passée. Tu sais, je crois que tu es la baby-sitter préférée de Rosie. Elle te réclame souvent. » La petite fille devait se sentir en confiance et en sécurité avec la jeune femme. Même si Bella aurait de loin préféré passer la soirée avec sa fille, elle se rassurait en se disant qu’au moins, elle avait passé un moment agréable en compagnie d’une personne qu’elle appréciait sincèrement. Bella n’ose pas demander si Rosaline l’a réclamée. Parce qu’au fond, elle n’a pas très envie de connaître la réponse, de peur d’être submergée par une autre vague d’inévitable culpabilité. Alors elle se mord la langue, se laisse tomber lourdement sur le canapé du salon, terrassée par la fatigue. Un petit sourire s’installe sur son visage tandis que Maera s’occupe de préparer du thé. Bella ne peut s’empêcher de hausser un sourcil quand elle répond à sa question. Bien occupée ? Elle n’en doute pas, mais elle n’est pas sûre qu’elle ne parle que de son travail de photographe. Elle savait de source sûre – autant le dire, il s’agissait de Nate – que Maera avait des activités annexes un peu plus… musclées. Mais une fois n’est pas coutume, Bella ne fait aucun commentaire sur le sujet. Non pas qu’elle ne s’inquiète pas sincèrement pour la jeune femme, mais elle imaginait sans peine que son père lui faisait bien assez la morale sur le sujet. Inutile de jeter de l’huile sur le feu. « À l’occasion, il faudrait qu’on organise une petite séance photo pour Rosie. J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’ai pas pris de belles photos d’elle. » Ce n’était pas par manque d’envie, plutôt par manque de temps. De quoi rajouter à cette impression étouffante d’être une mère médiocre pour la petite fille. Mieux valait qu’elle n’y pense pas trop, faute de quoi elle ne serait pas capable de faire bonne figure bien longtemps.

« Je vais bien, je suppose. » C’était un mensonge, bien sûr. Bella n’allait pas bien, et ça ne datait pas d’hier. Mais elle n’avait pas envie d’accabler Maera avec ses ennuis et ses états d’âme. Elle n’aimait pas se plaindre ni s’apitoyer sur son sort, même quand c’était légitime. Ça ne lui ressemblait pas, parce qu’elle n’avait jamais appris à exprimer sereinement et sainement ses émotions. Alexander n’était pas le genre de père qui encourageait ses enfants à affirmer leurs ressentis, ou qui y prêtait la moindre attention. Il fallait avant tout et surtout faire preuve de courage et de volonté… Ou, comme il disait, il fallait prendre sur soi parce que la vie ne faisait pas de cadeaux. Une façon d’élever ses enfants qui n’avait rien de sain et qui avait porté ses fruits pourris : Max en était mort et Bella n’éprouvait pour lui rien d’autre que du mépris et de la colère. « J’ai certainement besoin de vacances, mais je vais bien. En tout cas, bien mieux depuis que je ne mets plus les pieds sur le terrain. » Bella réprime une grimace. Elle aurait peut-être mieux fait de ne rien ajouter, pour ne pas risquer d’orienter la conversation vers une pente glissante. Non pas que ce soit réellement un secret ; Bella n’était pas et n’avait jamais été une femme d’action. À bien y réfléchir, elle ne comprenait pas comment elle avait pu tenir autant d’années dans l’unité d’intervention. C’était un miracle qu’elle n’y ait pas laissé sa peau – elle n’était pourtant pas passée loin. « Je suis désolée, j’ai peur de ne pas avoir grand-chose de bien intéressant à te raconter ! Métro, boulot, dodo, comme on dit… Ça n’a rien de très glamour. » Bella se pince l’arête du nez en retenant un soupir. Puis elle étouffe un rire nerveux. « Peut-être bien que tu as raison, je devrais changer de travail. Tu crois qu’il est trop tard pour tout plaquer et devenir fleuriste dans un coin perdu et coupé du monde ? » Elle n’est pas sérieuse. Enfin, pas trop.    

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Bella aurait aimé que les choses soient aussi simples qu’avait l’air de le penser Maera. Mais se réveiller un matin et décider de quitter CERBER n’était pas une option viable ; pas vraiment. Qu’elle le veuille ou non, Bella y était attachée et ses liens étaient trop serrés pour qu’elle puisse s’en défaire aisément. Même si, à terme, il était évident qu’elle ne pourrait y rester. Elle devrait trouver des solutions pour changer de vie, mais les efforts à fournir pour y parvenir lui semblaient pour le moment insurmontables, justement parce qu’elle était épuisée. C’était ce qu’elle appelait le syndrome du serpent qui se mord la queue. Elle était coincée dans un quotidien qui ne la rendait pas heureuse, enracinée dans un pot où elle ne pourrait pas s’épanouir, condamnée à lentement dépérir. Peut-être avait-elle besoin d’une intervention extérieure, d’un coup de main. Sauf que demander de l’aide n’était pas dans sa nature ; on lui avait appris qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même et elle ne parvenait pas à se séparer de cette mentalité toxique. Pour quelqu’un qui parvenait à repérer le moindre signe de détresse chez les autres, elle était sacrément aveugle sur sa propre situation. Comme le dit le dicton, les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Elle se contente de hocher doucement la tête à la remarque de Maera, comme si elle promettait d’y penser plus sérieusement. Ce qu’elle ferait sans doute, avant de repousser toutes les éventualités étudiées dans un coin de sa tête, persuadée que ça ne lui apporterait que plus de problèmes. « Tu n’es pas sa seule baby-sitter, mais tu es la seule qu’elle réclame, en tout cas. » Parce que Maera était un point de repère pour la petite fille. Bella n’aimait pas la faire passer de baby-sitter en baby-sitter en dehors des journées passées à la crèche. Elle voulait que Rosie ait la stabilité émotionnelle qu’elle n’avait pas eu la chance d’avoir. Mais elle savait aussi qu’elle ne pouvait pas attendre de Maera d’être disponible à chaque fois qu’elle aurait éventuellement besoin d’elle. Quand bien même elle était persuadée que la jeune femme aurait fait des pieds et des mains pour être là pour elle, ce n’était pas le genre de pression qu’elle voulait mettre sur ses épaules. Elle aussi avait bien assez de choses à gérer.

« Alors il faudra qu’on organise une séance photo. Je suis sûre que ça l’amusera beaucoup. Et toi aussi, apparemment. » Un sourire s’installe sur le visage de Bella. Elle appréciait toujours l’enthousiasme de Maera et l’affection qu’elle portait à Rosie la touchait sincèrement. Elle la considérait comme un membre à part entière de leur famille, et Rosie la considérait assurément comme une sœur aînée. Bella se retient de grimacer quand le sujet de son évidente fatigue redevient le centre de leur conversation. Un petit soupir lui échappe, elle secoue la tête. « J’imagine que je pourrais prendre quelques jours et les passer dans notre maison à Sleepy Hollow, oui. » Ce ne serait pas des vacances au sens propre du terme, mais passer un peu de temps plus ou moins loin de la constante agitation de New Blossom, et surtout de CERBER, ne pourrait pas lui faire de mal. « Tu voudrais venir avec nous ? Ce n’est qu’à une heure d’ici, mais j’ai toujours l’impression de changer de monde. Tu pourrais profiter du jardin, de la piscine… Quelque chose me dit que toi aussi, tu aurais bien besoin de changer un peu d’air. La gare n’est pas très loin, tu pourrais rentrer quand tu le voudrais. Tu es la bienvenue là-bas comme tu l’es ici. » Sourire toujours accroché aux lèvres, Bella avale quelques gorgées de thé. Elle réalisait tout juste à quel point elle en avait besoin, c’était à peine si elle avait pris le temps de boire et manger pendant sa garde. « Tu as raison, je serais bien incapable de me passer de toi ! Et Rosie m’en voudrait beaucoup trop si je vous séparais. Je vais devoir remettre mon petit projet de fleuriste à plus tard, alors ! » Un petit rire lui échappe. L’idée la faisait sourire, au moins autant qu’elle l’attristait. Les choses auraient été tellement, tellement plus simples si elle n’avait eu à s’occuper que de fleurs et de plantes. Avoir des vies entre les mains tous les jours était loin d’être une panacée ; surtout quand on possédait une sensibilité à fleur de peau.

Bella fronce légèrement les sourcils quand Maera évoque sa relation avec son père. Elle ne peut s’empêcher de secouer doucement la tête. Elle repose sa tasse sur la table basse du salon et prend une profonde inspiration. « Loin de moi l’envie de jouer l’avocat du diable, mais… Ne sois pas trop dure avec ton père. Je sais qu’il est… Eh bien, comme il est, mais c’est uniquement parce qu’il s’inquiète pour toi. Je serais aussi inquiète que lui, si j’étais à sa place. Je ne le montrerais sans doute pas de la même manière, mais ça ne part pas d’un mauvais sentiment. La dernière fois que mon père s’est inquiété pour moi, j’étais mourante. Je sais que c’est un cas extrême et qu’il existe un juste milieu, mais si j’avais eu à choisir entre un père comme le mien et Nathaël, j’aurais choisi le second. » Une grimace vient remplacer son sourire à la simple pensée d’Alexander. À côté de lui, Nate était un père modèle. Peut-être faisait-il les choses de travers, mais il avait au moins le mérite d’aimer sincèrement sa fille et de vouloir le meilleur pour elle. Elle comprenait que Maera en ait assez de l’avoir sur le dos, mais Bella ne pouvait blâmer Nate pour ses actions. Il agissait comme un parent se devait de le faire, quand bien même ses méthodes étaient un peu… extrêmes. « Mais je sais aussi que ton père est têtu comme une mule et que tu auras beau lui expliquer de A à Z pourquoi son comportement t’exaspère, il campera sur ses positions. Je ne prétends pas avoir une quelconque influence sur lui, mais je pourrais lui glisser quelques mots à ce sujet, si tu veux. Sait-on jamais, un miracle… » Un miracle, il y en aurait bien un. Simplement pas celui auquel songeait Bella.   

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Sa petite maison de Sleepy Hollow, Bella l’avait presque achetée sur un coup de tête. Un coup de tête qui avait un coût ; un luxe indéniable, un privilège dont elle avait parfaitement conscience. Après la naissance de Rosaline, et toutes les catastrophes qui l’avaient précédée, elle y avait passé beaucoup de temps. Pour s’y reposer, s’y ressourcer et surtout, fuir à tout prix New Blossom. Il lui arrivait d’avoir la ville en horreur. De n’y voir que les ruines hantées de New York, et avec elle tous les spectres de son existence. Sortir de là devenait alors en quelque sorte une urgence vitale ; il fallait qu’elle reprenne son souffle, pour mieux replonger ensuite. Le problème, c’était que Bella avait l’impression d’être de moins en moins douée en apnée. Mais ça, elle se garderait bien de le dire à Maera. La jeune femme n’était pas dupe, certes, mais elle n’avait qu’une petite idée de ce qui bouillonnait sous la surface. Qu’elle soit perceptive ou non, Bella était trop douée, trop habituée à dissimuler ses émotions, pour qu’elle soit en mesure de comprendre à quel point elle allait mal. « Le train, la voiture, le vaisseau spatial, la téléportation… Je ne me fais aucun souci sur tes capacités à te déplacer comme bon te semblera. Tant que tu es prudente… » Bella se mord la langue quand elle réalise qu’elle se montre certainement trop protectrice, trop maternelle. Elle secoue la tête, comme pour se reprendre. « Tu n’as qu’à me dire quand tu es libre, et nous pourrons organiser quelque chose qui ressemblera à des vacances. Rosie serait absolument ravie de t’avoir rien que pour elle pendant plusieurs jours. » Quant à elle, elle serait plus qu’enchantée de pouvoir profiter de sa compagnie. Plus qu’une amie ou la simple baby-sitter de sa fille, Bella la considérait comme un membre à part entière de sa famille, de leur famille. Et il n’en faudrait sans doute pas bien plus pour que Rosie la considère comme une sœur aînée. Parfois, Bella s’attristait du statut d’enfant unique de sa fille. Puis elle songeait à ce qu’il était advenu de son mariage, un frisson de dégoût et de regrets mêlés la traversait, et elle repoussait cette pensée dans un coin de son esprit. Les choses étaient mieux ainsi. « Tu n’as pas à me remercier pour quoi que ce soit, Maera. C’est plutôt à moi de le faire. Je ne sais pas comment nous ferions sans toi. Tu es un ange. » Elle le pensait, le plus sincèrement du monde. Les personnes sur lesquelles elle pouvait compter, Bella les comptait sur les doigts d’une seule main, et Maera en faisait assurément partie.

« Je ne suis pas sûre que devenir fleuriste à New Blossom soit une très bonne idée… Enfin, je veux dire, ce n’est pas que personne n’aime les fleurs, mais on ne peut pas dire que l’atmosphère soit très adaptée. Je peine déjà à garder mes propres plantes vivantes, alors toute une boutique ! Non, je crois que je vais devoir m’orienter vers autre chose… » Un petit rire la secoue en même temps qu’elle lève les yeux au ciel. Dans une autre vie, elle aurait pu être fleuriste. Dans une petite ville de campagne, loin de la fourmilière géante… Il valait mieux ne pas s’attarder sur les choses qui auraient pu être, mais ne seraient jamais. Ça n’amenait rien de bon, si ce n’était regrets et remords. Ce genre de choses-là ne faisaient rien d’autre que vous gangréner de l’intérieur. Bella en savait quelque chose, et n’était pas la seule. Elle en aurait mis sa main à couper, c’était aussi le cas du père de Maera. « Pourquoi s’inquiéter ? » Elle ne peut s’empêcher de sourire, puis d’étouffer un rire. Elle ne se moquait pas de la jeune femme, c’était juste… Le témoignage un brin naïf de quelqu’un qui n’avait pas à se ronger les sangs pour sa progéniture. « Si tu décides un jour d’avoir des enfants, tu comprendras que peu importe leur âge, tu ne cesseras jamais de t’inquiéter pour eux. J’aimerais pouvoir te dire que ça lui passera, mais je ne veux pas te mentir… Mais je ne vais pas lui jeter la pierre non plus. Je suis à peu près certaine que je ne serai pas moins protectrice avec Rosie quand elle aura ton âge. Même si, avec un peu de chance, elle sera un petit peu plus sage que toi ! » La taquinerie n’a rien de mauvais ; Maera était suffisamment grande pour savoir ce qu’elle faisait. Ça ne voulait pas dire qu’elle avait raison sur tous les plans et que Nate n’avait aucune raison de s’en faire, mais elle n’était plus une enfant. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, elle était libre de prendre ses propres décisions. Et même si Bella s’inquiétait elle aussi pour elle, c’était davantage un réflexe qu’un jugement quant à la vie que Maera avait décidé de mener. Si quelqu’un pouvait se permettre de remettre en question ses choix, ce n’était pas elle. Elle était là pour la soutenir, pas pour enfoncer le clou.

« Ne sois pas trop dure avec ton père, Maera. Tu as raison, les années perdues sont irrattrapables et irremplaçables, mais ça ne nous empêche pas d’avoir besoin d’en faire le deuil. Je ne dis pas qu’il a raison d’agir comme il le fait, ne te méprends pas… Mais c’est peut-être la seule chose qu’il pense être capable de faire. Il se dit certainement qu’il a manqué tellement de choses, qu’il n’a pas été là pour toi quand tu aurais eu besoin de lui… Ça le ronge certainement. Alors, certes, ton père n’est pas l’homme le plus délicat que je connaisse, mais il a au moins le mérite d’essayer. Laisse-lui le temps de réellement trouver ses nouveaux repères. Et si vraiment il continue à mettre les deux pieds dans le plat, je tenterai de voler à ton secours. Encore une fois, je ne promets rien. Je ne suis pas sûre de l’étendue de ma sphère d’influence ! » Plus tard, l’ironie la frapperait de plein fouet, comme un train lancé à pleine vitesse. Plus tard. « Continue à insister pour qu’il te lâche du lest, mais ne l’empêche pas complètement d’intervenir. Si tu entrouvres la porte, il aura moins envie de la défoncer. Tu aimes ta vie, il t’aime. Vous devriez parvenir à trouver un terrain d’entente. Il sait qu’il ne peut pas tout recommencer, Maera. Alors, laisse-le juste… commencer. » Avec toute la douceur dont elle est capable, Bella se rapproche de Maera et prend délicatement ses mains entre les siennes. Elle caresse doucement sa peau de ses pouces, le geste se veut rassurant autant qu’apaisant. « Je sais combien la situation est compliquée à gérer pour toi, Maera. J’en ai bien conscience. Mais d’après ma triste expérience, aussi agacée que tu puisses être par ton père… Il est là. Et contrairement au mieux, il se soucie réellement de ton bien-être. Il t’aime, il veut prendre soin de toi. À sa façon, certes… Mais il est là. Tu sais, il y a des jours où tout ce qu’il manque à ma vie, c’est un père présent. Je travaille dans le même bâtiment que lui. Je le croise presque tous les jours, je travaille avec lui… Et pourtant il me voit, mais il ne me regarde pas. Il m’écoute, mais il ne m’entend pas. Je suis à ses côtés presque tous les jours de sa vie, mais je n’existe pas. Crois-moi, c’est infiniment pire qu’un père qui en fait trop. Tout ce qu’il fait, il le fait par amour. Le mien n’exprime rien d’autre que froideur et désintérêt. Je devrais y être habituée, depuis le temps… Mais c’est une douleur qui me poursuit et ne me quittera jamais, Maera. Je ne te la souhaiterais pour rien au monde. Ton père est quelqu’un de bien, il fait de son mieux. » 

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