And then gravity did all the rest / Minho, Li-Seok, Nuage & Lou

Il se considère comme relativement blindé, Ryan. Après un peu moins de dix ans de métier en tant qu’ambulancier puis EMT, y’a peu qui arrive encore à l’impressionner. 'Faut dire qu’il avait encore jamais vu l’un de ses meilleurs amis inanimé sur un brancard se faire traîner à toute vitesse à travers les couloirs d’un hôpital. Au téléphone, c’était plus simple de revêtir le masque de professionnel et de guider MinHo sur son massage cardiaque jusqu’à l’arrivée des secours, on lui demandait juste d’être calme et concentré. Il sait faire, ça. Il suffisait de pas imaginer que c’était Li-Seok allongé sur le bitume, que c’était juste un patient lambda comme il en voit tous les jours.

Y’a ses genoux qu’ont faibli et son estomac qui lui est descendu jusqu’aux talons lorsqu’il a couru à la rencontre de l’ambulance sur le parking et que son regard est tombé sur son pote. Pendant une horrible seconde, il aurait pu le croire déjà mort. Il se rappelle pas avoir autant phasé depuis un moment, Ryan.

Il a pas demandé l’autorisation à ses confrères pour les suivre dans l’hôpital, les yeux vissés sur la silhouette inerte de Li-Seok, comme si son corps s’était mis en pilote automatique. Il se souvient pas du trajet dans les couloirs, pourtant empruntés maintes et maintes fois, ni des mots prononcés à propos du modèle de la prothèse ou des causes potentielles de son disfonctionnement ; il se souvient pas des ordres aboyés à personne en particulier, ni de la panique qui fait trembler ses mains autour des poignées du brancard et qui colore sa voix d’impatience désespérée. On finit par l’empêcher d’avancer plus loin, alors que Li-Seok disparait derrière deux portes battantes, et c’est comme si la réalité de la situation le frappait d’un coup façon uppercut. Quelqu’un l’aborde, lui demandant ce qu’il fait dans cette partie de l’hôpital avec ses fringues de civil, mais Ryan l’ignore et fait demi-tour. 'Faut pas qu'il réfléchisse, 'faut pas qu’il pense au pire, 'faut pas qu’il imagine que c’est la dernière fois qu’il voit son pote vivant, 'faut pas… sinon c’est foutu.

Ses pieds le portent machinalement jusqu’à la salle d’attente – blindée, comme d’habitude – et ça lui rappelle que Lou, MinHo et Nuage ne doivent pas être loin. Il repère rapidement ce dernier grâce à Louisa, lovée entre ses jambes, et presse le pas pour le rejoindre. « Nuage ? » qu’il appelle un peu trop fort, une fois à sa hauteur. Son cœur bat très vite dans sa cage thoracique. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où est Lou ? »

Ryan sert les dents à entendre Nuage lui relater les événements de l’heure passée. Y’a les hypothèses médicales qui fusent dans sa tête sur ce qui auraient pu causer l’arrêt cardiaque, bien qu’une petite voix chiante dans un coin de sa tête s’amuse à lui rappeler que la plupart ne valent pas grand-chose lorsqu’il s’agit d’un cœur mécanique. Une défaillance de la prothèse, alors ? Li-Seok est connu pour prendre ses checkups à la légère, mais de là à en arriver là… ? Lou devrait savoir quand était programmé le prochain, il est bon pour retenir ces trucs-là.

Il se tend à entendre le Coréen formuler ses doutes à voix haute. Ont-ils été assez rapide ? La question le hante aussi et ça va tourner en boucle dans son crâne au moins jusqu’à ce qu’ils aient des nouvelles de Lili. « Ça sert à rien d’se blâmer, on reviendra pas en arrière. On a tous fait c’qu’on a pu, maintenant c’est aux toubibs de jouer. » qu’il marmonne en retour, plus froid qu’il n’en a l’intention. L’inquiétude lui ronge les os, à lui aussi.

A l’arrivée de MinHo, le secouriste a le réflexe de chercher Lou des yeux, pas loin sur ses talons, en vain. Alors quand MinHo lui apprend que son pote a préféré rester dehors plutôt que de les rejoindre ici, ça le fait tiquer, mais déjà MinHo enchaîne en lui montrant le téléphone. Ryan désigne le bureau d’accueil d’un bref geste du menton. « Va leur donner à l’accueil, ils appelleront le chirurgien en charge. Ils nous laisseront pas y aller directement. J’ai essayé. » Il précise, agacé par la chose. Si seulement il avait été en uniforme… Et puis les sourcils qui se froncent, le temps que le commentaire suivant fasse son chemin et qu’une horrible sensation se loge dans son estomac. Noire. Visqueuse. Brûlante.

Le pire, sans doute, c’est qu’une partie de lui s’en doutait.
L’autre ne voulait simplement pas y croire.
Quelle naïveté.

« Il est où ce connard ? » Ryan attend pas de réponse, y’a déjà ses jambes qui s’ébranlent dans un pas pressé alors que les paroles de MinHo lui glissent dessus sans s’imprimer. Il a parlé de Sae – faut qu’il trouve Lou avant Sae. La rage gronde dans son ventre et cette-fois il essaye pas de la diffuser, l’autorisant plutôt à enfler jusqu’à l’aveugler complètement. Telle une vieille amie.

Y’a la place pour aucune pensée rationnelle quand son esprit bouillonne sous les effets combinés de la frustration, de la peur et de l’impuissance, reléguant tout le reste au second plan. La colère est une sale compagne qui le suit depuis d’aussi loin qu’il se souvienne. Tantôt endormie, parfois ronronnante telle une créature tapie dans l’ombre et prête à bondir, toujours présente. Ryan, il a développé plusieurs techniques au fil des ans pour canaliser sa colère : le sport surtout, la méditation et l’isolement temporaire fonctionnent relativement bien. C’est tout de suite plus compliqué de prendre ce recul lorsque ses proches sont concernés. Y’a l’sang qui fait qu’un tour et toutes ces sales émotions qui refont surface pour s’amplifier entre elles et finir par l’aveugler complètement. Ryan est loin d’en être fier, de cette impulsivité. Ça loupe jamais, y’a toujours la honte qui suit pas loin derrière et une culpabilité qui le ronge un peu plus à chaque fois. Ses potes sont souvent les premiers à le rassurer – Li-Seok le dit sanguin, passionné… un connard qu’aboie trop fort mais qui mordrait pas son pire ennemi.

Sauf qu'il a bien envie de mordre là, Ryan.
De mordre et d’enfoncer son poing dans un corps mou pour entendre les os craquer.

Ses jambes le portent jusqu’à la sortie de l’hôpital dans un pas lourd et pressé – s’il avait porté ses bottes d’uniforme il aurait eu l’impression d’imprimer sa trace dans le lino bleu. Une fois sur le parking, son regard se verrouille quasi immédiatement sur la silhouette familière qui fait les cents pas un peu plus loin, à moitié tracté par une Sally tout aussi angoissée.

« LOU WHITE ! » Ryan accélère le pas, fond sur son ami telle une locomotive en flammes, imperturbable face à l’air léthargique de Lou et aux aboiements de Sally. Il lui laisse même pas l’occasion de fuir et le saisit par le col une fois à sa portée pour le dévisager avec toute la rage qui transpire de tous ses pores. « T’as environ trois secondes et demie pour m’donner une explication valable avant que j’t’éclate la gueule. » Les yeux de Lou sont vides, perdus, et la colère de Ryan monte encore d’un cran. Qu’il ose jouer à l’ignorant, ce connard, qu’il ose seulement.