somewhere in the darkness, us together for a while | mavig

“Sir?”

Les basses font vibrer le sol, alors que les jeunes et les touristes s’amassent sur la piste de danse et se déhanchent sur des intemporels ou les derniers titres du moment. Assis sur un tabouret de bar au comptoir, Ludvig a l’air d’un géant, raide et figé, dénotant drastiquement avec l’ambiance festive et décontractée de l’endroit. Sans même l’avoir remarqué, son visage fermé aux traits tirés a fait fuir plus d’une prétendante. Ludvig, il ne voit rien. Il ne voit que ce qu’il a devant lui.

Le verre de whisky, posé sur le revêtement en bois. Whisky neat.

La boisson préférée de Johansson, lorsqu’il avait les moyens de délaisser les canettes de bière bon marché pour se payer une vraie bouteille. Sans avoir besoin de fermer les yeux, Ludvig peut revoir le visage humide et sale du petit garçon de 7 ans, presque collé à la bouteille, la paluche immense et moite de l’adulte pressée contre sa nuque, son rire tonitruant et gras résonnant dans la pièce. Il se rappelle la brûlure de la gifle sur la joue, l’ordre et le verre dans la main. Il se rappelle la grimace sur le visage de l’enfant et la toux soudaine, et les larmes aux yeux. Il se rappelle tout, puisque c’est lui. Il se souvient de la brûlure dans l'œsophage. Et puis le rire. Le rire gras, toujours, en bruit de fond. Avant toutes les gueulantes, avant tout le reste, avant le retour à Mr Mooch dans le secret de la nuit.

“Sir?”

Les jours et les heures se confondent un peu. Ludvig se sent exténué - vidé. L’énergie manque comme la clarté d’esprit, le brouillard ne cesse de s’épaissir et l’angoisse de grandir. La faim a tenaillé l’estomac pendant plusieurs heures avant que la sensation ne l’abandonne dans une fatigue qui attaque chacun de ses membres.
Pourtant, la prise autour du verre est tenace. Les jointures sont abîmées.

“Sir?! Are you all right?” Un sursaut, alors qu’il sort de sa torpeur pour dévisager le barman qui le regarde d’un air mi inquiet, mi - what the fuck, dude?

“All right.” Il s’entend prononcer d'une voix rauque, alors même que devant son regard vide passe le visage de Marcus, et la peur immense des yeux de Marcus, quelques nuits?jours?heures? plus tôt. L’envie de vomir le prend aux tripes, et la prise autour du verre s’intensifie un peu plus.

Toute sa vie, il a essayé d’échapper à un destin qui lui retombera forcément dessus. Prétendre être meilleur que ce qu’il a dans le sang, depuis qu’il a été mis au monde. Prétendre pouvoir prendre son propre chemin.
Aussi pourri que son géniteur
Aussi pourri que sa pauvre génitrice qui n’a pas su s’en sortir dans sa faiblesse. Comme la sienne, sa putain de faiblesse.

Il aurait dû finir comme eux, sous les gravats d’un quartier dont le monde n’a eu que faire de la disparition.
Alors, vraiment, à quoi bon lutter? Il est le même.
Ils disent que l’alcool fait oublier. Ludvig, il sait pas, il a jamais connu l’ivresse depuis ses sept ans. Mais Ludvig, il veut rien se souvenir. Ludvig, il veut plus penser à la peur dans les yeux de Marcus. Et il est évident que ce n’est pas sa sobriété qui fait de lui une bonne personne.

Marcus appelle.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois.

Ludvig ferme les yeux. Une inspiration pour le chasser de ses pensées, mais même à distance Marcus ne le laisse pas s’éloigner. Il y a quelques mots reçus. Une supplique. Ludvig repense aux larmes de l’autre côté du combiné, quelques heures plus tôt.

Le verre de whisky neat est abandonné sur le comptoir.

-

Les lumières du patio sont allumées. Il y voit la silhouette de Marcus, sur les quelques marches qui mènent à l’entrée de la maison. Le pas de Ludvig se fait plus lent, quand il le voit se redresser en l’apercevant sur le chemin. Hagard, il laisse les jambes le porter jusqu’à l’homme qui l’attend. Ludvig ne sait plus comment regarder celui qu’il a blessé. Le sac est finalement lâché à ses pieds, alors qu’il lui fait face dans un silence assourdissant. Quand Marcus s'approche - Ludvig fait un pas en arrière, sur le fil d'un abandon. D'un sens, comme dans l'autre. Pourtant, le coeur hurle de tomber dans ses bras.

Le goût du sel sur sa langue. La peau du visage qui le tiraille et les yeux gonflés d’avoir trop pleuré. Ils sont secs, à l’instant. Baissés, à regarder le vide entre ses pieds. Marcus renifle et resserre les bras autour de ses épaules couvertes d’un hoodie sombre aux manches trop longues. Ça fait longtemps qu’il attend, ainsi immobile sur les marches du patio. Il saurait pas dire combien de temps, mais au moins quelques heures s’il se fie à ses jambes qui commencent à ankyloser. Pourtant, à aucun moment il ne se dit que ça ne vaut pas le coup de rester et d’attendre dehors, peu importe la fatigue et la fraicheur de la nuit. A aucun moment il ne songe à abandonner. Ludvig a dit qu’il rentrait. La nuit pourrait presque être paisible avec le remous régulier des vagues quelques mètres plus loin et le chant discret des grillons, cachés dans les arbres. Il y a une brise agréable qui agite le bout de ses mèches décolorées, et l’odeur iodée de l’océan pour nettoyer ses poumons encrassés par la pollution citadine. Il y a des milliers d’étoiles accrochées au-dessus de sa tête, pour peu qu’il prenne la peine de la relever pour les observer. Marcus n’en a que faire. Ludvig va rentrer.

Une notification silencieuse lui fait tourner le regard vers l’écran de son portable posé à côté : batterie faible. Faux espoir. Ça fait déjà douze minutes que Ludvig lui a répondu et Marcus ne peut s’empêcher de craindre qu’il ait changé d’avis – ou pire, qu’il ait sauté dans un avion pour le quitter pour de bon. La perspective de se retrouver tout seul, au sens propre comme au figuré, créé un trou béant dans sa poitrine et dans son estomac. Il pourrait pas y survivre, c’est certain. Pas une seconde fois. Alors il tente de se rassurer et de se dire que douze minutes ce n’est pas grand-chose, que Ludvig est probablement en chemin et qu’il devrait arriver d’un moment à l’autre. Et il veut être là pour l’accueillir.

Il sait pas dans quel état il va le retrouver.

A peine cette pensée formée que Marcus relève la tête, alerté par un léger bruit de pas à l’autre bout du sentier. Le cœur qui se met à tambouriner en reconnaissant la silhouette aussi aisément qu’en plein jour, grand corps vouté aux pas fatigués. Le lémur se redresse d’un bond, ignorant les fourmis dans ses jambes pour s’approcher avec une urgence instinctive, avant de s’arrêter net lorsque l’autre recule aussitôt. Marcus pince les lèvres pour refouler les larmes, malgré la pression qui l’étouffe à l’intérieur. L’équilibre est précaire, il en a conscience. Un pas de trop, un mot de trop, et tout pourrait basculer avec une finalité vertigineuse. Pendant un instant, le silence s’étire alors que les mots sont choisis avec soin. Ludvig a l’air si épuisé… a-t-il seulement dormi durant ces deux derniers jours ? Les cernes sous ses yeux et ses traits creusés laissent supposer le contraire. Y’a un air hanté, dans ces yeux-là, à tel point que ça lui colle un frisson qui dévale le long de sa colonne vertébrale jusqu’au bout de sa queue. Marcus n’ose imaginer les pensées qui se cachent derrière.

Prenant son courage à deux mains, le lémur se lance, hésitant comme si le moindre mot de travers pouvait dicter l’avenir. « Come inside… ? » qu’il propose avec espoir. L’impression de devoir rassurer un animal blessé et terrifié. Un mouvement de queue pointu pour extérioriser ses nerfs. « You look hungry. I, hum… I cooked some stuff. » Cuisiner est un bien grand mot, jamais il n’aura le talent de son frère ou de ses parents, mais les recettes ont au moins été gravées dans son code génétique. Il espère de tout son cœur que Ludvig a assez faim pour céder un peu de terrain.

Le silence est assourdissant, entre eux. Étouffant - malgré la quiétude de la nuit, malgré les vagues qui s’écrasent avec douceur sur la plage tout à côté et les grillons dans les arbres. Ludvig a le regard fuyant, peine à regarder l’autre homme dans les yeux. La peur qu’il y a vue, et née de ses actions - le hante. A cet instant, il ne comprend pas ce qu’il fait là. Les pleurs de Marcus au téléphone, et ses supplications. L’envie de faire ce que Marcus demande. Mais Marcus ne comprend pas que Ludvig n’est pas pour lui - que Ludvig est dangereux. Qu’il lui fera du mal - encore et encore. Partir lui ferait du mal, assurément, mais n’est-ce pas mieux ainsi? Il s’en remettrait. Il trouverait quelqu’un de mieux. Quelqu’un sans démons. Ce ne serait que temporaire, s’il part. Mais s’il reste…

Les risquent le terrorisent, alors, il fait un pas en arrière. Marcus n’insiste pas, Marcus comprend mais Ludvig peut sentir son émotion, il peut percevoir, ressentir à quel point Marcus souffrirait, s’il partait. Et la culpabilité ne le submerge encore que davantage, lui donne envie de le prendre dans ses bras et le protéger de tout ce qu’il a de hideux à l’intérieur, avec la volonté qui lui reste. Que faire, alors? Que faire quand il connaît les fragilités de son amant, qu’il sait la douleur qu’il lui infligera, qu’importe son choix ce soir.  

Ludvig reste immobile, campé sur ses deux jambes, figé et retenu par tous ses doutes et toutes ses craintes, troublé par l’épuisement qui obscurcit toutes ses pensées.  Il revoit la peur dans ses yeux - et puis dans ceux de sa mère - encore, et encore, et encore. Il y a toujours le rire terrifiant derrière lui.

Les mots de Marcus résonnent dans la pénombre. L’inquiétude y transpire, comme dans son regard qu’il sent sur lui, comme dans ses gestes nerveux. C’est l’amour aussi dans les mots prononcés, dans la confession avouée quelques semaines plus tôt avec une simplicité désarmante, le même amour et la même inquiétude qu’il avait eu à l'autre bout de ce combiné, au beau milieu des montagnes ou dans le secret des nuits hantés par les cauchemars.

Après tout ça - après l’impensable - c’est toujours là.
Ludvig fait un pas en avant, alors que sa gorge se serre et que ses yeux le piquent. Il y a un moment de flottement, alors qu’il relève enfin son regard dans le sien, et que ses doigts agrippent le bord de sa chemise.

C’est encore là, dans son regard.

Il s’écroule, le géant, à genoux devant celui qui sera toujours meilleur que lui. Son autre main agrippe elle aussi sa chemise de l’autre côté, et il serre, il serre si fort. “I’m sorry” Il croasse d’une voix rauque étouffée par des sanglots encore silencieux. “I’m sorry. I’m sorry” Il répète, s’agrippant à lui comme s’il était le seul, le seul, qui pouvait le sortir de lui-même. Il renifle, alors que les larmes inondent les traits fatigués, son visage vient s’écraser dans la chemise de Marcus, contre son ventre. “I don't want to become like him, i’d rather end it all than- become like him, Marcus. Marcus. I love you.” Les sanglots surviennent alors, immonde, mais Ludvig ne relâche pas sa prise désespérée. “I want to give you everything but - if everything is… like him, it’s my blood, he was a monster, I- Marcus I’m so scared, I-.”

C’est terrible, comme spectacle. Géant aux pieds d’argile. L’homme semble sur le point de se briser en mille morceaux devant les yeux impuissants de Marcus, la moindre brise capable de le faire chuter.  

Un torrent d’excuses franchit alors le barrage invisible et détruit les dernières barrières sur son passage : Ludvig s’écroule à genoux, et avec lui emporte le cœur de Marcus. Le lémur reste immobile, sidéré et impuissant, tandis que l’homme qu’il aime se brise sous ses yeux, agrippant les pans de sa chemise en lin comme une bouée en pleine tempête. « Vick… » La voix est rauque à travers la pression autour de sa gorge et les larmes qui menacent de l’étouffer. « Vick- » Les mots de son amant lui brisent le cœur. De le voir ainsi, si anéanti, c’est aussi difficile que d’assister à la chute d’un colosse de pierre. « Ludvig, please… » Tremblantes, les mains se perdent entre les boucles dorées, caressent et rassurent avant d’enlacer avec tout le désespoir du monde alors que Marcus sent les larmes enfin dévaler ses joues en sillons salés sans qu’il ne puisse les arrêter. C’est un trop-plein d’émotions, le vase qui n’en finit plus de déborder, entre le soulagement de retrouver Ludvig entre ses bras et la douleur immense de le voir effondré comme il ne l’avait jamais vu auparavant. Aucun souvenir ne souffrirait la comparaison.

Les mots sont rudes entre les lèvres du géants. Pour l’heure, Marcus ne cherche pas à en comprendre le sens, jugeant que la priorité revient à calmer l’homme entre ses bras. Il resserre sa prise autour de sa tête comme si le geste pouvait le protéger de tous les maux qui l’assaillent. « Shhh… It’s okay, it’s okay… I’m here, I love you, I’m safe and you are too, it’s okay… » La voix reste douce, bien qu’humide. Ludvig n’a pas besoin de ses larmes mais de soutien. Une main qui descend dans son dos pour frotter entre ses omoplates. Il sait pas si le geste de réconfort est plus destiné à Ludvig qu’à lui-même, trop soulagé d’enfin retrouver son contact. Il pourra plus le lâcher, maintenant. Il s’en fait la promesse. « Thank you for coming back, I’m- I’m really… I’m happy. For now I’m happy. » Marcus renifle, pose son nez entre les mèches de cheveux désordonnées avant d’inspirer. Si elles sont un peu sales, il n’y prête pas la moindre attention. C’est exactement ce qu’il lui fallait, là maintenant. Ludvig est rentré.

Ils restent ainsi plusieurs minutes, Marcus ne cessant de murmurer son amour et ses mots d’apaisement le temps que le plus gros de la crise se passe. Et finalement, la fatigue finit par l’emporter : sous ses mains, les épaules du géant s’affaissent et son souffle se fait plus lourd, bien que toujours irrégulier. « Let’s talk inside, yeah ? You need to eat something. » Le lémur s’écarte un peu, à peine, juste de quoi observer le visage strié de larmes de son partenaire. Avec un sourire doux, il essuie ses joues du bout des doigts avant de se pencher pour embrasser son front.

Ludvig se trouve incapable de continuer la moindre de ses explications. Parce qu’il y a trop de sanglots qui le secouent, des sanglots réprimés depuis des jours, des mois, des années, et que les vannes sont enfin grandes ouvertes. Il n’y a rien de beau, dans cette scène, ce sont des larmes et des larmes et des larmes, et des hoquets de sanglots douloureux, et des grimaces sous l’effort de vouloir s’arrêter sans y parvenir. Ludvig, il en est incapable. Il pleure de tout son saoul, contre Marcus, tout le poids de la fatigue, des doutes, des craintes et des traumatismes le clouant à genoux. Sa prise dans la chemise du lémur est désespérée, il s’y accroche comme s’il était la seule chose le maintenant à flot. C’est incontrôlable, tout ce qui le traverse. Il n’a plus conscience du temps, Ludvig, n’est pas bien certain de combien de minutes sont passées depuis son arrivé devant la maison. Il n’a plus conscience de grand chose, si ce n’est la présence de marcus, son étreinte, ses doigts contre lui. Les mots doux murmurés tout contre lui finissent peu à peu à l’ancrer de nouveau au réel, à autre chose que sa détresse qui l’étouffe. Et il est épuisé. Si épuisé. Le souffle s’apaise, peu à peu, et ses épaules s’affaissent. Ici et là, le géant est secoué des derniers sanglots qui traînent, alors que la respiration se calme un peu plus.

Le parfum de Marcus le berce, comme ses mots, comme ses gestes. Exténué, Ludvig se laisse faire, s’abandonne dans les bras de l’être aimé, laisse l’étreinte se relâcher juste un peu (les poings toujours résolument agrippés à la chemise ample), juste assez pour que Marcus essuie ses joues et dépose un baiser sur son front. Le geste est trop intense, trop chargé de tendresse pour Ludvig qui ne se pense pas légitime d’un recevoir ne serait-ce que la moitié. Ludvig, qui prend conscience du triste et pathétique spectacle qu’il a donné malgré lui, et qui se laisse submerger par une honte instinctive. Le regard dévie, alors, incapable de regarder Marcus dans les yeux plus de deux secondes, embarrassé de trop de choses. De peur, de honte, de trop de choses à la fois.  

Il acquiesce sans un mot. Sans un mot, toujours, il se relève péniblement - y a une main qui ne veut pas lâcher la chemise, les muscles et le poing encore complètement tendus. Sans un mot, il renifle, laisse Marcus le guider à l’intérieur de la maison, dans les couloirs, dans la cuisine. Il voudrait lui dire qu’il n’a pas faim - mais il sait que son corps a cruellement besoin de se nourrir. Il voudrait lui dire qu’il est désolé, encore, mais y a rien qui sort. Il voudrait prendre contrôle de la situation, le rassurer, faire partir de quelques mots le moment qui vient de se dérouler, mais Ludvig n’a jamais été doué avec les mots. Et il n’a plus d’énergie. “Marcus” C’est prononcé faiblement. Cela n’attend pas de suite. Il n’y a rien d’autre, qui sort. La chemise est lâchée, enfin, alors qu’il se retrouve assis sur une chaise - les mains se nouent instinctivement sous la table - avec force. Son regard, lui, se perd sur les aspérités de la table devant lui sans vraiment les voir. Une absence, alors. Quelques secondes, quelques minutes, il ne sait pas. C'est flou. Il inspire, brusquement. Le regard se lève enfin, lentement, s'attarde sur Marcus qui s’affaire, dans la cuisine.

L’instant est fragile, Marcus n’en a que trop conscience. Chaque geste fébrile est en quête de réconfort, chaque larme l’expression d’un soulagement désespéré. Ils restent comme ça un moment, agrippés l’un à l’autre comme si leurs corps parlaient pour eux malgré les non-dits et les conversations sensibles qui se profilent, avant que Marcus n’encourage Ludvig à se lever. Il veut le faire rentrer, à tout prix. Comme si ça pouvait l’empêcher de repartir. Il regarde le géant qui s’ébranle en séchant ses propres larmes d’un revers de main, notant ses genoux abîmés et couverts de minuscules graviers sans faire de commentaire.

Le spectacle est sans doute étrange, vu de l’extérieur : l’immense boxeur au dos large et pourtant voûté, la main cramponnée au blondinet d’une tête de moins que lui et qui le suit en silence tel un enfant apeuré mais épuisé. A nouveau, Marcus se demande si Ludvig a pris le temps de dormir durant ces deux derniers jours, bien qu’il en doute. Il le prend par le bras pour le guider à l’intérieur, le contact réconfortant sous ses doigts, avant de le laisser s’installer sur l’une des grandes chaises autour de la table du séjour. « I cooked a bit, nothing fancy… I couldn’t find some of the ingredients I wanted at the stores which was kinda expected so I rerouted a few times. » sourit Marcus en s’éloignant pour ouvrir le frigo. Il en sort une grande casserole sans s’arrêter de parler à travers le sel qui lui pique toujours les joues, lançant de temps-en-temps des coups d’œil à l’autre homme pour s’assurer qu’il est toujours là. « It’s just pasta in the end. Not my best work but it does the job, I guess. I know you don’t like when it’s too spicy so I used a lot of cream for the sauce… Dunno, you’ll tell me. » Il s’attend pas à ce que Ludvig lui réponde ou à recevoir des commentaires sur ses exploits en cuisine, mais parler lui permet de meubler ce silence qui l’étouffe et l’angoisse. Y’a eu trop de silence, ces deux derniers jours.

Marcus continue alors sur sa lancée le temps de préparer et de réchauffer le bol de Ludvig. Chose faite, il dépose le plat devant lui, sur la table, accompagné d’une fourchette. Il voulait préparer des ramyeons à la base, parce que même si ce n’est pas un plat particulièrement adapté aux chaleurs de l’été, c’est un de ceux qu’il considère comme réconfortant. Pourtant, même s’il n’avait rien d’autre à faire de sa journée que d’écumer les épiceries de l’île pour trouver son bonheur, le lémur a dû s’avouer vaincu face à l’absence totale de rayons asiatiques. Au final, le résultat ressemble davantage à des carbonaras au poulet. « Eat. And then we can talk. » Voir les yeux de Ludvig aussi rougis et vides lui serre le cœur. Il espère qu’un repas chaud pourra lui redonner un peu de force en prévision de la grosse conversation qui les attend. Souplement, Marcus s’installe en tailleur sur la chaise d’en-face. Il a ramené un œuf dur à éplucher, ne serait-ce que pour s’occuper les mains si ce n’est pour cacher les tremblements de ses doigts.

Marcus parle. Ludvig peut l’entendre, dans le brouillard qui l’enveloppe et qui s’acharne. Il l’entend, au loin, l’aperçoit dans sa vision périphérique, vaguement. Mais les démons de l’esprit sont encore trop présents, comme la fatigue qui pèse sur ses paupières et l’engourdit un peu dans tout le corps, et Ludvig n’écoute rien, ne parvient pas à enregistrer les mots prononcés par Marcus qui continue de s’affairer aux fourneaux alors qu’il n’a pas bougé d’un poil.

C’est un bruit de plat qui tinte et résonne qui le ramène au moment présent, et il regarde Marcus, un peu hagard, cette fois son regard rivé sur lui, sur son corps et ses gestes. C’est rassurant. ça l’ancre à quelque chose, alors il reste comme ça, Ludvig, et ne dit rien, ne fait rien. Il reste juste là, à le regarder bêtement, jusqu’à ce que le bol fumant se retrouve devant lui. Il sent que physiquement, ça va un peu mieux, déjà, depuis qu’il est assis. Il le regarde, à ses mots. Pas longtemps, juste quelques secondes, avant d’aussitôt baisser les yeux sur le plat devant lui. ça lui donne envie de pleurer de nouveau, juste de voir ça. Mais y a rien qui sort. Il a sans doute trop sorti, déjà, ou peut-être qu’il est trop épuisé.

Lentement, lentement, Ludvig redresse un peu sa carcasse sur la chaise, et attrape sa fourchette. La première bouchée est difficile, une épreuve, avant que son corps ne se rappelle à son bon souvenir en lui hurlant toute sa faim et réclamant la pitance. Le bol se termine avec une rapidité assez désarmante. Alors, enfin, Ludvig relève le regard sur Marcus, en face de lui. L’embarras revient, et avec lui la détresse profonde qui tire le cœur, à l’intérieur de sa poitrine et qui lui donne un peu la nausée. Il se racle la gorge. “Thank you” Il remercie enfin, parce qu’il réalise qu’il ne l’a pas encore fait. “ ‘t was good” Il rajoute, maladroit, et puis ne sait pas trop quoi rajouter vraiment. Le regard dévie déjà dans son malaise, Ludvig se trouve con, sans savoir quoi faire. Il ne sait même pas exactement ce qu’il fait là, son envie de fuir repart et revient avec une aisance folle. Mais il reste, parce qu'il ne veut pas le quitter. Marcus a pleuré. Encore là. S’excuser, encore? Il est un temps où ce n’est plus utile, sans doute plus attendu - trop. Elles ont été exprimées des dizaines de fois, déjà, ses excuses. "Didn't want you to see that" ça sort finalement, malgré la honte brûlante. C'est Marcus la victime, et c'est lui qui se donne en spectacle. Assez risible.

Il a encore du mal à croire qu’il est là en face de lui, Ludvig. Ça fait pourtant que deux jours. Seulement deux jours. Deux jours interminables. Deux jours à prétendre que leur relation ne venait pas de se prendre un mur de plein fouet, deux jours à douter et à avoir peur, à imaginer le pire, à s’imaginer tout seul une fois de plus. Une fois de trop. Le silence est brutal quand on n’a plus que lui pour seul compagnon. C’est tellement simple de se laisser envahir par les petites voix qui présagent tous les malheurs, de se laisser convaincre peu à peu. Marcus déteste le silence. Mais Ludvig est là et il mange. Le corps est lourd de fatigue, ça s’ébranle comme un géant de pierre fissuré de partout, mais il est là. Marcus ne veut plus le quitter des yeux, de crainte qu’un instant d’inattention le fasse s’évaporer tel un mirage désespéré.

Marcus se mord la joue alors que Ludvig dévore ses pâtes – de là à penser qu’il s’est affamé volontairement pour se punir, il n’y a qu’un pas. Ça le désole profondément de le voir dans cet état, il a juste envie de le prendre dans ses bras et de ne plus jamais le lâcher. Il veut le protéger de tout, du monde, de son passé, de lui-même surtout. Marcus baisse les yeux sur son œuf dur et le fait rouler entre ses doigts, pas décidé à l’éplucher. Y’a une esquisse de sourire lorsque l’autre homme complimente son repas une fois ce-dernier terminé. « Good. » Et puis c’est tout. Le retour de ce satané silence. Il en est à se demander si Ludvig a vraiment l’intention de parler ou s’il s’est déjà renfermé comme une huître quand le boxeur reprend la parole – et le lémur pince les lèvres en l’observant.

Qu’est-ce qu’il pourrait lui dire qu’il ne lui a pas déjà répété des dizaines de fois ? C’est normal de pleurer ? C’est pas de pleurer devant moi le problème, c’est de m’ignorer pendant deux jours en me laissant croire que tu reviendrais jamais ? Y’a trop de trucs qu’il aimerait dire et y’a rien qui sort, l’énergie n’y est pas. Marcus presse son pouce à la surface de l’œuf jusqu’à ce qu’une fissure apparaisse dans la longueur, et puis quelques autres plus petites tout autour. Il inspire et exhale, pour se donner du courage. « I don’t want to force you to talk and you don’t have to do it now... but to be honest I don’t think I can physically or mentally handle another night of… this » Un vague geste de la main pour designer l’espace entre eux deux, faisant référence à tout et à rien en même temps. « so I’d like hum… an explanation ? On why you- why you left, mostly ? Hum, yeah. » Le sourire de façade qui tremblote et la voix qui prend des accents de détresse sur les derniers mots. Il s’accroche, Marcus. Il s’accroche pour ne pas se remettre à pleurer.

Le silence est lourd, dans la pièce, entre eux. Il traîne, il traîne, et il n'est pas vraiment confortable, comme il peut l’être parfois. A la place, il met Ludvig face à tout ce qu’il essaie d’éviter, tout ce qui est sorti, tout ce qu’il s'est passé, et rester en place devient de plus en plus difficile. Il se dit qu’il aurait dû manger plus lentement, Ludvig, parce que ça devient insupportable, de n’avoir rien à faire de ses mains. Il a fini de boire, aussi. Devant lui, Marcus aussi est silencieux. Ludvig l’observe, ses doigts avec cet œuf dur depuis plusieurs minutes. Il devine bien que c’est nerveux, ça aussi. Lui garde ses mains sous la table. Les doigts se pressent un peu les uns aux autres.

Tout ce qu’il trouve à dire, c’est qu’il ne voulait pas que Marcus le voit comme ça. Et c’est la vérité. La chose lui est difficilement supportable, tourner le focus de toute cette histoire sur lui, alors que Marcus en reste la victime. Il le supporte pas. ça le fout en rage contre lui-même, qu’il soit pas fichu de se contrôler. Les mots qui sortent de la bouche de Marcus, qui brisent le silence étouffant, enfin - ils sont assez terribles. La vague de culpabilité qu’ils amènent sur ses épaules, il aurait dû s’y attendre, mais pour autant, elles s’affaissent un peu.

Les muscles se tendent, à la question. Ses doigts se pressent entre eux avec presque violence, sous la table, à l’émotion qu’il perçoit dans la voix de Marcus, et dans toute son attitude. Il devine à quel point cela lui coûte. Ludvig, il sait bien qu’il doit dire des choses. S’il est revenu - c’est pour essayer de sauver les choses. Mais il ne pense pas être à la hauteur. La situation lui paraît simplement insolvable. Il finit par le regarder. Il a l’impression d’avoir répondu à cette question des dizaines de fois, déjà. Il manque de se répéter aussitôt. Mais il sait que Marcus cherche plus profond.

Un nouveau silence, alors qu’il essaie de réfléchir. Il se redresse un peu, prend sur lui pour ne pas encore fuir la conversation. Il se racle la gorge. “Can’t stand the idea of hurting you, of course I left” Il a encore l’impression de se répéter. Mais il voit la tête de Marcus, alors il inspire avant qu’il puisse dire quoi que ce soit. “I just-” Il soupire, se pince l’arrête du nez un moment.

Il ouvre les paupières. Son regard se perd sur son visage, quelques instants - son regard. Il pense encore à la peur. Il repense aux quelques minutes qui se sont écoulées, à tout ce qui vient de se passer. Aux raisons qu’il réclame - qu’il mérite, à vrai dire. Il arrête de se triturer les doigts, vient à la place gratter une aspérité de la table. “My biological father. He was violent. Alcoholic.” légère pause, exhale. “abusing me - not like that.” Un signe de main pour chasser la chose “- but punches, other stuff….” Le regard un peu absent, sous les réminiscences. “but he was doing worse to my mother. I was just a side focus.” un rictus. La main s’arrête, sous la douleur, sous la tension. “I was a man, you know, so maybe I wasn't a completely desperate case, well at least he was trying to teach me” Un long silence, alors qu’il rassemble ses pensées. “But my mother had it worse. i don't know how far… if he-  if I-” un lourd silence - c'est une chose qu'il ne peut formuler, encore. Il soupire. “Anyway. He ended up fucking killing her. He was mad. She fell. Dead.” Le poing fermé avec une force douloureuse, sur la table, la mâchoire tendue sous la colère, sous la douleur, surtout. Et surtout - incapable de regarder Marcus. Il se penche légèrement en arrière, le regard rivé sur le plafond. "you don't have to say anything. It sucks, it's just how it is"