midnight city

tw: alcool, cigarette

Les talons claquent sur le marbre du hall d’entrée, alors qu’elle avance résolument vers les ascenseurs. Drapée dans son habituel trench noir, chapeau à large bords couvrant son visage, elle est une silhouette suffisamment reconnaissable pour que les chiens de garde de l’Empereur la laissent passer sans discuter. L’un d’eux a même le réflexe d’appeler l’ascenseur avant qu’elle ne l’atteigne, et les portes s’ouvrent devant elle, presque comme par miracle. Un léger hochement de tête salue la prévenance de l’armoire à glace, puis elle se glisse dans la cabine, qui s’élève dans les étages. Seulement alors, le corbeau se déleste de son chapeau, révélant le chignon impeccable et l’œil noirci de khôl. Rhea ne jette pas un coup d’œil à son reflet, sachant pertinemment ce qu’elle risque d’y trouver : un regard fatigué par les décennies, des traits tirés, une lassitude évidente. Tout ce qu’elle ne veut – et ne doit – pas être, si elle entend garder sa mainmise sur les Deadcrows et le petit empire qu’ils ont créé ensemble. Cette vulnérabilité ne fait pas partie de ses plans. N’en fera jamais partie.

Les portes s’ouvrent devant elle, dévoilant un nouveau hall plus intime, plus feutré. Ici, on est loin des dorures extravagantes des étages inférieurs, réservés aux clients plus ou moins chanceux qui hantent les trois premiers cercles de l’enfer concocté par les Majors. La sobriété est de mise, reflet du sérieux que tous appliquent dans l’exécution de leur travail. Comme chez les Crows, les employés de l’Empereur sont consciencieux et ont à cœur de satisfaire leur boss. Ou en ont trop peur pour risquer son ire, c’est au choix. De son côté, Rhea préfère croire qu’elle n’attire pas assez la sympathie pour que les sous-fifres qui lui obéissent au doigt et à l’œil choisissent de se plier en quatre, plutôt que de se retrouver face à Destruction. Soupir. Son amant lui manque. Elle l’a vu en partant, lui a dit où elle se rendait, au cas où. C’est devenu une habitude, entre eux. Au cas où le Maelström te tomberait dessus. Au cas où Icarus aurait retrouvé ta trace. Au cas où, au cas où… Au cas où je n’arriverais plus à te retrouver. Rengaine lancinante entre eux, qui s’aiment encore entre les interstices de leur culpabilité respectives, et ne savent comment se le dire. C’est en cela qu’il lui manque. Cette tendresse, cette fureur. Ce tout, qu’il donnerait pour elle sans hésiter.

Parvenue devant une porte qu’elle a appris à connaître, depuis le temps, Rhea frappe trois coups distincts. Signal familier pour alerter de sa présence, de son identité. Une voix lui enjoint d’entrer, et la matriarche s’exécute, embrassant la pénombre feutrée du regard.

Le bureau de l’Empereur.

Un petit sourire étire ses lèvres, alors qu’elle trace sa route jusqu’aux imposants fauteuils où ils ont pour habitude de prendre face, l’un à l’autre. Son verre est déjà prêt, de même qu’une cigarette, posés sur un guéridon entre eux. Amusée, elle coule un regard vers son hôte. Leon. Tend une main pour qu’il y dépose le traditionnel baiser. Il est un peu vieux jeu, Leon, et elle l’aime pour ça. Elle retrouve chez lui une trace des manières qu’elle a connues du temps où elle s’appelait encore Mabel Pearce. Une forme de bienséance propre aux vieilles familles new-yorkaises – old money –, inimitable et comme sortie du fond des âges. Leon, susurre-t-elle en prenant place. Comment vont les affaires ? Manière doucereuse de l’interroger, en vérité, sur tout ce qui a pu se passer depuis leur dernière rencontre. Il est trop roublard, cependant, pour se laisser prendre au piège, et tous deux le savent bien.

tw : alcool - tabac - pègre.

Leon inhale. Recrache. Pondère, au bout de son cigare. La fumée s'évapore contre les vitraux colorés. Le regard est perdu à travers la flèche de l'ancien monument new-yorkais, conservée pour la grandeur lors des travaux de rénovation. Si l'Arcana est sa plus grande œuvre, L'Empereur bien nommé la doit en partie à la splendeur de sa matrice originelle. Le Chrysler Building avait déjà attiré son admiration lors de sa seule unique visite au début du millénaire. Il n'aurait pas cru en devenir l'illégitime propriétaire.
Et de constater que de toute sa hauteur, tout lui paraît démesurément minuscule.
Les bâtiments en poussière, la foule qui s'amoncèlent à l'entrée de son univers, les lumières artificielles émulant des étoiles piquées de toutes parts. Et au bord de ce paysage composé, l'horizon nébuleuse d'une ville enfouie, détruite de la main de surhommes comme lui.
Leon songe parfois que sans ce drame, il ne serait peut-être pas là, à profiter des avantages dissimulés dans les ombres.
Et que son règne ne serait que plus factice encore, au fur et à mesure qu'il étend sa positions entre les diverses forces composant les allées sombres de la pomme éclatée en mille morceaux.
Il y songe, c'est vrai.
Et il cesse, car réfléchir ne lui a jamais fait tant de bien que ça. Ses pensées ne doivent se conjuguer qu'au présent, puisque le passé est trop lointain. Et fait trop de dégâts, lorsqu'il revient s'insinuer en filigrane dans les actes à venir.
Autant le fuir, tant qu'il en est encore temps.

Et ce temps, le voilà, alors qu'une voix d'un de ses employés vient l'arracher à ses contemplations depuis un interphone à l'entrée de son bureau. On lui annonce que son invitée vient d'arriver. Il en sourit, répond par un remerciement furtif, et éteint les effluves piquantes de son Montecristo favori sur le rebord d'un cendrier. Son regard venait justement d'accrocher le territoire des Deadcrows, symbole d'antan remis au goût violent du jour, tour d'ivoire érodé élevée comme la sienne au milieu des tumultes.

Comme rompu au rituel, deux verres sont servis, l'un pour lui et l'un pour elle, de son meilleur brandy. Une liqueur à propos qu'ils aiment partager, liée désormais à leurs entrevues. Forte et éclatante, comme Destiny l'est à ses yeux.

Une cigarette de sa marque favorite finit de signer le tableau mis en place pour l'accueillir. Il ne manque que la madone qui donnera toute son élégance à la toile de maître.
La voilà enfin, quand il reconnaît les trois coups. Un geste théâtral qui marque le début de leur scène.

« Entrez. »

Et elle entre. En terrain conquis, invitée toute particulière sous le sourire de l'Empereur. Leon, pour elle. On ne refuse pas un peu d'intimité quand elle si joliment demandée.

« Très chère Rhea... », ponctue-t-il de son baise-main de rigueur, appliqué et solennel, parce qu'il ne pourrait pas l'accueillir autrement pour lui faire honneur. « Un plaisir de te voir, comme toujours. »

Il l'admire quelques secondes, gorgé de bonheur à l'idée de passer sa soirée en sa compagnie. La reine des corbeaux fait partie de ses favoris, ici-bas. Et leurs entrevues dépassant le cadre strictement professionnel ont tôt fait de le ravir davantage. Car elle a beaucoup à dire, à transmettre, à échanger. Et l'homme aime parler, longtemps.

Avant de prendre place en face d'elle, Leon se permet de glisser son cigare et son cendrier sur la table les séparant. Et de saisir la question au vol comme une entame à leur conversation : « Ma foi, je n'ai pas à me plaindre. Tu peux constater par toi-même que les lieux ne désemplissent pas. » Son sourire flotte, imperceptiblement. Il ne peut qu'être fier, en vérité. Comme un maître d'oeuvre, constamment à l'ouvrage, qui se rend compte du travail accompli et qui sait qu'il lui en reste pourtant beaucoup. « Quant au reste... tout dépend ce que tu as envie de savoir. » Un peu de mystère en coin de bouche, toujours cet air canaille à dissimuler tout en affichant clairement ses intentions.  
Mais ce n'est pas que de lui qu'il s'agit.
Alors qu'il est aussi important de s'enquérir de l'état de son amie.
« Et les tiennes, alors ? » Il sort un paquet d'allumettes de la poche de son veston, vestige d'un autre âge, encore un lui. Un craquement, une flamme, et le cigare retrouve sa place entre ses lèvres. « J'imagine qu'elles ont dû être mouvementées, vu que je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis un bon moment. »
Pas de reproches, même pas de l'inquiétude, juste un constat soupesant la charge qui incombe son alliée.
Il sait bien ce que c'est, que d'être à la tête d'une organisation particulièrement quémandante, où la vigilance est de mise avant tout.
Autant qu'elle puisse, ce soir, oublier un peu la charge qu'elle supporte, déposée au pied des portes du casino.
L'endroit n'est propice qu'à l'amusement, après tout.

tw: alcool, cigarette

En pénétrant dans le bureau de l’Empereur, la reine est, encore une fois, soufflée par la beauté sobre des lieux. Nulle ostentation, nulle opulence, ici l’élégance est de mise, signe discret d’un goût assuré. Aucun doute que, s’il s’agit d’une copie de l’ancien temps, l’instigateur de ce décor a en vérité connu ce glorieux passé. L’imitation ne sent pas le faux, l’idée reçue, mais crie au contraire son authenticité. L’artiste de l’ombre n’est peut-être pas celui que l’on croit et si l’architecte est doué, il a surtout été bien inspiré par son mécène.

Quelque part, Rhea envierait presque à Leon le résultat de la rénovation du Chrysler Building.

Les salutations sont à leur image, et elle se glisse avec délice dans le fauteuil qui est devenu le sien, au fil du temps, des rencontres. Cigare et cendrier apparaissent entre eux, et si elle décline le barreau de chaise d’un mouvement de tête, cela ne l’empêche pas de sortir de la poche de son manteau son propre paquet de cigarettes. L’une d’elle se place aisément entre ses lèvres et la flamme jaillit, embrasant l'extrémité du poison. Fumée recrachée, alors qu’elle hoche la tête en signe d’assentiment. J’ai vu, dit-elle en souriant. Le succès de ce partenaire commercial, qui n’est pas loin d’être également un ami, lui fait plaisir. Leurs fonds de commerce respectifs n’empiètent pas l’un sur l’autre et Rhea est assurée que jamais Leon ne cherchera à la supplanter sur son propre terrain. Il n’y a aucune menace entre eux, sinon une relation de confiance, forgée avec le temps. Ce n’est qu’un juste retour des choses, après tout. Tu travailles d’arrache-pied, et le résultat est là. Elle ne doute pas que l’argent - blanchi ou non - coule à flot, et que les affaires sont florissantes. Elle ne sait que trop bien quel businessman aguerri est Leon Crown pour imaginer un seul instant qu’il puisse être en difficulté.

Un petit rire franchit la barrière de ses lèvres, et celles-ci s’étirent en un rictus gourmand. Je veux tout savoir. Tu me connais, je suis la curiosité incarnée. Ce n’est pas tout à fait exact, même si, malgré elle, elle garde ce goût du ragot, du scandale, hérité des années 80. Rhea sait néanmoins que le recel d’informations fait partie des activités de son comparse, et elle espère au fond qu’il daignera lui jeter quelques miettes. Sur le devenir de sa soeur, peut-être. Par excès de fierté, sans doute, Rhea refuse encore et toujours de rencontrer les membres du Maelström, quand bien même cela lui permettrait d’obtenir quelques précieuses données sur Desire.

La question lui est retournée, faisant éclore sur son visage une expression de pudeur qui ne lui va pas. Tu sais comment c’est… Quand tout va bien, on s’ennuierait presque, et quand rien ne va… on a hâte que tout revienne à la normale. Ses affaires sont florissantes, c’est certain ; cela n’empêche pas Rhea et les Crows d’en vouloir plus, toujours plus. Précautionneux, néanmoins, décidés à ne pas attirer l’attention de leurs anciens tortionnaires et de leurs chiens de chasse. Heureusement, le corbeau est un animal intelligent qui apprend de ses erreurs et ne fait jamais deux fois la même. Ils ont commis la bêtise, plus de quarante ans auparavant, de croire aux promesses d’Icarus – on ne les y reprendra plus. On fait aussi attention à ce qui se passe là-haut, ajoute-t-elle en pointant le plafond du doigt. Ce n’est pas parce que New Blossom a oublié leur existence depuis la chute de New-York qu’ils ont pour autant les coudées franches sur ce qui se passe dans l’Underapple. Pour la brune, il n’y a aucun doute quant aux faits que ceux d’en haut gardent un œil sur ceux d’en bas, et plutôt deux fois qu’une. Ne reste qu’à débusquer les rats, les traîtres, pour les renvoyer à leur maître dans une boîte.

Soufflant doucement un long filet de fumée, Rhea redresse légèrement la tête. Elle est bien sûr là pour le plaisir de la compagnie de Leon, pour son humour à vif et son cynisme décapant – il y a cependant une autre raison à sa présence ce soir. Je crois qu’Endora t’a rendu visite il y a quelques jours ? En vérité, la septuagénaire ne sait rien de plus de cette rencontre, sa cadette ayant été incapable de se souvenir du contenu de leur discussion. Ce qui, malgré la confiance qu’elle accorde à Delirium, la fait tout de même douter. De quoi avez-vous parlé ? Elle ne craint pas de voir Endora la trahir, au contraire. La loyauté des Corbeaux est indéfectible – à l’exception notable de Desire. Ses troubles, en revanche, risquent de mettre en péril le bon déroulé de leurs opérations et à terme, leur organisation tout entière. Rhea a travaillé trop dur pour accepter de voir l’œuvre d’une vie s’effondrer comme un château de cartes.