Golden apple ;; Rhea

tw : mention d’alcool

Comme toujours, les nuits du Crowclub sont agitées, euphoriques. Les corps se pressent, se balancent au rythme d’une musique électronique, les verres s’avalent progressivement, remplis aussitôt. La nature a horreur du vide. Ici comme ailleurs, pas un centimètre carré n’est laissé au hasard, et on manque de place pour respirer. Derrière le bar, Heartbreaker fait des merveilles. Les employés s’activent, transportent sur des plateaux à l’équilibre précaire des bouteilles au prix faramineux, qu’il ne faudrait surtout pas faire tomber. Les pieds font souffrir, les genoux, les hanches, le dos, réclament un répit. Mais les heures s’étirent, la nuit est jeune, et peu à peu, les caisses se remplissent. C’est une soirée réussie.

Du haut de son dernier étage, Rhea ne prête pas attention à cela, n’entend même pas la symphonie des pièces sonnantes et trébuchantes qui s’accumulent dans les coffres des Deadcrows. Elles s’accumulent, et c’est le principal. Ce soir, la brune a décidé de rester loin des affaires et de profiter d’un repos bien mérité. Elle n’est pas inquiète, sait Destruction en bas, mine patibulaire et poings serrés, près à épauler la sécurité en cas de client capricieux. Les petites mains aux ordres de Dream et Delirium se chargent de vendre leurs produits à celleux qui le veulent. La machine tourne sans elle désormais, et dans ces moments-là, elle sait qu’elle peut se contenter de superviser de loin. Dans ces moments-là, elle relâche un peu son emprise.

Verre à la main, la septuagénaire se détend sur un sofa, allongée de tout son long. Une légère migraine lui enserre les tempes et, plongé dans l’obscurité, le salon lui offre un repaire à l’abri des néons de l’Underapple. Son repos est néanmoins troublé lorsqu’un fil doré claque derrière ses paupières, attirant son attention. Rouvrant les yeux, son éclat lumineux semble venir des plus bas étages de l’immeuble. Le Crowclub.

Il y a trop longtemps qu’elle n’a pas croisé un de ceux-là, et poussée par un instinct irrépressible, Rhea s’extirpe du sofa. Le verre claque sur le guéridon, et elle abandonne son appartement pour se glisser dans l’ascenseur, regardant défiler les nombres. Parvenue au niveau 0, le fil brille plus intensément encore, la guide à travers la foule des convives éméchés jusqu’au bar. Là, l’homme paraît perdu, fixant sans les voir les jeunes gens qui servent les clients sans faire attention à lui. Curieuse, prudente, Rhea se glisse à ses côtés, attendant qu’il capte sa présence avant de s’adresser à lui. La soirée ne paraît pas vous plaire, dit-elle avant de capter le regard de sa fille, qui ne se fait pas prier pour glisser un verre de whisky devant sa mère. Vous m’en voyez désolée.

tw: consommation d'alcool

La surprise qui se peint sur le visage de l’homme l’amuse, et un petit sourire étire les lèvres de la septuagénaire. Tête légèrement penchée sur le côté, Rhea détaille l’inconnu qui, maintenant qu’elle le touche presque de son épaule, tant ils sont nombreux accoudés au bar, paraît presque nimbé d’une lueur dorée – écho du fil qui jaillit entre ses omoplates. En dehors de ce fil, justement, il n’a rien d’extraordinaire. Un visage joli à regarder, certes, des yeux qui trahissent une once d’inquiétude, peut-être, mais cela mis à part, un homme comme les autres, que rien ne distingue vraiment de la masse. Mais ne sont-ils pas tous comme cela, celles et ceux marqués par le Destin ? Des inconnu-e-s, jusqu’au jour où. Pour lui, comme pour les autres, Rhea crève d’envie de tendre la main et d’effleurer ce fil, de le dérouler pour connaître sa vie, passée et future. Mais elle s’abstient. A appris la mesure, avec les années. Il y a longtemps que l’excitation de connaitre les moindres détails d’une existence s’est levée. Ne reste que la lassitude, la routine. L’effleurement inattentif, inattendu, d’un fil qui traînait par-là, le flash soudain d’une vie dont la pellicule défile devant ses yeux ; puis plus rien, à nouveau.

En le voyant sortir l’argent de sa poche et poser les pièces sur le comptoir, elle repousse la monnaie dans sa direction. Non, c’est pour moi. Signe de tête à la progéniture, qui répond de même, avant de retourner à ses clients. Portant le verre à ses lèvres, Rhea prend soin de fixer le miroir gigantesque qui leur fait face, et amplifie encore la sensation d’étouffement, en démultipliant la foule. Joueuse, elle y croise le regard de l’homme, et sent ses lèvres sourire à nouveau. Désolée, car je n’aime pas l’idée que mes invités ne prennent pas de plaisir sous mon toit. Inutile d’en faire un mystère plus longtemps ; la septuagénaire est ici reine de son petit empire, dont fait partie le Crowclub.

Le ton qu’il emploie pour lui répondre lui laisse à penser qu’il croit en partie à ce qu’il vient de dire. Se tournant une nouvelle fois vers lui, elle prend quelques secondes pour peser le poids de sa propre réponse. Dans mes jeunes années, j’étais plutôt comme eux, glisse-t-elle d’une voix feutrée, en désignant du menton les fêtards dans le miroir. Il est vrai qu’avant son mariage, Rhea profitait de la vie, d’une liberté qu’elle n’appréciait pas à sa juste valeur. Avec l’âge, j’ai appris à savourer. Il n’y a pas de mal à être un rabat-joie. Les glaçons tintent dans le verre, avant qu’elle ne vide le peu d’alcool qui y restait. Bien. Assez tergiversé. Si vous n’êtes pas là pour vous amuser, qu’est-ce qui vous amène ici ? Peut-être puis-je vous aider ? La curiosité l’emporte finalement. Il y a quelque chose chez ce type qui l’intrigue. Ce fil, bien sûr, mais tout autre chose, aussi. Une familiarité certaine, sans qu’elle en comprenne la raison.

Sa curiosité ne semble pas connaître de limites, de même qu’elle ne paraît pas pouvoir être apaisée. L’homme reste toujours un mystère, alors qu’il la fixe de ses grands yeux tristes. Que cherche-t-il, ici ? Quels démons, quels fantômes, tente-t-il de rattraper – ou de fuir. Après tout, les clients du Crowclub cherchent plus souvent qu’à leur tour à noyer des poissons déjà enterrés depuis belle lurette. Peut-être n’est-il qu’un parmi tant d’autres, peut-être n’a-t-il finalement rien de si extraordinaire. Mais il reste toujours le fil. Ce foutu fil, qui semble la narguer, qui paraît presque s’agiter sous son nez, chantant à son oreille comme autant de sirènes. L’invitant insidieusement à l’effleurer, à dévider comme une bobine le destin de son porteur. Lèvres pincées, d’abord, irritée par cet appel du pied auquel elle ne peut pas répondre, Rhea incline finalement la tête après un instant de silence. Ça n’était pas dans mes intentions, répond-t-elle, ses lippes s’étirant en un mince sourire amusé. Le masque, la façade, de nouveau en place.

Je suis là, souffle-t-elle. Encore et toujours. Éternellement là. Une fois de plus, la question s’impose à son esprit. Pour combien de temps encore sera-t-elle là ? Ont-ils, tous les sept, une date d’expiration. La mort de Despair leur a prouvé qu’il était possible, en tout cas, de les tuer. Mais dans cette entreprise, le temps est-il une arme utile, efficace ? Elle n’en saura probablement rien jusqu’à ce qu’arrive le moment tant attendu, espéré. Là, mais pas vraiment là non plus. D’un geste du menton, elle lui désigne le miroir. Certes, tous deux s’y reflètent, de même que la troupe des fêtards derrière eux. Certes, ils ont l’air de faire partie des réjouissances. Pourtant, Rhea ne s’est jamais sentie aussi seule, aussi isolée de tous. Comme enveloppée d’une bulle, qui la coupe du bruit, des clameurs. Seule, avec cet inconnu. Un petit rire triste, alors qu’elle balaie sa dernière remarque. Pas besoin de s’y attarder, de la décortiquer, de commenter. Elle a sûrement l’éternité pour y penser.

Et puis, il y a plus intéressant encore. Sa curiosité à assouvir. Les questions fusent, alors qu’elle repousse le verre vide. Attentive, elle se tourne franchement vers l’homme, fixant son regard inquisiteur sur lui. Elle esquisse un sourire mesquin lorsqu’il avoue ne pas savoir, avant de sembler se raviser. Et confesse donner la chasse à un souvenir, un fantôme. Son sourire se transforme, un peu triomphant. Elle n’était donc pas si loin de la vérité. Et votre souvenir, il vit encore ? Combien sont-ils ici, à chercher au fond de leur verre la trace d’un être disparu ? La question manque probablement de délicatesse, mais à son âge, Rhea ne s’en embarrasse plus. Il paraît qu’on pardonne tout aux vieilles dames. A une question en répond une autre, et elle se détourne, comme agressée, avant de croiser son regard dans le miroir : Ah, il y a comme un je ne sais quoi chez vous qui m’intrigue. Puis, faisant jaillir une main aux ongles acérés comme des griffes : Vous pouvez m’appeler Destiny.