fear of the water (malor#1)

Y’a une énergie étrange qui danse dans ses veines depuis le début de la journée, ça frémit sous sa peau comme de l’eau sur le feu. Marcus suppose que la sensation ne serait pas bien différente s’il avait enchaîné cinq expressos coupés au Red Bull (en théorie évidemment, puisque cet exploit lui a toujours été formellement interdit par son entourage… à raison). Rien d’alarmant, pourtant : ce n’est pas comme si le lémur était la créature la plus calme et paisible de la ville en temps normal ; mais d’ampleur suffisamment agaçante pour qu’il se prenne non pas une mais deux remarques de la part de Ludvig alors que le garde-du-corps slash chauffeur essaye tant bien que mal de se concentrer sur la route. Calme-toi. Arrête avec ton genou, ça me déconcentre. Il y peut rien, Marcus. Ça entre dans une oreille et ça ressort par l’autre quand il est dans un tel état. Il saurait pas en expliquer les raisons non plus ; ça arrive, c’est tout. Alors certes, il est impatient de revoir Taylor après toutes ces années et certes, que leurs retrouvailles se déroulent sous le prétexte d’une activité avec laquelle il n’est pas familier le fait quelque peu sortir de sa zone de confort (relativement grande, soit dit en passant), mais Marcus n’est pas nerveux. N’exagérons rien.

Une fois arrivés à destination et comme à son habitude, l’idole saute de la voiture avant même le moteur coupé, abandonnant Ludvig avec la sensation fantôme d’un baiser sur sa joue. Les photos n’exagéraient pas : l’Oasis, fraichement inauguré, a fière allure parmi les autres buildings au design ultra moderne de Neo Arcadia avec ses immenses baies vitrées, ses espaces verts et son impressionnant dôme de verre surplombant le tout. Déjà, une vingtaine de personnes se sont rassemblées et discutent tranquillement en attendant le début des festivités. Marcus reconnait quelques têtes, souvent croisées lors d’événement similaires ou de remises de prix, mais ce n’est pas celles qu’il cherche, présentement. L’appel de son prénom capte soudain son attention et un grand sourire vient tout de suite étirer ses joues lorsqu’il reconnait Taylor lui faire signe. « Ah ! » Son sourire à lui n’a pas changé, toujours aussi contagieux. Marcus presse le pas pour rejoindre son ancien mentor, répondant de bon cœur à l’accolade offerte avant de grimacer, faussement vexé par sa moquerie. « Hmm. Toi en revanche tu t’es un peu tassé, non ? Tu fais plus grand à la télé. » Il se dit souvent que ça doit être à cause de son karma pourri (à qui la faute) que le lémur se retrouve perpétuellement entouré de grandes tiges, histoire de lui faire garder un semblant d’humilité. « Ouais, pareil. Ça fait un bail. » qu’il acquiesce finalement dans un soupir. Quoi, sept ans ? Huit ? Depuis qu’ils se sont vus en vrai pour la dernière fois ? Taylor était déjà une légende dans le milieu du streaming et Marcus venait à peine de signer avec Icarus. Un autre temps, une autre vie. « T’es arrivé depuis longtemps ? Faut pointer quelque part ? » Marcus lève le nez pour observer les lieux rapidement, sans savoir vraiment ce qu’il cherche. L’évènement ne devrait pas tarder à commencer.

Les taquineries ont beau lui venir aisément, Marcus doit bien admettre que la présence de Taylor lui avait sérieusement manquée, ces dernières années. Ça n’a pas toujours été simple : son contrat avec Icarus l’a propulsé sur le devant de la scène et il a dû grandir très vite pour réussir à en encaisser toutes les répercussions – les positives comme les négatives – et l’absence physique de son ancien mentor s’est parfois fait ressentir plus profondément qu’il ne l’aurait imaginé. Alors ça fait du bien de le revoir, ouais.

« Whatever makes you sleep at night I guess… » ricane le plus jeune sans chercher à éviter le léger coup sur son épaule. Loin de lui l’idée d’encore davantage flatter l’égo surdimensionné de Taylor et son physique de mannequin international. La demande qui suit, sérieuse tout à coup, le prend de court. « Huh ? Pourquoi ? » Un clignement d’œil, les neurones qui se touchent enfin. « Aaah ouais ! Le procès ! Damn j’avais complètement zappé. Ouais ouais, t’inquiètes. Bouche cousue ! » Étonnamment docile, Marcus mime le geste d’une fermeture Eclair sur ses lèvres pincées – bien que son expression perpétuellement espiègle laisse croire à tout l’inverse de sa promesse. Il plaidera non coupable.

Sans grande surprise, Taylor s’est occupé de les inscrire tous les deux. « Ok cool, merci ! » Et puis soudain, deux grandes paluches qui le saisissent par les épaules et l’autre qui se met à le détailler des pieds à la tête comme s’il cherchait un paquet de weed derrière ses oreilles. « … ? » Marcus ne réagit pas tout de suite, mais proteste et lâche un glapissement indigné à l’horrible sensation de doigts se refermant sur sa queue de diablotin ultrasensible pour l’examiner de plus près. Il manque aussitôt s’étouffer avec sa salive au commentaire de son aîné, visiblement pas le moins du monde gêné par le fait qu’ils se trouvent en public. « Excuse-m- !? » Agile comme un singe, Marcus se faufile sous le bras de Taylor pour esquiver ses mains baladeuses (et masquer de son mieux le rouge qui lui chauffe soudainement les oreilles). « Bas les pattes, sale pervers !! Aargh t’es insupportable, j’avais presque oublié. » Il lui avait manqué, qu’il disait ? On oublie tout. Taylor est une teigne de la pire espèce et Marcus le déteste. Au moins pendant les cinq prochaines minutes. Sa queue fouettant l’air dans son dos, le lémur rouspète en faisant mine de défroisser les plis de sa veste pour se donner contenance jusqu’à ce que l’autre gueux l’invite à se diriger vers l’animation. « Hmph. Passe devant. »

Micro en main, un des organisateurs de l’événement se met à leur expliquer le programme des prochaines heures : tandis qu’un premier groupe profitera d’une visite des lieux, le second commencera l’activité. Marcus jette un œil nerveux au loin, vers la zone de surf d’intérieur qui se présente comme une piste pentue surplombant une piscine. Le genou qui se remet à rebondir malgré lui. Ça peut pas être si difficile, si ? Des gosses y arrivent très bien, il a vu des vidéos sur Argo, y’a pas de raison que lui se plante lamentablement ! Il a quand même hâte d’essayer, mine de rien. Clairement, il serait pas venu si c’était juste pour faire plaisir à Taylor (si).

« Quelqu’un parmi vous a-t-il déjà pratiqué le surf d’intérieur ? » Sans même réfléchir une seconde au risque de laisser filer cette opportunité miraculeuse de se venger, Marcus s’empare du bras de Taylor et le brandit en l’air à sa place. « Lui c’est un pro ! » Un grand sourire innocent s’étire sur ses lèvres lorsque l’attention générale se tourne vers eux.

A peine le temps de savourer fièrement sa blague que le karma vient punir Marcus d’un coup de coude salé entre les côtes. « Ow ! » Si on n’peut même plus rire, pff. Ils auraient pu en rester là, sincèrement, mais c’était sans compter sur Taylor qui pourrait probablement mourir sur place s’il n’obtenait pas le dernier mot en toutes circonstances. L’hôpital qui se fout de la charité, vous dites ? Marcus n’accepte pas et son cœur reste fermé. La main de son aîné le fait chanceler lorsqu’elle retombe lourdement sur son épaule, et puis une grimace qui se tord en un vague sourire de convenance face à la dizaine de regards qui les dévisagent curieusement. « Haha… Il exagère… » Un coup de fouet contre les mollets de Taylor, vaine tentative pour le faire taire, mais le gus est lancé comme une locomotive : rien ne semble plus pouvoir l’arrêter. « Espèce de- » murmure le lémur entre ses dents sans se départir de son air ravi – une réelle prouesse technique, de son humble opinion.

« Oh ? Hum très bien, dans ce cas… Vous ferez partie du second groupe. » enchaîne l’organisateur avec une pointe de malaise dans son ton professionnel. Il se ressaisit vite. « Je vous invite à suivre ma collègue qui vous fournira le matériel et vous pourrez vous changer dans les vestiaires flambants neufs ! » A ces mots, la foule se divise et Marcus peut enfin râler librement tandis que les discussions reprennent autour d’eux. « T’es vraiment le pire. J’te déteste. Gneugneugneuh tant d’équilibre et d’agilité, vraiment ? Ugh. T’vas moins rire quand j’vais m’assommer avec la planche et me noyer au fond d’leur piscine toute neuve. » C’est à peine exagéré. Honnêtement, ça aurait été le bon moment pour rappeler à Taylor un minuscule, microscopique et insignifiant détail : Marcus ne sait pas nager. Il a jamais appris, ça ne faisait pas parti de son cursus sportif au collège – à moins qu’il n’ait séché les cours ? qui s’en souvient – et maintenant ça paraît clairement trop tard pour y faire quoi que ce soit. Alors quoi ? Dans le meilleur des cas, Taylor se fout de sa gueule en croyant à une excuse pour se dégonfler, et Marcus ne lui en voudrait même pas. Tant pis, y’a plus qu’à assumer.

Quelques minutes plus tard, les voilà vêtus de combinaisons de surf floquées du logo du complexe et – petite touche personnelle – de leur prénom ou alias sur la poitrine. Charmant. Marcus trépigne à l’entrée des vestiaire, pas franchement à l’aise dans cette tenue moulante. Il a remonté ses cheveux blonds en petit chignon à l’arrière de son crâne, comme si dégager sa vue et ses oreilles allait réellement jouer sur ses performances. Personne ne leur propose de gilet de sauvetage ou de flotteurs – évidemment, personne ne serait assez con pour participer à une séance de surf sans savoir nager, pas vrai ? … haha. « Comment tu fais pour avoir l’air de sortir d’un GQ en permanence ? C’est indécent. » qu’il lâche, dépité, lorsque Taylor le rejoint enfin.

Il est pas serein, Marcus. C’est le moins qu’on puisse dire. Les moqueries de Taylor parviennent à le détendre un peu mais au moins autant qu’elles le tendent davantage, une pression supplémentaire s’invitant sur ses minces épaules lorsqu’on le désigne soudain comme surfeur accompli malgré son absence totale d’expérience. Et c’est sa fierté qui le perdra, vraiment, il n’a aucun doute là-dessus, parce que le lémur ne songe à aucun moment à démentir pour s’épargner ce désastre certain. Ce serait terrible s’il s’affichait devant tout le monde, non ? Marcus inspire profondément, exhale, serre et desserre les poings à ses côtés. Il peut pas se permettre de se ridiculiser.

Avec une aise déroutante, Marcus masque son trac derrière un sourire malicieux, jaugeant la silhouette de son aîné de haut en bas avant de commenter sa réflexion. « De ce côté-là ça devrait pas trop te poser de problème, hmm ? » Et puis un soupir et une grimace désabusée quand Taylor lui propose de faire supprimer d’éventuelles photos compromettantes. « Trop généreux de ta part... » Aucun doute qu’Icarus s’en chargerait très bien, mais rien que d’imaginer l’existence même de tels clichés et la situation embarrassante qui les aurait créés suffit à refroidir d’autant plus le blondinet. Calé sous le bras de Taylor, Marcus proteste en sentant sa main ébouriffer ses cheveux et gigote pour se déloger et se recoiffer.

« Ugh, those outfits are a real humbling experience. » qu’il marmonne lorsque l’animateur reprend son discours. Il arrive pas à se concentrer, Marcus. Ça vibre dans ses veines, y’a tous ses sens en alerte et une forte odeur de chlore qui lui agresse le nez et qu’il n’arrive tout simplement pas à ignorer. La combinaison est trop moulante, l’impression d’étouffer, ça le gratte, ça lui colle à la peau à tel point qu’il crève de se l’arracher avec les ongles pour se libérer. Alors quand on l’invite à approcher pour faire la démonstration sous les encouragements moqueurs de Taylor, Marcus obtempère avec autant d’enthousiasme que si on l’appelait à l’échafaud. Il peut pas lui en vouloir, à Taylor : il aurait probablement agi de la même manière si les rôles avaient été inversés. « Finissons-en… » murmure-t-il pour lui-même, dents serrées, avant de redresser les épaules et d’afficher l’assurance la plus convaincante qu’il puisse trouver dans son répertoire.

Ils vont commencer en douceur, que le type a dit. Pourtant, malgré la puissance des jets d’eau ajustée au minimum, Marcus ne peut s’empêcher de loucher sur la pente sous ses pieds et la piscine tout au bout. Il a de l’eau jusqu’aux chevilles quand l’animateur l’invite à monter sur la planche – qu’il immobilise gracieusement pour lui faciliter la tâche. Un coup d’œil est jeté à Taylor, un autre à la quinzaine d’influenceurs et de médias participant à l’activité. Plus vite ce sera fini… Suivant à la lettre les instructions, le lémur place ses pieds aux endroits indiqués sur la planche, genoux légèrement fléchis – et se forçant à lutter contre son instinct premier de se foutre à quatre pattes pour abaisser davantage son centre de gravité. « Oops, pardon. » Une excuse lancée sans grande profondeur tant il est concentré tandis qu’une vague plus imprévisible que les autre lui fait décrire un vif mouvement de queue pour retrouver son équilibre, manquant de peu d’éborgner l’animateur à sa gauche.

cw : noyade

Passée l’appréhension des premières secondes à loucher sur les vaguelettes léchant ses chevilles, Marcus parvient à trouver son équilibre, bien qu’il n’arrive pas à se détendre pour autant. L’énergie qui vibre en lui depuis ce matin est toujours là, décuplée au fil des heures. Ça tire et ça tire, il le sent, comme un élastique menaçant de céder sous la tension continue. Vaguement, il espère que personne dans l’assemblée n’a de vision bionique capable de capter les tremblements de ses doigts ou les battements erratiques de son cœur à travers sa combinaison. Ce serait difficile à démentir.

Y’a un vaillant espoir qui le fait relever la tête quand l’animateur à ses côtés lui demande si tout va bien avec un grand sourire – un de ceux qui réclament subtilement les cinq étoiles sur Yelp, Marcus les reconnaît bien ceux-là. Le lémur répond avec un air enjoué sorti de nulle part, un pouce levé en bonus et le « Super, tout va bien ! » vaillant, déjà soulagé que sa petite démonstration soit enfin terminée. L’autre hoche la tête, visiblement satisfait, mais au lieu de l’inviter à descendre, Marcus le regarde avec horreur augmenter la puissance des jets sous ses pieds. « Ah wait, wait… ! » Trop tard, le grondement de l’eau s’intensifie et la planche fait une embardée en avant sans qu’il n’ait le temps de s’y préparer. Pris de court, l’idole plie les genoux et mouline avec les bras, un sentiment de pure terreur dans les veines à l’idée de tomber à l’eau. Y’a quelques rires au loin et le cliquètement des appareils photos mais Marcus n’a pas le temps de s’en soucier alors que son estomac fait un saut-périlleux et que la planche vire soudainement de bord. En un clin d’œil, son corps se retrouve projeté dans le vide, tête la première dans la piscine dans un bruit d’éclaboussure.

Y’a de l’eau partout. Dans sa bouche, dans ses yeux, ça l’engloutit. Un hoquet lui en fait avaler et des milliers de bulles semblent vouloir l’étouffer. Il entend plus que son cœur cogner douloureusement dans sa poitrine, contre ses tympans, et ses propres cris silencieux qui n’atteignent pas la surface. Lorsque ses pieds atteignent le fond du bassin, Marcus parvient à prendre appui et sortir brièvement la tête mais aucun de ses battements désespérés ne semble capable de le maintenir hors de l’eau. « H-heglp- » Il s’étrangle sur le chlore qui tapisse sa langue, n’arrive pas à chasser l’eau de ses poumons pour y faire rentrer l’oxygène, il halète et lutte, ça le tire par le fond, il voit plus rien… Il va se noyer. Il va crever. Il peut pas…

Et puis la tension qui cède d’un coup.
L’énergie qui éclate comme un bouchon de champagne.

Soudain, le corps est aspiré dans une autre dimension puis aussitôt recraché un peu plus loin et Marcus n’a que le temps d’apercevoir le carrelage du bord de la piscine se rapprocher dangereusement de son visage avant de perdre connaissance.

L’odeur de chlore est la première chose qui perce le brouillard. Sèche et acide. Après ça, tout l’accable d’un seul coup. Marcus se plie aussitôt en deux, crachant et hoquetant pour expulser l’eau de ses poumons. Y’a un gémissement plaintif qui sort de ses lèvres lorsqu’il se laisse retomber lourdement sur le carrelage, épuisé et vaguement essoufflé. Et ce maudit goût de chlore qui semble toujours tapisser chacun de ses organes… l’impression d’avoir avalé un litre de Javel. Il aimerait vomir encore pour s’en débarrasser. Une grimace dérangée lorsque le bourdonnement incessant dans ses oreilles finit par s’éclaircir et lui permet de distinguer tout un tas de voix qui s’activent bien trop près de son espace vital. « Wohdturgjlhll- » Ça sort dans un marmonnement indiscernable, une injure qui perd tout son impact tant son esprit cotonneux a de mal à s’accorder avec sa langue. Marcus a les paupières qui papillonnent, tente de garder les yeux ouverts alors que la lumière du jour l’agresse et le fait jurer à nouveau. Franchement, vu la qualité du réveil, il serait pas contre retomber dans les vapes, là tout de suite. Son corps lui paraît si lourd, endolori de partout comme s’il venait de se faire rouler dessus par un camion ; mais même ça serait encore tolérable si c’était sans compter la vive douleur qui lui martèle le crâne et lui donne littéralement envie de s’arracher les yeux.

Luttant contre la nausée, Marcus relève les yeux vers les corps qui s’agitent au-dessus de lui. Ça beugle dans tous les sens, ça fait de grands gestes, il sait même pas où regarder, où chercher un répit. Il se redresse un peu, se sent sourire – ou essayer de reproduire l’expression du mieux qu’il le peut – comme une armure de dernier recours. « ‘Vant… J’suis- » Une quinte de toux qui lui brûle la gorge. « vivant, ç’va… » Ça va pas, ça pourrait pas aller pire. Y’a son cœur qui bat bien trop vite dans sa poitrine et un reste de terreur dans le fond de ses pupilles étrécies. Bordel ce qu’il déteste cette situation, il pourrait en crever d’embarras.

Marcus cligne plusieurs fois des yeux, désorienté. Il ignore combien de temps s’est écoulé depuis que son cerveau a déclaré forfait ; si on parle en secondes, minutes ou même en heures depuis son plouf dans la piscine. Il est toujours trempé, visiblement, ce qui écarte la dernière option. Encore que. Dans le brouhaha, y’a une voix familière qui se détache et le lémur rassemble vaillamment ses derniers neurones pour se concentrer dessus : c’est Taylor, bien sûr, il le reconnaît après un battement à le regarder comme un con. ‘Faut dire qu’ils sont tous habillés pareil autour de lui et que son odorat est présentement hors d’état, ça lui facilite pas les choses. « Ambulance… » qu’il répète bêtement comme s’il s’agissait d’un mot en langue étrangère. « J’pas b’soin… ç’va. Juste uh- » Une pause inspirée, un soupir défait. Marcus essaie de se justifier mais il sait bien, au fond, qu’il a pas vraiment les jetons nécessaires pour marchander. Il serait incapable de se lever sans que ses genoux ne déclarent leur indépendance, il en est persuadé. Et sa tête… Avec un grimace, Marcus porte une main à son front et louche avec dépit sur ses doigts tâchés de rouge. Quel spectacle il fait…

Face à lui, Taylor rit et Marcus l’imite faiblement, même s’il n’a pas vraiment entendu la blague. Devrait-il s’inquiéter ? Les paupières qui se ferment brièvement – ce serait si facile de se laisser aller, de dormir un bon coup – avant que ses yeux ne s’attardent sur les gouttes perlant sur la peau de Taylor, collant ses cheveux auparavant impeccablement brushingés à son front. La conclusion est vite tirée. « Merci… de m’avoir sorti d’là. » Il s’en veut un peu – en plus d’être carrément embarrassé par la chose – que son ami ait dû jouer les secouristes pour l’empêcher de se noyer alors qu’il partait justement avec l’intention de ne rien lui avouer sur ses capacités en natation – ou de leur absence, en l’occurrence. Maintenant qu’il a l’esprit plus clair, Marcus se souvient de la sensation de perdre pied – littéralement – et de la frayeur incomparable qui animait ses membres pour lutter contre la noyade. Quelle fin pitoyable pour Leemur ç’aurait été, ne peut-il s’empêcher de songer. Les tabloïdes en auraient fait des gorges chaudes pendant des mois, peut-être même aurait-il eût droit à un post commémoratif sur l’Argo d’Icarus. Un truc bien larmoyant, bien héros-tombé-au-front, certainement. Marcus grimace à cette pensée. S’il doit passer l’arme à gauche, autant que ce soit avec panache et pas en se noyant comme un gamin ayant oublié d’enfiler ses bouées.

Le trajet jusqu’à l’hôpital est un souvenir flou et vaporeux dans sa mémoire. Faut dire que le masque à oxygène (morphine ? crack ? qu’en sait-il) que le secouriste lui a collé sur le nez à peine le moteur démarré n’a probablement pas aidé. Dans d’autres circonstances, Marcus n’aurait certainement pas aussi bien vécu le fait de se faire trimballer de la sorte tel une vulgaire peluche, mais il décide de leur épargner à tous ses humeurs contradictoires, pour cette fois, et de sauvegarder le peu d’énergie qu’il lui reste pour ne pas retomber dans les pommes.

Et la chose est plus facile à dire qu’à faire.

Au bout d’un moment, Marcus se retrouve tout seul dans une pièce trop blanche, entouré de médecins qui lui posent un millier de questions chacun et le tripotent dans tous les sens pour déceler ce qui cloche chez lui. Il sent la panique lui chatouiller le bout des doigts et son cœur qui se remet à battre trop fort et ça devient encore plus compliqué de ne pas tous les insulter un par un avant de partir en courant. Où est Taylor ? Et Ludvig ? L’idole ne se rappelle plus avoir demandé à son ami de prévenir Ludvig, dans la confusion générale. Marcus se mord l’intérieur de la joue, l’inquiétude lui faisant serrer le poing sous la fine couverture. Il se force à respirer doucement pour faire reculer la panique qui menace de reprendre le dessus. Il n’a qu’une envie c’est de rentrer chez lui et de se rouler en boule dans les bras de Ludvig. Oublier le désastre qu’est devenu cette journée.

Lorsque les médecins s’écartent enfin, Marcus relâche son souffle. Ils ont l’air contrarié, peu satisfaits des réponses obtenues – en même temps, même avec la meilleure volonté du monde, le lémur serait bien incapable de leur relater les événements passés. Y’a le chef des médecin (supposition purement pragmatique) qui maugrée un truc dans sa barbe à propos de résultats à attendre et puis toute la clique finit par sortir de la pièce, laissant le lémur seul – pour de vrai, cette fois. Pendant une minute, le grésillement des néons est l’unique bruit qui perturbe le silence, jusqu’à ce que Marcus se redresse en position assise – et grimace lorsque des étoiles colorées se mettent à danser dans son champs de vision. Hors de question qu’il reste ici une minute de plus.

Malgré le vertige, Marcus s’apprête à passer les jambes d’un même côté du lit pour en descendre quand il s’interrompt dans son élan, la porte qui s’ouvre à nouveau lui faisant redresser la tête. Son cœur se serre à la vue de Taylor, un soulagement inexplicable le parcourant soudain tout entier. « Taylor. » La voix est rauque et les yeux humides. Ça lui fait un bien fou de voir une tête connue, de le voir lui, au milieu du brouillard qu’ont été les dernières heures, il pourrait tomber dans ses bras. Y’a un rire, sec et embarrassé, en réponse à son salut. « Fuck off… » La rétorque est sacrément faible, venant de lui, mais Marcus se sent encore trop paumé pour faire le malin. Il pince les lèvres en regardant Taylor prendre place sur un chaise, hésitant à le laisser s’installer alors qu’il a juste envie de se barrer d’ici. Le lémur finit par soupirer, passe une main las sur son visage puis dans sa tignasse blonde – grimace au contact de nœuds et de mèches encore mouillées. Il doit avoir une tête à faire peur. « Bof… Traumatisme crânien. » Marcus pointe du doigt le grand pansement couvrant une partie de son front, laisse retomber sa main lourdement en réalisant la stupidité du geste. « Pour le reste j’en sais rien, ils m’ont fait faire tout un tas d’examens mais… » Il s’interrompt, étrangement embarrassé d’avoir été trop dans les vapes pour se rappeler des informations potentiellement importantes qu’on aurait pu lui donner. « Ce serait en rapport avec ma mutation, j’crois ? » De là à en comprendre le pourquoi du comment, il y a un monde. Marcus ne se souvient de rien, après tout : entre sa quasi-noyade et son réveil peu agréable au bord de la piscine, c’est le noir complet. Y’a une angoisse indéniable qui lui tord le bide à imaginer ce qui aurait pu se passer pendant ce court laps de temps, sans qu’il en ait conscience. « Ughh, dis-moi qu’tu m’as rapporté mes fringues, j’en peux plus d’ce truc affreux… » qu’il grimace en réponse à ce qu’il prend comme une moquerie. Non seulement moche et inconfortable, le vêtement en tissu rêche lui procure un sentiment de vulnérabilité atroce. Marcus réajuste la couverture autour de ses jambes. « Ils t’ont dit des trucs à toi ? Vu que t’étais là, j’imagine que t’as pu leur raconter mes exploits dans la flotte ? » Malgré le sourire forcé sur ses lippes, l’appréhension et les miettes de terreur ressentie à ce moment-là sont palpables dans ses paroles.

Ça sonne pire que ça ne l’est, qu’il a envie d’ajouter, Marcus. De rassurer. Traumatisme crânien, ça a un fond de machines qui font bip bip et de lumières blanches, un peu, alors qu’en vrai… ça va. Marcus est d’avis qu’ils exagèrent tous pas mal, quand même. Ça doit pas être la première fois que les docs voient débarquer dans leur service un gugus qu’a plongé sans ses brassards puis qui s’est cogné en tombant comme une merde, si ? Le lémur louche sur les mains de Taylor qu’il triture discrètement, a bien envie de lui dire d’arrêter parce que ça va finir par le stresser aussi. Se retient, finalement, pour plutôt échapper un rire à la question de son ami. « Genre quoi ? Me noyer ? J’pense pas que ma mutation ait un rapport avec le fait que j’nage aussi bien qu’un boulet de canon, Tay. » Ça pourrait, techniquement – suffit que ça ait jamais été décelé par les médecins d’Icarus auparavant – mais Marcus serait plutôt tenté de mettre la faute sur le dos de ses absences répétées en cours de natation au collège, bizarrement.

Il tend le bras pour récupérer ses fringues, impatient de se débarrasser de la blouse immonde qu’on lui a refilé en arrivant, et secoue la tête en signe de négation – regrette aussitôt le mouvement lorsqu’une mini vague de nausée lui serre brièvement la cœur. « Ça devrait aller… mais rattrape-moi si je tombe dans les pommes. » ajoute-t-il, à moitié sérieux. Avec une précaution rare, Marcus entreprend de défaire le nœud situé derrière sa nuque, écoutant d’une oreille les bribes d’explications de Taylor quant à sa discussion avec les médecins. Et soit c’est lui qui a du mal à comprendre – ce qui, vu son état, ne serait pas plus étonnant que ça – soit c’est l’autre qui galère à finir ses phrases. Marcus finit par laisser retomber ses bras, vaincu par le nœud, et relève les yeux vers son aîné. « Bah qu’est-ce que t’as ? » qu’il lâche, de son tact à toute épreuve, en constatant avec une confusion presque comique les larmes et le menton tremblant de Taylor.