In dead of night, one window open | Leolie

Link est rentré. Je peux l’entendre dans la cuisine. Il doit être en train de préparer le dîner. Il cuisine toujours, en ce moment. Parce que moi, je sers plus à rien. J’suis plus rien. J’suis juste là, dans mon lit, dans l’canapé, dans la douche, et puis c’est tout. J’fais rien. A part ce soir, peut-être, mais j’ai bien envie de me raviser. J’ai dit à notre propriétaire que je viendrais jeter un coup d'œil à cette salle de danse qu’il veut mettre à ma disposition, mais en vrai c’est une mauvaise idée. J’le sais bien, que c’est une mauvaise idée. A quoi ça sert? Rien, rien, rien. Et puis rien qu’à l’idée de sortir de l'appartement, même juste sur le palier, ça m’angoisse. J’ai dit que je viendrai dans une heure, et je vais finir par être en retard. Avec une autre personne, je me serais sans doute défilé, mais avec Leopold… à vrai dire, je crains terriblement sa réaction que j’ose pas. Tant pis. Parfois, il faut se faire violence…

J’exhale, lentement, me frotte un peu le visage et tente de faire un ordre de ce que j’ai sur la tête, avant d’abandonner et de visser la capuche du hoodie trop grand de Link sur ma tête, et d’y cacher mes mains, dans la poche centrale. Je sors de ma chambre, et puis je passe devant la cuisine, m’arrête au niveau de l’encadrement. “Hey.” J’exhale, lentement. Ma main frotte un peu contre l’encadrement de la porte, avec la manche trop grande. Je me mords un peu la lèvre, fait un signe de manche vers la porte. “I’m going… hm. Leo wants to show me something” J’explique un peu maladroitement, dévie un peu le regard. “I should be back in half an hour or something” J'ai tellement honte, je trouve ça tellement stupide que j'ose même pas lui dire ce que c'est, encore. J’essaie de forcer un sourire, jcrois que ça ressemble pas à grand chose, et puis après jvais enfiler mes chaussures, et puis sort de l’appartement. Instinctivement, je tire sur ma capuche un peu plus, alors que j'avance sur le palier pour faire face à la porte de Leo. J’inspire profondément avant de toquer à la porte. J’ai mal au ventre, et j’ai envie de faire demi-tour - je manque de le faire, mais la porte s’ouvre pour laisser place à notre propriétaire. “Hi Leo..-pold” Je rajoute en me rappelant qu’il n’aime pas qu’on utilise Leo. Je me racle la gorge. "Hm... is this still a good time?"

Devant la porte, j’espère que Leo ne réponde pas. J’espère qu’il ait eu un empêchement, angoissé et épuisé d’une conversation qui me pèse déjà. Je n’ai rien contre Leo, mais la moindre interaction sociale m’est difficile ces derniers jours. Cela ne doit pas aider que je ne sorte pas de la maison, à vrai dire - mais j’en suis incapable. Leo ouvre la porte rapidement, malheureusement, et il m’est alors impossible de faire demi-tour. L’entendre m’appeler Charles est étrange, Marcus étant habituellement le seul à m’appeler de la sorte - à penser à Marcus, les remords me submergent de nouveau, et puis je n’ai pas l’énergie de corriger Leo. A quoi bon, de toute façon, vraiment. Il peut bien m’appeler comme il veut, ça ne m’atteint pas du tout. Je hoche la tête, alors qu’il confirme. Je le savais bien, mais je sais pas quoi dire de plus, ou faire la conversation. J’ai l’impression d’avoir perdu toute mon assurance. Enfin. J’ai surtout l’impression que j’ai perdu le vrai Charlie. Y a plus rien, là-dedans.

J’entre alors qu’il me laisse de la place, acquiesce logiquement à ses mots. “Yes. Of course.” Je réponds simplement et me penche pour retirer mes chaussures et les laisser l’une à côté de l’autre devant l’entrée avant de me redresser. Je baisse les yeux sur mes chaussettes dépareillées, soulagé qu’elles ne soient pas trouées ou trop abimées. C’est que je ne fais plus trop attention. “If you want to.” Je sais pas s’il a envie que je les porte, moi. “I can also stay in socks if it’s easier” Loin de moi l’envie qu’il s’embête à les chercher, si c’est juste pour quelques minutes.

Je réalise que je suis venu les mains vides - et je déteste ça. ça ne m’arrive jamais. Je manque de faire demi tour en me confondant en excuse pour aller récupérer quelque chose - mais quoi, à vrai dire? Alors, je reste là, simplement. Mes mains retrouvent leur place dans la poche intérieure de mon hoodie. Je pense à quelque chose, soudainement, et mon cœur descend un peu dans mes talons. “I hope we’re not too late on the rent.” Je crains que ce soit le cas - il faut que je trouve une solution, Link ne peut pas tout gérer tout seul. “If we are we - I'm sorry" Je me penche en avant. "we will pay soon” J’en sais rien, moi, si on peut payer rapidement. Les factures doivent s’accumuler, mon échéance de prêt étudiant traîne sur mon bureau depuis des semaines.

Je baisse mes yeux sur les chaussettes. Sont-elles trop légères? Je hausse les épaules. “Really, they’re alright…” Je marmonne un peu, ne souhaitant pas importuner Leo et qu’il se sente obligé d’aller chercher des chaussons. Pourtant, le propriétaire des lieux s’éloigne déjà pour récupérer un sac contenant des pantoufles, me tend la chose alors que la conversation se porte sur le loyer. Je prends le paquet, penche un signe en avant. “thank you” je réponds aussitôt, me penche pour enfiler les chaussons - chaud et confortables, en effet. Leo me confirme que le loyer a été payé, quand je relève la tête, une petite surprise, sans doute, peut se lire sur mon visage. “Oh…? really, alright. Nevermind them” ça me fait culpabiliser, déjà. Je n’ai pas donné ma part à Link, qui a dû tout prendre sur lui. je baisse les yeux, misérable.

Je relève la tête, aussitôt, aux mots de Leo, et la culpabilité ne fait que s'accroître quand je réalise que j’ai encore fait un faux pas. “Oh- I didn’t mean- i mean i just-” J’exhale un long soupir. “Sorry” Le regard dévie. Il vaut mieux se taire, parfois. Souvent, avec moi. Mes doigts se tordent un peu, dans la poche du hoodie. Je regarde les pantoufles, une nouvelle fois. “Thank you. They’re nice” Je complimente, lentement, tâche d’arranger la discussion. Je suis soulagé, quand Leo finit par annoncer la salle de danse - j’entre dans l'appartement pleinement, alors, et le suit docilement, monte les escaliers à sa suite. L’appartement est vraiment similaire au nôtre. Plus soigné, j’imagine - je ne fais pas assez, ces derniers temps. “I did not know you are a dancer” J’essaie de faire la conversation, même si cela n’est pas très facile. La chose n’a jamais été abordée, et semble plutôt surprenante, du peu que je connaisse de Leo. “Or- I mean it’s not often someone has a dance room in their own flat” La supposition est aisée, et bien probable.

Je comprends que j’aurais encore mieux fait de me taire. Je sens le jugement dans la voix de Leo, je sens son irritation aussi, ou du moins je perçois la chose ainsi. J’aurais mieux fait de ne jamais venir. A quoi bon, de toute façon? Pour voir une salle de danse? à la bonne heure. J’aurais mieux fait de rester dans l’appartement. Si je m’en sentais pas aussi incapable ces derniers temps, ça me ferait rire, cette supposition. Dire que le domaine de la danse ne m’intéresse pas. L’ironie est presque hilarante, si ça me donnait pas envie de hurler. “I’m sorry, Leopold.” Les mots s’échappent aussitôt, je penche la tête un peu en avant. “I should’ve noticed” J’imagine - mais après tout, je ne l’ai toujours vu que rarement, Leo.

Je me tais, parce que mon propriétaire ouvre la porte. Je me tais, parce qu’on entre dans la salle. Je me tais, parce que je sais plus quand est ce que j’ai mis les pieds dans un vrai studio de danse la dernière fois; et y a tout qui remonte. C’est si familier et ça me ramène des mois et des années en arrière. C’est familier comme rentrer à la maison, c’est douloureux comme une maison laissée à l’abandon, c’est effrayant comme un lieu hanté. J’sais pas ce que je fous là, mais je me trouve incapable de faire demi tour. J’sais pas ce que je fous là, mais mes pieds se mettent en mouvement sans que je les contrôle, quelques pas, juste quelques pas jusqu’au milieu de la pièce. J’bouge pas. ça me prend un peu à la gorge. J’sors pas mes mains de la poche du hoodie; j’me tords les doigts.

Y a des miroirs, évidemment y a des miroirs partout. C’est la règle numéro une en danse, pour s’améliorer. J’me regarde pas - surtout pas. Je me concentre comme je peux, pour saisir les mots de Leo qui ont résonné quelques secondes auparavant. La chose est risible. Je hausse les épaules. “I’m not that good.” Je me sens complètement à côté. J’sais pas ce que je fous là. J’sais pas ce que je fous là, putain. ça me tord le ventre, comme la chose qui transpire dans cette pièce m’appelle et réclame. “I was a dancer before anything else.” J’explique sommairement. Les mots sont prononcés sans que je ne les réfléchisse vraiment, submergé par l’endroit et les souvenirs qui dansent derrière mes pupilles. “... choreographer too. Often.” J’sais pas quoi dire. J’sais pas ce que je fais ici. “That’s a nice studio.” La chose est vraie mais je le dis surtout pour faire la conversation, surtout pour me donner contenance. Je relève la tête vers lui - tout, sauf vers les miroirs. “Always been impressed by classical dancers.” Les limites physiques du corps - je crois que, oui, ils les atteignent plus que n’importe quels autres danseurs.

Les mots de Leo me parlent. Le chant pour moi est un art important, dans lequel j’aspirais à devenir meilleur, tout comme pour l’écriture, des paroles ou de la musique, mais cela ne pourra jamais égaler la danse. La danse est avec moi depuis que je suis tout gamin. J’ai probablement passé plus de temps à danser qu’à faire tout le reste, dans ma vie. ça fait juste partie de moi. ça me démange, d’être dans une salle comme celle-ci, mais la peur est trop grande. La danse, c’est du passé pourtant maintenant, comme tout le reste. Il faut savoir reconnaître quand les choses sont terminées. Je me suis menti à moi même trop longtemps, mais ce n’est plus le cas. J’acquiesce silencieusement, d’abord. J’ai l’impression de m’entendre, au travers de ses mots. “I like how people can interpret the story how they want to” J’ajoute lentement, c’est une chose qui m’a toujours paru importante, les chansons ne peuvent pas toujours être interprétées de façon différente, lorsqu’on lit des paroles. Ce n’est pas le cas, avec la danse. J’acquiesce de nouveau, la danse de ballet demande énormément de sacrifices - je veux bien le croire. Pour une quelconque personne s’y connaissant un minimum en danse de façon générale, la chose est flagrante.

Je me sens perdu. Dans ma vie, et puis aujourd’hui, et puis ici, dans un endroit qui veut tant dire et rien à la fois. Je fais la conversation, sans savoir si j’ai envie de rester ici, ou si j’ai envie de fuir, si la chose est plus douloureuse que rassurante, quelque part. Il y a des marques qui ne partent pas, des souvenirs de sensation de plénitude qui reviennent à ma mémoire. Ils me donnent envie de pleurer. Leo arrive plus proche de moi, je l’observe un peu interdit, à sa question - sa demande, plutôt - la vague de panique m’ayant submergé en pensant qu’il s’agissait de lui montrer en live repart lentement aux mots suivants, mais le cœur bat encore trop fort dans ma poitrine. D’instinct, je m'enfonce un peu plus dans le hoodie de Link, ne comprend pas pour quelle raison la chose est réclamée. Je sais bien que c’est une mauvaise idée. Pourtant mon corps semble agir de lui-même, mue par une force que je ne comprends pas, et je sors mon téléphone en y cherchant des vidéos. “hm… alright. but it’s not ballet” j’annonce, alors qu’il le sait déjà pertinemment, mais je sais pas bien ce qui l’intéresse. Je lance une vidéo de dance practice, la montre à Leo. Un de nos titres les plus connus, un de ceux dont je suis le plus fier de la chorégraphie, aussi. “That’s one of them” La musique résonne, et si je ne veux pas y jeter un œil, mon regard s’y pose quelques minutes plus tard sans pouvoir me contrôler. C’est lourd, tout autour. C’est lourd dans mon ventre et dans mon cœur. J’entreouvre les lèvres. L’inspiration est prise en silence, mais difficilement. ‘Synchronicity is something we have in common I guess” Les styles ne pourraient pas être plus différent, en revanche. Mes yeux sont absents, légèrement. Il y a trop de souvenirs. “We worked super hard to get this one.. it’s maybe one of the most difficult we’ve done” La voix est blanche, il y a une larme sur ma joue, je crois, je l’écrase distraitement. Je coupe avant la fin, la chose est insupportable, à la place, je lance une vidéo solo - la chorégraphie change des codes de celles de groupe. “That’s another” Une pause. “What do you think?” ça s’échappe, parce qu’il y a une part de moi là, au fond, qui se pose vraiment la question, d’avoir l’avis d’un danseur de ballet. Mais l’autre me rattrape et et je chasse la chose aussi vite qu’elle est arrivée. “Nevermind. It doesn’t matter anymore”

C’est un peu plus facile, peut être, de lui montrer cette chorégraphie solo que l’autre. Il n’y a pas les autres. Il n’a pas le souvenir de la déception, de la peine aussi, sur leurs visages et de me sentir responsable de la chose. Il y a toujours des regrets, mais pas les mêmes. Il y a la culpabilité, surtout, celle de savoir que j’aurais pu tout éviter, que j’aurais pu rester cette personne, là, pleine de confiance et d’ambition, pleine de projets et de rêves à portée de main - si j’avais été plus raisonnable. Si j’avais fait plus attention. Je sais bien que ça ne sert plus à rien de penser ainsi, que ça m’aidera pas, présentement, mais la chose est là, s’agrippe au cœur et lâche rarement, quand les souvenirs sont si présents. “Hm, yes, I know… big screen would probably be better” Est ce que j’en suis capable? rien n’est moins sûr. Après, la taille de l’écran ne change pas la sensation, à l’intérieur.

Je veux plus rien avoir à faire avec la danse - je ne peux plus avoir à faire avec la danse. C’est ce que je me dis, c’est ce dont j'essaie de me convaincre parce que c’est mieux comme ça, parce que c’est moins douloureux. Pourtant, je relève la tête vers Leo, à son compliment. Pourtant, ça me fait plaisir, au fond. Parce que l’avis de Leo m’importe, et que je suis curieux. Mon regard tombe sur sa canne, à ses mots. Je les écoute, les assimile, et la chose me fait pauser, réfléchir. Leo lève le regard vers les miroirs, et d’instinct je le fais également, mes yeux se posent sur ma personne, et je n’aime pas ce que je vois. Mon regard dévie rapidement, se pose sur Leo, à côté. Je le considère un instant. “What happened?” Je m’entends dire, comme déconnecté de moi-même. La chose est sans doute sans tact, mais elle sort quand même; et maintenant qu’elle a été prononcée il n’est plus possible de revenir en arrière. Je lui laisse pourtant le loisir de répondre, ou pas, et reprend la parole, hausse les épaules. “It’s not worth it. Career is over” J’annonce, simplement. La chose est un déchirement dans le cœur, pourtant elle résonne comme un simple état de fait. Je me regarde, encore, dans le miroir. “I have to focus on getting better..” Je parle plus bas, alors, pas vraiment pour lui, en fait. Mais c’est que c’est important. Je ne peux pas faire subir cette personne aux gens qui m’entourent bien longtemps.  

Il y a une compréhension douloureuse qui passe dans mon regard. Il y a des blessures qui ne pardonnent pas - on les redoute souvent, en tant que danseur, et la limite entre le surmenage et être au plus haut de ses compétences est parfois très fine. Je le sais, il m’est aussi arrivé d’en faire les frais. J’imagine aussi que pour une danse aussi exigeante que la danse classique, la chose est encore plus exacerbée. Je me demande vraiment comment j’aurais pu supporter une telle chose à la place de Leo. Peut-être que cela aurait été impossible.

Il y a une phrase qui résonne dans le studio, et qui me fait l’effet d’une claque. Moi, je relève la tête et je le regarde complètement sonné.
Il y a une question qui s’y ajoute qui me pique dans mon amour-propre. La chose est douloureuse, dans mon cœur - je me sens insulté, et surpris par ses mots, je ne réagis pas tout de suite, l’observe me dévisager, incrédule.
Il y a une constatation pleine de jugement, semblant avoir été décidée en trois secondes, et la colère me submerge brusquement et me brûle les yeux. “You don’t know anything about me” Ma voix n’est pas aussi calme et en contrôle que je le voudrais. “Dancing was my whole life. Being an artist is everything I am, everything i’ve worked for, i’ve been working for it as long as I can remember. it’s the only thing I thought I knew how to do. I sacrificed everything for it. I’m nothing, without it!” ça monte et ça monte et ça monte et je parle sans m’arrêter. “You can tell me I’m a coward, you can tell me i’m weak, you can tell me I deserve everything that happened to me and i would gladly take everything, but you dont get to look at me in the eyes and say i dont like dancing” J’marrête, brusquement, et j’prends une inspiration soudaine, laborieuse, alors que mes mains tremblent et que tous mes muscles sont tendues et que l’émotion m’étouffe. “There’s nothing left that used to define me” J’enrage. J’me retourne, et enfin, j’me regarde dans les miroirs qui prennent toute la place, dans les miroirs qui me renvoient ce que je suis devenu. J’m’y rapproche, en deux enjambées, rapide, je tourne la tête, je plante mon regard dans celui de mon reflet, et dans ma main mes ongles serrent si fort que ça m’fait mal. “You think he fucking gets to dance, ha! this wreck? he’s not even capable of it anymore” Jpointe du doigt mon propre reflet, et puis j’regarde Leo par le miroir, et puis j’me retourne. “I dont think he fucking deserves any of it”   

Il y a un silence qui s’installe, juste quelques secondes. Moi, je reprends mon souffle, après mes protestations. J’écrase les larmes rapidement sur mes joues, m’efforce de me reprendre. Je me sens exténué. Je ne sais pas si j’ai le droit de me plaindre quand tout ce qui se produit aurait pu être évité. Je sais plus grand chose, et la moindre interaction à l’extérieur d’un cercle très fermé me demande un effort considérable. J’ai envie de lui hurler dessus davantage mais mes mots ne sortent pas, et puis Leo rompt le silence de nouveau. Je secoue la tête, au fil de ses mots. Il ne comprend pas, Leo. Il ne comprend rien, Leo. Il n’a pas le contexte, et même s’il y a sans doute une part de vérité dans ses paroles - je ne suis pas prêt à l’écouter je crois. Parce que ça ne fait pas sens à cet instant dans mon esprit, parce que je me dis à quoi bon, vraiment. J’me pensais infatigable, incapable de me laisser abattre. La vérité c’est que je me suis bien écrasé comme une merde. Et qu’on m’a prévenu tant de fois. Lili-hyung, pour ne citer que lui. Il m’a mis en garde, et j’ai rien écouté, complètement buté. J’avais peur. J’avais peur et je me voilais la face mais maintenant tout est pire et j’ai peur. Maintenant - j’ai peur encore. Je suis un putain de gros trouillard, et y a franchement pas de quoi être fier de pas être fichu de sortir sans risquer une crise d’angoisse et de passer ses nuits à chialer comme un gamin incapable de se remettre debout. J’ai passé l’âge, franchement. “I don’t think it’s that easy” Je souffle, sans le regarder dans les yeux. Parce que la honte, elle s’en va pas, elle me reste collée aux basques et je sais plus comment m’en débarrasser. “You don’t know enough” Je hausse les épaules. “And dancing is for sharing too. It’s my inner peace, but its also for sharing. and i cant do that anymore.” Peut-être que ça lui parait futile, à Leo. Mais il devrait comprendre, aussi. C’était un danseur étoile, non. La connexion avec les gens, j’ai vécu tant de temps avec que j’sais plus quoi faire maintenant qu’elle est plus là. Désabusé, je relève le regard vers lui. Jme regarde de nouveau dans le miroir, moi et ma tête déphasée et mes kilos en moins et j’aime pas ce que je vois. J’m’imagine danser. ça me donne envie de pleurer.

“I tried too much and I went too hard and I was too proud and conceited and I thought I could do anything without consequences and-” Jme mords la lèvre. “I just burnt myself. I’m nothing special.”
Une pause alors que ma voix se brise un peu. J’sens le cœur qui bat trop fort, et mes tremblements qui reviennent un peu. J’ai une grande inspiration un peu douloureuse, quand j’sens que je pars un peu trop.
“I’m afraid that when I dance again I realize they’re right.” Il manque peut-être une logique, dans tout ça.
Est ce que je me punis ? Peut-être.
“I feel like I don’t deserve that joy anymore. I want to, I just-” La simple idée de commencer me terrifie.

Leopold n’entend pas. Il n’écoute pas. Il ne comprend pas. Ou peut-être que c’est moi qui ne le comprend pas, qui suis complètement à côté de tout, ce qui ne serait pas étonnant non plus. Mais il y a un gouffre entre nous, comme il y a un gouffre entre moi et tout le monde, comme il y a un gouffre entre moi et cette personne que j'étais. Il y a trop de condescendance dans les mots de Leo et il y a trop de peine dans ma poitrine. Il comprend pas quand je lui dis que c’est pas si simple, entêté dans sa propre vision des choses, et j’ai l’impression que je saurais pas lui expliquer ce qui m’arrive non plus. “I don’t want to give up” Les mots sont simples. Ils sont vrais, aussi. Pourtant, ils ne sont pas suivis d’actes. Pourtant, je reste là. Je ne sais pas comment. J’ai l'impression d’être paralysé. Je hausse les épaules. Je m’adosse contre le miroir, et je me laisse glisser à terre, où je m’assois. où je ne bouge pas, où j’observe Leo, où j’observe ce studio, où je laisse un fantôme de moi danser devant mes yeux vides, et puis je presse ma tête dans mes bras croisés. “Dance, then” J’annonce, je demande, j’exige je sais plus trop, d’une voix étouffée dans mon pull. J’ai la douleur dans le cœur et la douleur dans la voix. “Or show me. You can judge me, I’m a coward and you’re better than me” Il semble le penser, dans tous les cas. Moi, je n’ai plus de force. Moi, j’ai trop de peurs. Moi, je n’y arrive plus. “Fucking dance, then! if you’re so passionate, show me!” Mes mots sont violents, mes mots n’ont plus trop de sens. Il y a trop de détresse qui transparaît.

Je déteste cette situation. Je déteste me sentir obligé de rester tout en ayant envie de fuir cet endroit. Je déteste Leo et ses mots qui me mettent face à mes propres contradictions. Je déteste ma faiblesse, et je déteste ma détresse. J’ai trop de colère et de déception envers moi-même, et ça monte et ça monte et ça ressort et ça se traduit par de la méchanceté dans mes mots, envers les autres, envers Leo, à cet instant. “Isn’t it what you’re doing with me ?” Jréponds aussitôt, même si les mots n’avaient pas la même teneur. J’lève pas ma tête de dans mes bras. J’le regarde pas. J’espère qu’il laisse tomber, qu’il me laisse seul, ou qu’il me demande de partir, ça serait plus simple pour tout le monde. Y a un silence, et des bruits de pas, et jcrois que ça va marcher mais au final y a de la musique qui se fait entendre. Jrelève finalement la tête, les yeux un peu mouillés, un peu incertain. Je reconnais l’air, sans pouvoir mettre un nom sur le compositeur. J’pense qu’il va danser, mais à la place il s’avance jusqu’à moi. J’ai l’coeur qui tombe, à sa main, à ses mots. “Who’s the composer?” J’demande, d’abord, pour retarder l’inévitable. J’ai l’coeur qui bat trop fort, ça m’fait mal, alors que je me redresse un peu, légèrement. “I don’t-” J’finis pas ma première phrase. Y a un silence. Je reprends. “I don’t know ballet dance” un souffle.

Strauss. Le nom m’est familier, mais il serait mentir de dire que je vois exactement qui c’est. Ma connaissance de la musique classique n’est pas très impressionnante, très honnêtement. J’apprécie l’écouter, mais je ne l’ai jamais beaucoup fait. Je n'ai jamais été à un concert de classique. J’ai assisté à un ballet, il y a plusieurs années, lors d’un voyage en Europe pour des concerts. Le souvenir est vif, dans mon esprit - j’avais été transporté par le spectacle, et admiratif du travail des danseurs, qui avaient été si céleste et aérien.

Je cherche à me défiler, mais les mots ne sortent pas, comme si une part de moi se le refusait. ça me pousse dans mes retranchements, et j’angoisse. Mes doigts attrapent les siens à contrecœur. Il tire, et je ne bouge pas. J’y mets pas du bien, parce que j’ai peur. Les mots de Leo résonnent, et quelque chose en moi me pousse, je prends sur moi, cherche un peu de courage et finit par pousser, et me relève, lève les yeux vers mon voisin toujours plus grand que moi. “Thanks” J’fais, simplement. J’le regarde, reste un peu stupidement là. J’sais pas ce qu’il attend. “What now” Jdemande. J’écoute la musique. “show me” Je tire sur mon pull. “What’s the name. of the piece”

Il faut se relever, quand on chute. Il faut recommencer, après chaque échec. Et se battre, et essayer encore et encore. Des échecs naissent les succès. Je connais bien cet état d’esprit, je l’ai adopté une grande partie de ma vie. ça cogne, dans ma poitrine. J’ai peur. La main de Leo ne quitte pas la mienne. Je ne cherche pas à l’en déloger. Parce que j’sais bien, moi, que si je la lâche, je vais me défiler. Et tout au fond de moi, y a une partie d’mon être qui veut pas. Y a une partie d’mon âme qui s’accroche, désespérément. Nerveux, ma main libre qui replace mes lunettes sur mon nez, tire sur le sweatshirt de Link déjà pourtant trop grand pour moi. Le titre du morceau est offert, et je ne le comprends pas. Du français, je crois. C’est bien un truc romantique du genre.

“I don’t kn -” Une supplique pas bien convaincue, alors même que mon corps répond de lui-même à la demande du plus grand. Un souffle maladroit, quand je lui offre ma main et qu’il la place sur son épaule, que la sienne vient se placer dans mon dos, et que je comprends le rôle qui m’incombe. Pas que ça me dérange, franchement j’ai passé cette idiotie depuis une plombe. Mais c’est mon propriétaire, et j’imaginais pas franchement une telle chose, faut l’avouer. Mais j’ai jamais vraiment dansé de danse de couple, aussi. (on passera les danses des boîtes de nuit, c’est pas vraiment le même concept). Je le regarde un peu décontenancé, une rougeur d’embarras sur les joues, sans doute. J’exhale un soupir nerveux. J’me sens diminué, et surtout j’sais pas si j’ai assez de grâce pour danser un truc du genre, surtout vu mon accoutrement, franchement.

Suivre. C’est facile, non. J’dois juste suivre ses mouvements, c’est lui qui donne la cadence. Porté par la musique, et par les mots, et par les mains de Leo, j’oublie un peu le reste, concentré sur le moment présent, pour ne pas complètement me ridiculiser. Je suis, alors. Je suis comme il paraît évident de suivre. Mes yeux qui se ferment l’espace de quelques secondes. Je me revois sur mon canapé en corée, à 3heures du matin devant dancing with the stars USA, à me prendre pour un juge et noter toutes les prestations des gens et faire mes commentaires à Yu-Jun, quand il me rejoignait et qu’il n’arrivait pas à dormir. Un rictus, sur mes lippes.  “I know what that is.” Je regarde les pas, les enregistre, du mieux possible. Dans mon coeur, ça cogne, dans mes doigts, ça frémit. D’instinct, je reprends à tous les commentaires que j’ai pu entendre, et mon coude se soulève, déjà supporté par celui de Leo. “holding the frame. Very important, right” J’ajoute en suivant ses pas, trouvant le rythme rapidement. Je ferme les yeux une seconde, tourne la tête sur le côté comme je l’ai vu tant de fois à la télé.

Leo acquiesce, valide mon commentaire, et puis me complimente. Il y a une satisfaction toute bête, parce que je connais ma valeur en danse, parce que je connais mes capacités d’apprentissage, parce que je ne me laisse habituellement pas abattre pour si peu. La chose apaise un peu mes tourments, la chose me tranquillise et me détend sensiblement, pour quelques secondes du moins. C’est que j’ai beaucoup oublié, je crois, ce que je sais faire. C’est que je ne crois plus en moi et que les peurs sont trop nombreuses. Il y a pourtant un orgueil quelque part, là au fond qui se réveille, d’un embarras et d’une offense d’être comparé à des enfants, et la honte d’être atteint par un compliment si bas. “I have years of dancing behind me. I’d hope so.” Les mots s’échappent rapidement, voulant préserver un amour propre qui n’est pourtant presque plus inexistant. Y a beaucoup de choses dans ma tête. J’me demande si y a vraiment que ça à dire. Que jsuis juste au dessus des gamins auxquels il avait l’habitude d’enseigner. “I didnt know you used to teach” Je lance alors même que ça tourne dans ma tête. Il est plus facile de parler que de laisser mon esprit s’éloigner un peu trop. J’essaie aussi de rester focalisé sur la danse, les compliments ne se poursuivent pas, j’écoute, je hoche la tête, m’applique. “Is it not too much for your knee?” Je demande alors que la tension continue de monter à l’intérieur. Mes doigts se figent et mon corps lutte, alors qu’il me penche en arrière, le conseil est dit simplement pourtant le corps le prend comme une critique et je ne fais que me tendre davantage.

J’exhale, difficilement, tente de suivre les pas, alors qu’on tourne et on tourne et on tourne et l’absurdité de la situation monte et monte et monte. La musique s’emballe, elle est de plus en plus forte et de plus en plus intense, et il me devient difficile de tout supporter. Le jugement de Leo, mon envie de bien faire, cette impression risible de la situation, les souvenirs des cris et des regards, et le tourbillon qui ne s’arrête pas. Je rate un pas, puis deux. Et puis je trébuche. La vague d’angoisse me submerge subitement et je le lache, et je m’éloigne, mes mains sur mes genoux avec l’envie de vomir qui tire. Je ferme les yeux. Mes doigts se serrent brusquement sur le tissu de mon pantalon. “I can’t do this” Un souffle résigné, mes yeux humides et mes doigts tendus. ‘you were right earlier. you were mistaken about me. It’s no use’ ça me  brûle, à l’intérieur. C’est trop, et tout mon corps me pousse, quand dans la pièce, la température descend de plusieurs degrés et la buée se forme sur les miroirs. Il faut rentrer à la maison. Il faut revenir dans la sécurité. Je ferme les yeux, et inspire. ‘I have to go. Sorry Leo” Je fuis, comme un loser.