Thank God, it's Doomsday ~ Aeji

Le chauffeur s’arrête devant un immeuble tout beau, tout propre. Apparemment Aeji se fait pas chier, depuis qu’il vit aux USA. J’fais semblant de comprendre mon nouveau manager, comme je l’ai fait tout au long du trajet. Le type est complètement con, j’crois, il a toujours pas capté que j’parlais pas trois mots d’anglais et que mon intention était pas d’l’écouter, déjà. Il est sûrement en train d’me réciter un horaire qu’il va d’toute façon m’envoyer dans un e-mail que j’pourrais passer dans Argo trad. J’lui tourne le dos en sortant d’la bagnole, mais il me suit et continue de causer. J’prends mes chats dans le coffre et j’le laisse porter ma valise, ça a l’air de lui faire plaisir. Je vérifie l’adresse stockée dans les notes de mon téléphone dans ma tête, numéro 306. Fester miaule atrocement dans sa petite cage, j’lui murmure de douces paroles en coréen pour le calmer. J’ai hâte de pouvoir les libérer et de me débarrasser de l’autre idiot. OK, bye, j’lâche quand on arrive devant la porte. Il semble surpris, j’fais mine d’être fatigué et il finit par acquiescer, puis me dire au revoir. Et quelque chose d’autre, mais j’attends l’e-mail pour savoir.

C’est mieux qu’il se casse. J’ai fait croire qu’mon frère voulait bien m’héberger, mais en fait, Aeji n’a aucune idée que j’débarque. Ça s’fait, il sait même pas qui j’suis. C’pas comme si on s’appelait ou qu’il revenait pour les vacances, parfois. J’l’ai plus vu dans des dramas qu’en vrai, sur toute ma vie. J’ai pas vraiment inventé d’scénarios à lui servir. Les parents m’ont foutu dehors, ça le fait moyen, j’pense. Enfin bon. J’espère qu’il est aussi bon pigeon qu’eux, de base. J’ai pas envie d’dormir à l’hôtel où j’pigerai rien aux menus et aux gens. J’pose Fester à terre et j’appuie sur la sonnette. J’me suis pas dit qu’il pouvait pas être chez lui. Parfois j’pense pas au fait qu’le monde pourrait ne pas tourner autour de moi. Aeji est là, puisque j’suis là. Et c’est vrai. La porte s’ouvre et j’lui laisse pas le temps, j’récupère Fester et j’m’engouffre dans l’appartement, dépose mes deux chats sur la table la plus proche. Wow, c’quoi cet appart’ de connard, hyung ? On s’croirait dans un magazine, j’déteste ça. Mais j’avoue que mes goûts en matière de déco sont plutôt merdiques. Le canapé a l’air confo, c’t’un bon point. J’vais rester un peu. T’as une chambre d’amis ? J’le dévisage un moment, puis j’pointe le seuil, impérieux. J’teste : Tu prends ma valise ou quoi ?

Aeji se tourne et attrape ma valise qui contient toute une vie sur le pas de la porte. Il a même pas réclamé un s’il te plaît. J’souris, dans son dos, d’mon p’tit sourire suffisant que j’ravale à la seconde où il se retourne vers moi pour me regarder. Les salutations alors que j’ai forcé mon passage à l’intérieur étaient d’jà de bonne augure pour ma situation, mais j’avoue que j’m’attendais pas à une telle coopération du premier coup. Y’a plus qu’à espérer qu’il vive seul et qu’personne pourra contrecarrer mes plans de sale profiteur. Manquerait plus que ça. Sa question contient aucune animosité, aucun reproche, pas même celui de ne pas avoir prévenu de mon arrivée. J’plisse les yeux, pourtant, incline la tête sur le côté. Le sourire d’Aeji est faible, épuisé, j’ai envie d’lui dire qu’ça sert à rien d’s’obliger à sourire comme ça. Mais ça m’arrange bien, au fond. Ça veut dire qu’il s’force pour me faire plaisir alors que moi, ça m’dérange pas du tout d’jouer sur sa culpabilité : Pourquoi, t’es pas content d’me voir?, et mon ton, il est clairement accusateur. J’ai chopé un contrat ici. J’hausse les épaules, fais comme si j’étais véritablement vexé par la chose, et puis j’arrête de l’regarder, porte mon attention sur mes chats.

J’m’agenouille devant la table basse tandis qu’Aeji s’excuse de n’pas avoir de chambre pour moi. Il semblerait que j’ai gagné le gros lot, avec un frère pareil. Moi j’demandais pas forcément plus que d’dormir sur le canapé, dans un endroit avec quelqu’un que j’connais, qui parle coréen. Beurk, j’veux pas dormir dans ton lit. Et puis quoi encore, utiliser sa brosse à dents ? J’secoue la tête, dégoûté. J’survivrai sur le canapé jusqu’à c’qu’elle soit faite. J’fais une petite moue, comme si c’était réellement dramatique que la chambre d’amis – ma chambre, soyons clair – ne soit pas prête. J’ouvre la cage de Fester, le sort et le montre à Aeji, mon chat nu hors de prix. Uncle Fester, que j’présente, avant d’le déposer par terre et de faire les mêmes gestes pour mon autre chat : Cousin Itt. J’le libère à son tour, et dévisage Aeji comme si j’attendais quelque chose de sa part. Faut qu’t’ailles acheter de la litière et des croquettes. La bonne qualité, hein. Tente même pas d’prendre du rabais pour eux.

J’secoue la tête énergiquement à son insistance sur les draps, rien qu’de penser qu’le lit a déjà été usé, ça m’dégoûte. J’veux rien savoir de c’qu’il a pu y faire. J’lui affiche une mine écœurée, ça semble suffire à lui faire oublier l’idée. J’sais pas grand-chose de la vie d’Aeji, au fond, à part qu’il a joué dans des dramas et sa série américaine à deux balles, là. Il aurait pu être marié avec quatre gosses, j’l’aurais découvert en arrivant. Tant mieux qu’ce soit pas le cas, l’aurait fallu tous les envoyer en pensionnat, ça aurait braillé, chialé, j’ose même pas imaginer. Mais ça va, ça a pas l’air. En fait, j’me souviens même pas qu’Aeji ait présenté quelqu’un un jour à mes parents, iels m’ont jamais rien dit à c’sujet.

Ça m’paraît totalement naturel qu’Aeji fasse la courbette à mes chats, et j’lui jette un regard inquisiteur quand il la fait pas pour Cousin Itt. A l’intérieur, j’jubile un peu de le voir si docile, à lister mes exigences comme si on le payait pour le faire. J’imaginais pas qu’ce serait aussi facile. Faut du saumon. Prends des spécial sphynx, pour Fester, mais t’envoies la composition avant, j’validerai. J’plisse le nez un peu, j’lui fais pas trop confiance pour choisir lui-même, surtout qu’y’a pas trace d’un animal à quatre pattes dans son appartement. J’plaisante vraiment pas avec mes chats. J’veux des yachaejeon ce soir. Ouais, la politesse au placard. En vérité, tant qu’il cuisine, j’mangerai, j’suis tout sauf difficile quand il s’agit de nourriture. Ça m’empêche pas d’gueuler qu’j’aime pas, même si c’est faux, juste pour faire chier. J’l’observe, suspicieux, à la mention du shampoing, me d’mande s’il a une vue rayon x pour voir sous ma casquette, fais une grimace offusquée. J’en ai dans ma valise, t’sais. Pour Itt et pour moi. J’dois regarder c’qui se vend aux USA pour leurs produits. T’iras chercher plus tard. J’fais pas confiance aux Américains, non plus. Tu vis tout seul, j’espère ?

Y’a un truc que j’comprends mieux, maintenant : pourquoi Aeji avait jamais l’rôle principal dans les dramas, pourquoi la fille voulait jamais d’lui alors que j’lui gueulais d’le choisir devant la télé chez mes parents. Aeji était clairement l’plus beau, l’plus gentil et l’plus drôle des deux, les leads sont toujours à crever d’ennui dans les dramas coréens. J’me demande si y’a qu’moi que ça fait enrager à ce point. Mais voilà, mon idiot d’frère faisait sûrement des courbettes à l’acteur principal, j’serais même pas étonné qu’il soit allé dire au casting qu’l’autre était mieux qu’lui, vu comment il s’laisse écraser en même pas dix minutes avec moi. Ça m’arrange bien, c’est vrai, mais ça m’fait froncer des sourcils, aussi. Y’a une différence entre me passer tous mes caprices et le faire avec tout le monde, une différence qu’j’apprécie pas des masses. Quoi ? Faut qu’je choisisse tout ?, j’l’agresse un peu sans raison, j’retiens pas la moue agacée qui s’forme sur mes lèvres. T’as qu’à faire un truc que t’aimes avec, j’sais pas, que j’poursuis en maugréant.

J’me redresse pour aller fouiller dans le frigo, examine les bouteilles qui s’y trouvent avec une mine de dégoût. Boissons énergisantes, j’lance pour sa liste, avant d’me retourner en poussant un immense soupir : Urghh, ton manager, vraiment ? J’’imagine une version encore plus chiante que celui qu’je viens de planter à la porte, parce que les gens qui travaillent pour la télé et le cinéma sont toujours complètement mégalos, c’bien connu. Enfin, sauf Aeji, faut croire. Mais peut-être que son manager compense largement cela. J’le déteste déjà. J’m’empare d’une boîte de tomates cerises et j’me mets à en mâchonner une en fermant la porte du frigo. Ça s’voit, ouais. Tout est un peu trop net, un peu trop parfait. Ou alors c’est juste qu’c’est pas assez le bordel à mon goût. Dans tous les cas, ça m’dérange pas. J’reste debout devant lui quelques secondes à gober mes tomates cerises, mon regard blasé posé sur lui. Bon, tu m’fais visiter ou quoi ?, j’fais brusquement, parce qu’il a pas du tout l’air dégourdi, l’grand frère.

J’plisse les yeux, en le dévisageant, le nez qui s’fronce un peu aussi, dégoûté d’le voir si gentil, avec son maigre sourire, d’entendre une chose aussi niaise que J’espère que tu aimeras aussi. Mes parents faisaient tout avec des soupirs, avant d’me mettre dehors, en tentant d’temps en temps de glisser une remarque que j’prenais toujours comme une déclaration d’guerre. Iels me manquent, tous les deux, mais j’ai pas envie d’appeler l’premier. J’sais que j’arriverais pas à m’excuser. C’est mieux d’empoisonner la vie d’Aeji ici, puis peut-être que dans quelques semaines, il soupirera aussi. Il a un nom à la con, j’marmonne, gratuitement. J’gobe les tomates comme si j’avais plus mangé d’puis quatre jours, hochant la tête à la question d’Aeji sans pour autant oublier de paraître agacé par sa sollicitude. J’lève les yeux au ciel parce qu’il a l’air soudain paumé dans son propre appartement. J’en suis presque résolu à juste me faire la visite à moi-même, ça ira plus vite.

Il s’réveille enfin et j’le suis en prétendant juger les moindres recoins de sa décoration, affichant une mine blasée, voire méprisante. En fait, j’me d’mande surtout c’que les parents ont mis dans son biberon qu’iels m’ont pas refilé, c’t’idiot fait bien dix centimètres de plus que moi. J’me redresse sur la pointe des pieds tant qu’il tourne le dos pour voir si j’arrive au moins à sa taille comme ça, me laisse retomber sur les talons quand il m’interroge. Quoi ?, j’réponds abruptement, vu que j’l’écoutais pas, fais le lien entre la table, son regard : Ouais, tant qu’tu fais la bouffe. J’hausse les épaules, désinvolte. C’est pas quelque chose qui m’rebute, d’manger avec ma famille, ma crise d’adolescence j’l’ai faite sur tout le reste, j’crois. J’aimais bien les repas avec mes parents, c’étaient les moments d’trêve, les moments d’calme où j’étais pas en colère au moindre truc. Mouais, j’lâche en contemplant la grisaille par la porte-fenêtre quand il parle de sa cour. J’m’approche de la fenêtre, observe l’endroit, j’pourrais bien squatter pour faire la sieste en été, mais au lieu d’dire ça, j’lui lance un Elle est trop p’tite, ta table. Y’a même pas la place d’étaler trois plats, j’pensais qu’Aeji avait de la thune, moi. Montre ma chambre. Pas besoin d’jouer sur les mots.

J’me demande c’qu’il fout, quand il reçoit des gens. Il les fait manger sur le canapé ? Peut-être qu’il reçoit pas. J’le connais pas, Aeji, on est un peu des étrangers l’un pour l’autre, à part qu’on a les mêmes parents. Tout c’que je sais de lui, c’est c’qu’il y a écrit sur sa page wikipedia. Alors peut-être qu’il a pas d’vie sociale en dehors du boulot, comme moi. Ou qu’il fait juste pas de repas chez lui. Faut un début à tout, par contre, parce que moi, j’compte bien me faire nourrir.

J’le suis dans les escaliers, mes tomates toujours dans les mains. J’ai déjà vidé la moitié du paquet – c’pas ma faute si la quantité d’bouffe dans les avions est toujours ridicule. Aeji a pas l’air de s’en soucier, puis il me donne le choix d’la chambre, aussi. J’fronce les sourcils, dans son dos, un instant. C’est moi ou mon frangin est vraiment trop bon trop con ? Il ouvre la première porte et je m’y engouffre sans autre forme de procès, observe les recoins de la pièce avec une petite moue méprisante. Je maîtrise très bien l’art de la resting bitch face. J’regarde un peu les livres dans les étagères, repère immédiatement les livres de Kim Eun Ae soigneusement rangés dans l’ordre, en plusieurs éditions. Aeji doit beaucoup l’aimer. J’grimace et j’dépose mon pot de tomates sur une table d’appoint pour attraper le dernier bouquin en date de mon auteure préférée. J’adore Kim Eun Ae, j’grogne comme si j’trouvais ça très offensant que lui aussi, apparemment. J’voulais le relire, j’marmonne un peu, contemple la couverture et décide de garder le livre contre moi comme un doudou précieux. Ouais, j’ai décrété qu’il vient de me l’offrir. Tu les lis en anglais, aussi ? Ça doit être naze. Je veux pas qu’il croie qu’il a gagné des points avec ses goûts littéraires, non plus. Suivant. Le bureau ? C’trop vide, chez toi. Faudra acheter des arbres à chat.

J’fronce les sourcils, à sa raison d’posséder les éditions anglaises. J’suppose qu’il a pas trop l’choix d’être bilingue, avec la série. J’dois arborer une moue un peu dégoûtée, parce que ça m’rappelle que moi aussi, j’vais devoir m’y mettre. Les cours d’anglais sont inscrits dans mon contrat, question d’pouvoir communiquer avec mes nouveaux coéquipiers. Ça m’enchante pas du tout, mais au moins c’est pas moi qui paye. Puis j’sais pas trop si c’est viable de parler que coréen, aux Etats-Unis, sûrement pas. J’avais fait la liste de tous les restaurants coréens de la ville au cas où Aeji voulait pas m’faire à bouffer, ça restera des endroits à squatter quand mon cerveau sera trop grillé par c’langage de merde.

J’suis Aeji dans la pièce d’en face, le livre toujours serré contre moi – ouais, juste ça, ça m’a donné l’mal du pays, et j’m’y accroche comme si c’était un peu la maison. J’me saoule, parfois. Mes yeux s’agrandissent à la vue des oiseaux, j’pince les lèvres, retiens mon souffle et expire lourdement pour ne pas montrer mon enthousiasme. Faudrait pas qu’Aeji pense que j’apprécie ce qu’il aime, même s’il y a une minuscule part de moi qui s’en rejouit, sans doute l’moi gamin à qui on avait dit qu’son grand frère allait passer quelques semaines à la maison, alors que j’l’avais jamais vu d’ma vie en vrai. J’m’approche doucement d’la cage pour observer les inséparables de plus près, m’forçant à ne pas tendre la main pour faire comme Aeji. J’en crève d’envie. Samjok-o ? J’répète, en cherchant des yeux un troisième volatile. Ah, tes pouvoirs, là ? Tu prends vraiment d’cette merde, alors ? J’étais pas très sûr de c’qui était véritable ou non dans Shaman Fable, mais visiblement mon frère fait partie des idiots qui prennent du V pour le plaisir. J’lève les yeux au ciel, jauge le bureau du regard. Ça va pas les perturber si on les change de pièce ? J’demande en pointant les (adorables) oiseaux du menton.

J’vois bien qu’Aeji est déstabilisé face à mon opinion tranchée sur le V, mais c’pas si peu qui va m’faire changer d’avis. J’plisse le nez, sceptique devant sa justification bancale qui ressemble à c’qu’un représentant d’commerce balancerait pour qu’on critique pas trop sa marchandise de merde. J’suis pas très sensible à la propagande Icarus, faut dire, iels ont tou.te.s l’air de bouffons. Ouais, sauf qu’tu prends pas des médocs pour le fun, j’marmonne, même pas vraiment à son attention, roulant des yeux. Cool pour toi, j’lâche avec un enthousiasme inexistant, une moue sur les lèvres, agitant un peu la main pour clore le sujet qui m’pèse sur les nerfs. J’aime pas trop qu’mes proches fassent des choses dangereuses pour eux, ça m’angoisse, et angoisser ça m’rend d’mauvaise humeur – non pas qu’je sois d’un naturel très charmant et enjoué.

J’secoue la tête, à la question sur mes chats. J’les ai toujours gardés à l’intérieur, chez mes parents, surtout Fester vu la fragilité des sphynx, du coup j’sais pas trop s’ils s’en prendraient aux oiseaux d’Aeji. J’pense pas, mais j’ferai attention. C’pas des chats d’extérieur en tout cas. J’me note déjà de revenir dire bonjour aux inséparables plus tard, sans Aeji, j’ai déjà trop honte qu’on ait les mêmes goûts en littérature. J’le scrute un moment, aux mots qui suivent, puis finis par hausser les épaules, désinvolte. Nan, j’m’en fous, franchement. C’plus le produit qu’les mutations en elles-mêmes qui m’dérangent. Je jette un nouveau regard circulaire à la pièce, pousse un soupir blasé et décrète qu’ce sera assez bien pour accueillir ma chambre. J’prends celle-là. Va m’falloir des meilleurs rideaux qu’ça, j’me lève tard, j’critique déjà, parce que les trucs actuels sont à peine occultants, c’est sûr. J’ai faim, j’annonce brusquement, en m’demandant soudain où j’ai foutu les tomates cerises qu’j’avais en montant les escaliers.

Ouais, j’réponds grossièrement à son idée d’faire les magasins. J’plisse les yeux et continue de faire la gueule malgré les sourires et les paroles conciliantes d’Aeji. J’me rappelle plus s’il était aussi indulgent, quand j’étais petit. Ça fait des années que j’l’ai plus vu en chair et en os, et j’ai qu’de vagues souvenirs de ses passages en coup d’vent chez les parents. En tout cas, c’est sûr et certain que j’me suis toujours comporté en sale morveux avec lui. Y’a jamais eu de traitement d’faveur pour mon entourage, j’crois même qu’mes parents ont vu et vécu tout le pire d’ma petite personne. Ce sont des saints d’m’avoir gardé si longtemps sous leur toit. Faut croire que j’ai trouvé un nouveau saint, avec Aeji. Y’a clairement un truc qui tourne pas rond, dans cette famille.

J’sors de la pièce en premier, non sans jeter un dernier regard aux adorables inséparables, même si j’arrive à faire en sorte qu’ce soit un regard super noir, histoire qu’Aeji s’fasse pas des idées. Ferme quand même la porte pour les chats, j’grogne un peu, parce que j’préfère m’assurer qu’ils vont pas faire des conneries, d’abord. Okay, c’toi qui payes. J’ai pas encore d’argent sur mon compte en banque américain, donc il peut bien m’offrir la bouffe. Ouais, j’sais qu’en théorie il me doit rien du tout et que j’devrais même lui payer dix restos au moins pour le remercier d’m’accueillir comme ça à l’improviste, mais j’ai jamais été quelqu’un d’très poli ou de reconnaissant. Faut les trucs pour les chats surtout, l’reste je m’en fous, j’fais en descendant les escaliers, pour aller taper le bouquin en équilibre instable sur ma valise. Ça m’tiendra occupé ce soir, le temps qu’on vienne me déposer tout mon matos. Tu bosses demain ? Y’a mon manager qui va v’nir me chercher, j’comprends rien à ce qu’il me raconte depuis qu’j’suis arrivé.

J’plisse les yeux, le nez, tout mon visage, en fait. J’suis important ? J’ai envie d’le secouer, mais ça m’arrange bien, aussi, faut avouer. Les chats d’abord, par contre, c’est clair et net, il faut qu’ils se sentent ici chez eux. Ils sont sûrement anxieux, déjà d’avoir dû quitter la maison pour un hôtel pas du tout adapté, puis avec le voyage en avion, et j’m’en veux un peu d’leur avoir fait subir ça, surtout qu’Fester est fragile. Au moins on a trouvé un nid pour squatter bien longtemps, vu les réactions d’Aeji, à accepter toutes mes requêtes sans sourciller. Peut-être qu’il se sentait seul, j’sais pas. Tant qu’il me fait à bouffer, ça m’va de servir de remède à la solitude, franchement.

J’fais la grimace, à la mention d’son propre manager. Si y’a bien quelque chose qui doit être encore plus chiant qu’un manager, c’est deux managers ensemble. Ils vont causer dans leur jargon qui les font s’croire intelligents pendant des plombes, j’suis sûr. Enfin, j’imagine que j’devrais me satisfaire que celui d’Aeji soit coréen, j’pourrais lui gueuler dessus dans ma langue maternelle, comme ça. Ça m’rassure d’pas devoir faire face à un flot de paroles en anglais tout seul, dans tous les cas. Tu tenteras ? T’es pas ici d’puis dix ans ou j’sais pas ?, j’grommelle. Si Aeji parle pas anglais après aussi longtemps dans l’pays et en étant acteur, en plus, j’sais pas c’que j’peux attendre pour moi. J’aurais dû m’faire installer ce traducteur à la con. Si seulement j’avais pas eu la flemme d’aller m’le faire installer, j’devrais pas subir des cours d’anglais et toute cette merde. Ouais, c’t’une bonne idée, ils auront sûrement des blagues de manager à s’faire entre eux. J’lève les yeux au ciel, revisse bien ma casquette sur ma tête et referme ma doudoune moche parce que j’me les gèle à pas avoir bougé dans l’avion pendant des heures. Coréen, j’lance d’un ton sec parce que c’est tellement évident que j’comprends pas qu’il ait posé la question. Tu fais toujours ta série, là ? Shaman Table ? Mon accent est déplorable, mais j’m’en fous. J’préférais tes dramas, au moins j’captais sans sous-titre.

J’le dévisage un peu d’mon regard noir, à entendre son rire suspect. Apparemment, mon frère fait partie d’ces gens qui rigolent quand iels se sentent mal à l’aise. J’lève les yeux au ciel lorsqu’il se met à se justifier. J’ai rien d’mandé, moi. Ouais, bah moi c’est tout qui m’échappe, alors t’as pas b’soin de faire le modeste. Du moment qu’il peut taper la causette à mon manager, j’m’en fous totalement. Ça doit pas être bien compliqué à capter, j’dois juste savoir où j’dois aller quel jour à quelle heure, les contrats avec tout le blabla chiant sont déjà signés. J’ai à peine lu, évidemment. C’pas comme si j’avais beaucoup d’options devant moi, de toute façon.

J’lui adresse une moue dédaigneuse lorsqu’il parle de pratiquer mon anglais avec sa série, pas du tout enthousiaste. Mouais. J’vais regarder parce que j’ai déjà tout regardé, mais j’lui dirai pas, voilà. J’espère que tu butes l’autre couillon cette saison. Y’a peu d’chances qu’ils s’en prennent au rôle principal d’une série pour enfants, mais j’peux toujours rêver. Attends deux secondes. J’retourne sur mes pas pour gratouiller Fester et Itt qui ont pris place sur le canapé, leur murmure de pas s’inquiéter et que j’reviens bientôt. Puis j’rejoins Aeji à l’entrée et gueule un J’CRÈVE DE FAIM pour tout l’voisinage en claquant la porte. Faut bien qu'iels s'habituent.