don't you ever tame your demons

Les tasses fument sur la table basse, l’odeur du thé emplissant la chambre. La lumière tamisée, propice à l’apaisement, dissimule à peine les ombres qui hantent son regard. Pour l’énième nuit consécutive, Rhea ne parvient pas à dormir. Conséquence de ses déchirures, des souvenirs qui l’habitent, ou du poids du gang, de la famille, qui pèse sur ses épaules, elle ne saurait le dire. Il y a longtemps qu’elle a arrêté de réfléchir, de chercher une cause, une raison. C’est probablement tout cela à la fois, et bien plus encore.

Face à elle, Faye semble ailleurs. Présent, mais pas tout à fait là. C’est habituel, chez lui, et si la septuagénaire a besoin d’avoir son attention pleine et entière lorsqu’il est question de business, elle a aussi appris à le laisser faire. À le laisser se retirer en lui-même, à ne pas le déranger. Cela lui arrive plus souvent qu’à son tour, et elle sait à quel point le retour à la réalité est brutal. Dégueulasse. Laissant un goût amer en bouche. Car la réalité est souvent moins belle que le rêve.

Les gros coussins moelleux, arrangés autour d’une cheminée moderne, soutiennent leurs dos fatigués par l’âge, le poids des ans. Devant eux, les flammes projettent des étincelles, le bois craque, créant une berceuse familière. Ce n’est pas la première fois qu’ils se retrouvent dans cette chambre – la sienne, au dernier étage – et certainement pas la dernière. Encore une fois, Rhea a requis l’aide de Faye. La plupart du temps, cela fonctionne. La plupart du temps, le Marchand de Sable parvient à l’apaiser suffisamment pour qu’elle glisse au pays des rêves et profite de quelques heures de répit.

Ce soir, en revanche, Rhea doute. Les yeux brûlent pourtant de fatigue, réclament de se fermer. Les os, les muscles, protestent, hurlent sous la tension. Un mal de crâne pulse violemment contre ses tempes, que rien ne semble pouvoir calmer. Ses pensées se bousculent, les visages défilent. Tous comptent sur elle, qu’ils le veuillent ou non. Tous ont des attentes, des souhaits, qu’elle ne peut pas se permettre de décevoir. Ce n’est pas en s’écroulant d’épuisement qu’elle pourra accomplir les miracles qu’ils espèrent. Tu es prêt ? demande-t-elle à voix basse. Le calme de la chambre, de l’instant, l’incite à murmurer. Surtout, elle ne veut pas brusquer Faye. Ce soir, plus que jamais, elle a besoin de lui.

Le feu crépite, les flammes dansent, s'adonnent à l'hypnose. L'odeur de plantes relaxantes envahit la pièce dans toute l'intimité de l'instant. Le rituel du soir a quelque chose de sacré pour le faiseur de Rêves. Une façon pour lui d'apporter un peu de paix à ses proches, un peu de douceur dans la rudesse de leurs existences aliénées.
Rhea était l'une de ces âmes qu'il accompagnait avec plaisir dans son monde, un songe apaisant pour la reine qui règne sur l'empire des corbeaux. Une figure marquante de l'univers sans soleil de l'Underapple, mais que Faye connait surtout comme la femme brisée par les doutes et les peines causés par leurs traumatismes communs.
Icarus leur a tout pris.
Les a même privé de lumière.
Mais pas encore d'espoir, cependant.
Pour Faye, il restera toujours une infime chance pour eux tous d'être pleinement heureux.
Mais en attendant d'y parvenir, il ne peut que tenter de distiller un peu de cette sérénité sur les paupières de ses proches, comme le sable du Marchand d'un folklore lointain.

Avachi près d'elle dans le moelleux des coussins, le regard de Faye s'éloigne du brasier ardent dans lequel il s'était pris quelques instants, à s'imaginer tout un panel de contrées dorées à explorer. Les yeux accrochent ceux de son amie, avant qu'il ne hoche la tête doucement.

« Toujours. » Que ce soit pour elle ou pour les autres, il ne faillira jamais à tenter de les aider au mieux.
Car ils sont tout ce qu'il lui reste, et que sans les siens, Faye n'est plus rien.

Sa main vient délicatement saisir celle de Rhea, la frôle d'abord, avant que les doigts n'en épousent la forme. Un contact concret dans ce plan de la réalité, que Faye ne peut supporter que grâce à la présence de ses alliées.
Bientôt, elle s'endormira, induit d'un songe tendre concocté spécialement pour elle.
Mais avant même que Faye ne puisse lui souhaiter une bonne nuit, il sent une différence.
Le lien ténu s'étiole, les consciences ne se rencontrent pas. Pas ce soir. Pas ainsi.
Les yeux du mutant avaient à peine pâli qu'ils retrouvent leur couleur habituelle, ce brun profond, si terre à terre.

« C'est étrange... », qu'il souffle finalement au bout de quelques secondes, finissant par laisser la main de Rhea reposer seule sur l'oreiller. « ... Je n'arrive pas à t'atteindre. »

Ce constat le perturbe, puisque généralement, son pouvoir honni ne faillit que rarement. Il l'a pourtant ressenti, cet obstacle à sa mutation, comme cette serrure verrouillée aux portes de l'esprit, empêchant quiconque d'entrer.
Rien de vraiment tangible, cependant.
Rien d'autre que les barrières que Rhea peut elle-même ériger.

« Quelque chose te trouble, n'est-ce pas Gran sè ? »

Le surnom file, marque d'affection profonde. Ce n'est plus le bleu clair, mais l'inquiétude, qui traverse le regard de Faye.
Et si son don ténébreux ne parvient pas à l'apaiser, peut-être que sa présence suffira à le faire ?