slivered heart (suli#1)

Un livre entre les doigts, Eli est perdu dans son monde, dévore les mots qui lui permettent de fuir ses pensées dévastatrices. Tout va de travers, ces derniers temps. Il a fait des choses qu’il n’aurait pas dû faire, a découvert des secrets qu’il regrette d’avoir mis au jour, à présent. Il se demande à quel moment Icarus va comprendre qu’il sait, quelle trace il a pu laisser derrière lui en commettant sa bêtise irréparable : hacker Darby. Il a été précautionneux, évidemment, à l’excès, même, et il sait que cela aurait été bien plus grave s’il avait tenté de s’en prendre directement aux serveurs confidentiels de son bureau. Les conversations de Darby sont pour le moins anodines, mis à part quelques mentions qui l’inquiètent ici et là, et des fichiers caviardés sur sa sœur qui ne lui ont apporté aucune nouvelle information. Alors il s’évade comme il peut dans ses bouquins, en attendant qu’on vienne le chercher.

Absorbé par sa lecture, il n’entend pas le bourdonnement ténu à la fenêtre qui fait frémir les oreilles de Flea. La petite chienne soulève sa tête un instant, fixant l’extérieur de sa chambre. Eli passe une main distraite dans sa fourrure, concentré sur son chapitre. Ce n’est que lorsque Flea se met à gronder qu’il se détache des pages et que son regard tombe sur une silhouette. What the f– Flea a déjà sauté à terre en aboyant, Eli échappe un cri, sort de son lit avec sa couverture devant lui, la remonte comme si elle pouvait lui servir d’armure. Please don’t hurt my dog, première supplique qui lui vient aux lèvres, tandis que Flea a complètement changé d’humeur et fait la fête à l’inconnu.e au lieu de le défendre. Il plisse les yeux, derrière ses lunettes, malgré son angoisse prend le temps d’observer son assaillant dont le visage entre dans la lumière. S… Suni? Oh no… No… You shouldn’t be here. La panique le prend, son rythme cardiaque qui s’accélère encore alors qu’il agite les mains pour lui faire signe de partir.

L’angoisse d’Eli, elle ne part jamais vraiment, toujours là dans un coin, toujours prête à se rappeler à lui. Même dans la vie quotidienne, il ne se passe pas une heure sans que quelque chose ne vienne le tourmenter. C’est souvent anodin pour la plupart des gens, un simple chantier sur un trottoir qui l’oblige à traverser sur son chemin habituel, par exemple, et il se sent généralement idiot d’en être à ce point affecté, d’être si conscient dans son esprit qu’un obstacle se présente et qu’il va devoir le contourner, envisageant des risques qui n’ont peut-être qu’un dix-millionième de chances de se produire. C’est pourquoi l’état dans lequel il est actuellement est insoutenable, pour lui. Il ne peut supporter autant de stress, une situation qui angoisserait même quelqu’un doté d’un sang-froid à toute épreuve.

Avec ses doutes sur les intentions de Darby, il a perdu son repère le plus important, la personne qui l’a vu grandir et qui l’a soutenu tout du long, qui le connaît par cœur, qui a décidé chaque instant de son existence jusqu’à maintenant. Comment est-il censé se remettre de cela ? Comment font les gens, pour se remettre de cela ? Comment est-il censé réagir, face à une sœur dont il ignore tout, qui est entrée dans son appartement par effraction, ses ailes frémissantes, dans son dos ? Eli sait qu’elle ne devrait pas les avoir. Il sait ce qu’il s’est passé, du moins, il connaît la version publique colportée par Icarus. A-t-il encore confiance en Icarus ? Il ne sait plus. Il ne sait pas à qui il devrait faire confiance, à présent. A une sœur dont il ne se souvient pas ou à une corporation qui lui a caché tant de choses ? Darby lui dirait certainement que c’était pour leur bien, à tous les deux. Il lui rappellerait tout ce qu’Icarus a fait pour lui. Est-il ingrat ?

Sun-Hi, il murmure, lorsqu’elle le corrige. Sun-Hi, pourquoi ça ne lui revient pas ? Pourquoi le visage qu’on lui a montré en photo, il y a quelques semaines, n’a pas fait revenir tous ses souvenirs ? Il pensait, naïvement, que cela se passerait comme ça, au moins quand iels se retrouveraient face à face. Il reste figé, ses bras qui se crispent sur sa couette. No…, il chuchote, tout bas, les yeux qui s’accrochent sur Flea qui accueille la nouvelle venue avec autant de bonheur qu’avec Nuage. Don’t go to them. I don’t know what they want to do to you. I thought they were good people, I’m sorry. Il n’aurait pas demandé à ce qu’elle revienne, s’il avait pensé une seule seconde qu’iels ne voulaient pas sincèrement l’aider. Il se sent honteux d’avoir posté sur Argo et de ne pas avoir compris pourquoi elle ne réapparaissait pas, de l’avoir ressenti comme une injustice, alors que maintenant qu’elle est là, il ne veut pas qu’il lui arrive la moindre chose. I’m not even sure I’m Kyung-Hi. I mean, I’ve found some documents from the orphanage but no record of the DNA testing. I’m sorry, Sun-Hi. I really didn’t mean to get you into trouble.

Il ne sait plus qui croire, Eli, qui écouter, à qui parler des angoisses qu’il se traîne depuis des semaines. Il y a Nuage, toujours, mais une part de lui est terrifié de le mettre en danger, de le mêler à des histoires qui le feraient retourner en prison. Icarus a tout à fait le pouvoir de le faire, et les juges ne se montrent jamais cléments pour une récidive. Peut-il parler à Sun-Hi ? Elle est peut-être sa sœur, pourtant elle est aussi une parfaite inconnue. Il a bien regardé quelques épisodes de son émission, a lu les articles, appris toutes les petites choses publiques à son sujet, mais comment savoir si tout ça n’est pas que mensonges, un personnage créé de toutes pièces par sa corporation bien-aimée. Y a-t-il du vrai dans la vie de Bubblybee ? Ou est-ce aussi vrai que les paroles offertes par Darby pour le rassurer, lui promettant que tout irait bien tant qu’elle acceptait de revenir. Il ne peut plus parler à Darby, Eli, même s’il aimerait. Il est lâche, Eli, il voudrait revenir en arrière pour ne rien avoir découvert. L’ignorance est plus facile à vivre.

La couette lui file entre les doigts, accablé par la question de Sun-Hi, il la laisse toucher le sol dans un bruit mou, avec le reste de ses espoirs. Elle était plus âgée lorsqu’iels ont été séparés, pourquoi ne se rappelle-t-elle pas son prénom, alors ? Eli espérait des réponses, des souvenirs, en la retrouvant. Il n’imaginait pas un seul instant qu’elle pourrait être au même point que lui. Il n’imaginait pas un seul instant que ses mots lui briseraient le cœur davantage. Il se rappelle quand il était encore enfant, à l’orphelinat, sa solitude et son rêve de revoir un jour sa famille, l’impression que s’iels n’étaient pas morts, s’iels étaient encore quelque part, iels seraient celleux qui le complèteraient enfin, qu’il n’aurait plus jamais le sentiment de ne pas être à sa place. Mais Sun-Hi ne le complète pas comme il en a tant rêvé, elle creuse seulement des trous, dans sa poitrine, elle finit d’en extraire les restes de sa reconnaissance envers Icarus, de sa fierté pour son travail, de sa confiance en Darby. Les larmes perlent, à ses yeux, et il se laisse tomber sur son lit, assis. Flea remonte à ses côtés, et sa main se glisse dans la fourrure réconfortante, il s’y accroche pour ne pas couler. Yeah, I… I can. I can do the testing. I’m so sorry. Il essuie ses larmes maladroitement, du revers de la main. Il a tellement honte, à présent. Tellement honte et tellement mal. You don’t… You don’t remember your brother? And our – your parents? It’s so stupid I thought… I thought I would know right away. That it’s you.

Elle est délicate, Sun-Hi, elle est gentille, alors qu’elle n’a même pas à l’être, et ça lui tord le ventre, à Eli. De savoir qu’on pourrait faire du mal à quelqu’un qui prend la peine d’essuyer ses larmes d’une manière aussi douce et précautionneuse. De savoir que par sa faute elle pourrait être enfermée ou pire, par Icarus. De savoir que toute sa vie il a cru faire le bien quand tout son travail ne sert sans doute qu’à alimenter des mensonges, ou peut-être même à réaliser des desseins bien moins reluisants. Ses larmes, elles ne cessent de couler, et il pince ses lèvres pour ne pas tout simplement éclater en sanglots. Désolé pour quoi, elle demande, Sun-Hi, et ça lui bousille le cœur encore davantage. Il baisse les yeux, essuie à nouveau son visage baigné de larmes, et puis attrape Flea pour la mettre sur ses genoux et la serrer contre lui, pour s’accrocher à quelque chose. La petite chienne est ravie du câlin et lève son museau pour lui lécher le menton.

Il se force à exhaler, pour calmer ses pleurs, écoute les mots offerts et acquiesce en silence, un sourire dévasté à la plaisanterie. Pas aux fêtes pour enfants, mais dans les orphelinats, oui. Il ne sait pas comment il pourrait détester des gens qui se sont occupés de lui toute sa vie, Eli. Des gens sans qui il n’aurait probablement rien du tout. Darby est ce qu’il a de plus proche d’un parent, pour lui, et puis il y a sa psychologue qui l’a suivi depuis son plus jeune âge, et… Et plus il y pense, plus il y réfléchit, plus il se dit que c’est exactement ce qu’iels souhaitaient qu’il pense, dans un moment pareil. Qu’il y ait toujours dans son esprit ce doute. Est-il en train de faire une bonne chose, en ne dénonçant pas Sun-Hi ? Est-ce qu’il n’est pas juste paranoïaque, à croire qu’Icarus pourrait lui faire du mal ? Après tout, iels l’ont aidé à s’en sortir, elle aussi, non ? Il secoue la tête, pour chasser les pensées parasites. It’s terrifying…, qu’il chuchote, la voix encore tremblante. I feel like I’m about to tell them everything, just to stop questioning my own existence. Il déglutit difficilement, caresse la tête de Flea, une certaine honte sur les traits. You don’t… You don’t regret? Getting away from them? I’ve only been hiding stuff to them and it’s a nightmare in my head.

Eli tente de se raccrocher au présent, autant qu’il peut. A sa peut-être sœur, à ses côtés, à Flea, sur ses genoux, à son bouclier de livres, tout autour d’eux. Il a peur de sombrer, s’il pense trop au passé, aux vingt-sept années qu’il a l’impression d’avoir gâchées, à se donner corps et âme pour un mensonge. Pourtant, il connaît cette sensation, celle d’être au bord du gouffre. Elle est familière, plus que le visage de Sun-Hi ne lui est familier. Il ne sait pas, comment il tient encore debout. Il a failli y tomber tellement de fois, ces dernières années, et il n’en a jamais été aussi proche qu’aujourd’hui. Ses pieds balancent dans le vide et il y a une petite voix pernicieuse qui lui dit qu’il se sentirait mieux, tout au fond. Eli ne veut pas l’écouter, il se rattache aux mots de Sun-Hi, essaye de comprendre. Sun-Hi est vraie, sincère, elle ne le rassure pas de belles promesses, elle exprime seulement sa vérité.

Eli sèche un peu ses larmes, alors, puis ramène ses mains dans la fourrure réconfortante de Flea et acquiesce, doucement. Même si l’avenir est quelque chose qui l’a toujours terrifié. Ne pas savoir ce qu’il va faire demain, comment se dépêtrer de cette situation, cela le plonge dans des angoisses interminables, à n’en plus fermer l’œil. Yeah, maybe… Sometimes I wonder if I have other emotions than fear. Il la regarde quelques secondes, de profil, reporte ses prunelles sur Flea. I like things to be exactly the same over and over, il chuchote, la honte dans la voix. I don’t like change… But I have no choice, right? Pas s’il souhaite être une bonne personne, en tout cas, il ne peut pas continuer à travailler pour Icarus comme si de rien n’était.

Sun-Hi ne le brusque pas, elle semble douce et patiente, et caresse Flea, aussi, sans jamais le frôler lui. Il secoue la tête, à peine, à sa question, murmure simplement : No, I don’t like them. Il n’a jamais su comment réagir, face aux surprises, tout ce qu’il ne peut pas préparer le stresse, de toute façon. A part peut-être les interrogations surprises, mais seulement parce qu’il avait étudié tout le programme de l’année dès la première semaine de cours, en général.
Plus il l’écoute, plus il se dit qu’il a de la chance, si quelqu’un comme Sun-Hi est bel et bien sa grande sœur. Elle a l’air d’être une belle personne et ses mots sont empreints d’une délicatesse et d’un bon sens étrangers à lui-même. Eli réfléchit à beaucoup de choses, en permanence, pourtant tout ce qui touche à qui il est a toujours été un peu tabou. Ça l’a toujours terrifié de se pencher sur son existence, ses pensées, parce qu’il n’aime pas ce qu’il y a, là-dedans. Il aimerait être un peu plus comme tout le monde, être capable de se défendre et ne pas angoisser pour rien. Il aimerait être aimé pour qui il est, pas parce qu’il est facile à manipuler.

Il acquiesce, doucement, sans un bruit. Elle a sûrement raison, Sun-Hi. Est-ce vraiment vivre de servir des idéaux auxquels il ne croit plus ? D’alimenter des mensonges de gens dont il ne veut même pas imaginer les réels desseins ? De gâcher la vie de personnes qui n’ont rien demandé d’autre qu’un peu de bonheur. Il finirait rongé par la culpabilité, ce n’est pas mieux que maintenant. Leurs regards se croisent, et ils sont tous deux humides. Eli hoche la tête, offre un maigre sourire pourtant sincère, au travers de la fatigue et des inquiétudes des derniers jours. You deserve to be, you’ve suffered long enough. I won’t tell them you came here, I promise. Ses yeux reviennent se poser sur ses genoux, les doigts toujours enfouis dans la fourrure de Flea, pour se rassurer. I don’t know what I’m going to do with myself… I guess I’ll take a few more days to figure it out.