Take flight

La journée touchait déjà à sa fin. Même si le cœur de New Blossom continuait à battre son plein, celle-ci s’était révélée plus calme que les jours précédents à CERBER. Certain·e·s s’en satisfaisaient pas mal, l’occasion pour les un·e·s et les autres de rentrer plus tôt à leur domicile et de profiter davantage de leurs proches. Ce n’était malheureusement pas mon cas, au point de redouter le moment où il me faudrait retourner chez moi pour affronter la détresse de ma fille qu’elle dissimulait derrière une colère difficile à canaliser. C’était peut-être moins inquiétant, au final, que les silences et les absences de Viktor. Avec la mort de Willow, quelque chose s’était brisé entre nous. J’étouffais tant bien que mal mon propre chagrin pour tenter de recoller les morceaux derrière elle, mais en vain. Elle était irremplaçable, dans notre équilibre. Et plus je tentais de me contenir, plus l’envie de simplement hurler et de me déchaîner devenait forte.

Je m’étais perché sur le toit du QG de CERBER, pas si haut que ça comparé aux gratte-ciel de Neo Arcadia. Le bâtiment tenait plus du bloc oppressant non sans rappeler l’autorité qu’il devait incarner au quotidien. Hurricane, telle une gargouille de métal blanc et or, se tenait à mes côtés en silence. Il me suffisait de rentrer dans son crâne pour constater que l’IA était encore en travail tant que je ne la désactivais pas. Elle scannait froidement chaque individu à la sortie des locaux, comme autant de cibles potentielles, alors qu’il s’agissait de mes collègues. Sa façon rationnelle – presque amorale – de percevoir les choses avait parfois quelque chose de rassurant. Mais me perdre dans la machine n’était pas ce dont j’avais besoin aujourd’hui.

Mon regard accrocha celui de Seth, quand il en passa le seuil à son tour. « Hey. » Je ne dis pas grand-chose de plus avant de me laisser retomber au sol devant lui, mes ailes déployées pour amortir le choc de la chute. Elles se replièrent aussitôt dans mon dos ensuite. « Tu rentres déjà ? » Je n’allais pas le retenir s’il était occupé ce soir, mais dans le cas contraire… « Un petit entraînement te dirait pas ? »

Oh, il savait sans doute ce que ça signifiait, surtout avec ce mince sourire qui avait pourtant du mal à percer. Nos petits entraînements ne ressemblaient à aucun autre. Seth était bien le seul à pouvoir me suivre sur mon propre terrain, à voler et se propulser haut dans le ciel. Depuis cinq ans qu’on se côtoyait au sein de CERBER, on ne pouvait tout simplement pas s’empêcher de se lancer quelques défis quotidiens pour tromper l’ennui des journées les moins chargées comme aujourd’hui. J’espérais qu’il était prêt à remettre ça également aujourd’hui, parce que j’en avais besoin plus que jamais pour me changer les idées, et quelque chose me disait que c’était également son cas. « On a déjà statué que c’était moi qui pouvais aller le plus haut. » Lui lançai-je, avec provocation. C’était facile en même temps, Seth ne volait pas. Il avait besoin de finir par reposer pied à terre, contrairement à moi. « Mais on a plus de mal à se départager pour qui va le plus vite de nous deux… »

Les cernes sous les yeux de Seth ne détrompaient personne. Il passait des sales nuits dernièrement. Certainement que sa nouvelle promotion lui occupait bien plus l’esprit que ça ne devrait l’être en réalité. Franchement, je ne l’enviais pas. Après quinze ans dans les rangs de CERBER, j’aurais parfaitement pu me retrouver à sa place, ou pire, à celle d’Esteban, mais devoir gérer de l’humain pouvait vite rendre un travail, aussi compliqué que le nôtre, complètement anxiogène. Il ne s’agissait pas simplement de valider des congés et d’affecter des missions. Ils avaient littéralement des vies entre leurs mains. Et la première erreur pouvait être fatale à un élément de son équipe.

« Hm. » me contentais-je de répondre, quand Seth me demanda comment ça allait. Il n’était pas sans savoir que je venais à peine de reprendre du service et… ça n’allait pas fort, évidemment. Je ne savais pas mentir – encore moins à lui – mais je n’étais pas obligé de lui répondre par l’affirmative. Seth et moi nous connaissions depuis suffisamment longtemps que les faux-semblants n’aient plus de raison d’être en nous. Je changeai plutôt de sujet, désignant le portable qu’il avait encore entre les mains. « Ce sourire idiot que tu avais était pour qui ? » C’était assez rare pour être notable. J’étais obligé de lui en faire la marque.

Mais je lui laissais à peine le temps d’échanger quelques derniers messages et de terminer sa cigarette, avant de lui faire part de mon impatience. « Maintenant, oui. » Je soufflai ce qui s’apparentait presque à un rire. A l’entendre, on croirait presque que nous allions plutôt prendre une murge, ou se faire un rail. Mais non, se mettre la tête à l’envers était littéral… même si la piqûre d’adrénaline qui allait avec était vivement recherchée. C’était plutôt ce type de drogues-là qui nous parlait à tous les deux. « J’ai besoin de me changer les idées, et toi ? » La façon dont Seth se redressa, toutes traces de fatigue subitement envolées, me laissa entendre l’affirmative bien avant qu’il ne le dise réellement. Un sourire me vint à nouveau. Ils étaient toujours plus faciles quand j’avais l’occasion de voler librement dans le ciel en bonne compagnie. « Tu me sautes dessus en me prenant pour un tremplin, je te défonce. » L'avetis-je en dissimulant un sourire.

Je suivis du regard le point de départ qu’il nous désigna. Partir du QG jusqu’à l’hôtel de ville ? « Ça me va. » Je déployai aussitôt mes ailes pour venir me percher sur le haut du building. Hurricane m’imita aussitôt, se perchant entre nous. « Tu fais le décompte ? » L’oiseau d’acier serait un parfait arbitre. Je comptais même sur lui pour mesurer nos performances de vitesse à venir. La voix mécanique commença le décompte, avec la précision d’un métronome.

« 10, 9, 8… »

Je me penchai au bord du vide, la semelle de mes chaussures à moitié en dehors pour prendre appui.

« 7, 6, 5… »

Les ailes déployées, je pris position aux côtés de Seth, les réacteurs de celles-ci commençant à rougeoyer.

« 4, 3, 2… »

Je les poussai à leur degré maximal, pour un départ canon. La température montait sacrément vite en hauteur.

« 1… 0 ! »

« GO ! » Je décollai avec puissance, manquant presque de me prendre d’emblée le bâtiment d’en face tellement je montais vite en vitesse. Je l’esquivai à la dernière seconde en m’inclinant sur le côté, passant si proches des murs vitrés que j’aurais pu les toucher. Au-dessus de moi, déjà sur le toit de celui-ci, je pouvais apercevoir Seth. Je lui adressai un sourire en coin. La compétition allait être rude contre lui.

Je slalomai entre plusieurs buildings, avant de me décider à prendre de la hauteur pour gagner en vitesse. Hurricane volait un peu plus en retrait, sans nous quitter tous les deux du regard. Contrairement à son habitude, il ne m’indiquait ni la destination finale, ni la vitesse que nous atteignons tous les deux. Toutes ces données n’auraient fait que me perturber dans ma recherche de performance. J’avais complètement coupé avec le robot pour me concentrer uniquement sur moi-même et… c’était grisant. Derrière moi, une traînée rouge permettait à Seth de repérer très vite ma position si je venais à le dépasser. C’était difficile de savoir qui était le premier dans la course pour le moment, car comme à son habitude, il me donnait l’impression de débouler de nulle part d’un saut prodigieux, avant qu’il ne disparaisse à nouveau de mon champ de vision. Si au début je m’étais laissé surprendre, maintenant c’était moins le cas.

J’avais clairement envie de gagner. J’étais plus impulsif, plus nerveux aussi, aujourd’hui. Une part de moi se foutait pas mal des conséquences et voulait simplement s’oublier dans cette course, ce qui me rendait plus dangereux. Je tournoyai par moment pour me donner davantage de vitesse. J’esquivai au dernier moment l’une des quelques voitures volantes qui sillonnaient le ciel, en me voyant à peine passer. Sur le siège arrière de celle-ci, un gamin se colla à la vitre en ouvrant de grands yeux abasourdis pour nous voir tous les deux passer.

Je me surpris à rire, alors même que le vent me sifflait aux oreilles et me coupait du reste du monde. Je me sentais bien, tout simplement.