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(roast#3) kalahari down

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cw: mentions explicites, mention d’assassinat, mention de body horror.

L’air est un rien plus respirable en dehors de la douche. Les particules humides continuent de lui rentrer dans la bouche à chacune de ses respirations, mais la pellicule d’eau lui coulant sur la visage et sur le corps se tiédit, voire se refroidit. Aux épaules notamment, où un long frisson s’y étire. Osmond marche prudemment sur le carrelage de la salle de bain où il serait facile de glisser, tomber, et se rompre la nuque sur le rebord de la baignoire. Cette même baignoire dans laquelle, une heure plus tôt, il traversait son vieux corps pour en retrouver un autre. Nouvelle œillade jetée au tas nauséabond et emmitouflé dans son coin. Horreur tranquille, dont il continue de sentir l’odeur capiteuse à travers la vapeur de la douche. Il en arrache ses yeux avec un pli de bouche écœuré.

Une serviette est saisie aux abords du lavabo, rêche et elle-même lourde d’humidité, mais suffisamment sèche pour l’utiliser. Il s’essuie avec une lenteur dans le geste qui trahit ses courbatures, la fatigue physique, et l’envie, peut-être, de s’attarder en ce lieu où Amy, dans son dos, entreprend de se terminer. Le bruit du jet d’eau camoufle en partie l’agitation qui y recommence, exhibant cependant dans cet air si chargé l’animation d’une paluche frustrée qui doit, faute de mieux, s’occuper seule d’un désir inachevé. Osmond noue la serviette autour de sa taille, ouvre le robinet et y fait quelques bains de bouche sommaires avant d’y passer une main tranquille. L’odeur d’Amy lui est resté entre gencives, elle aussi capiteuse, différente dans ce qu’elle lui inspire. Il y a cependant l’envie de se nettoyer pour chasser l’arôme rance qui s’y prélasse. Ses larges épaules se redressent légèrement tandis qu’il relève la tête, cherchant dans la buée maculant le miroir le reflet d’Amy dans la douche. Il n’y voit qu’une silhouette sombre, remuant derrière l’autre silhouette moins sombre de la vitre. La dextre hésite à essuyer l’humidité du miroir pour lui redonner sa pleine fonction ; mais s’en empêche. Il y a aussi, dans ce mélanges de formes troubles, celle de son reflet. Masse de premier plan qu’il ne veut pas voir à l’instant. Osmond referme le robinet, coule un dernier regard à la douche sans remonter jusqu’à Amy, et sort de la salle de bain.

Confinée derrière la porte à moitié fermée, la vapeur n’a pas envahi la chambre, en conséquence de quoi il y fait meilleur, sans mentionner la climatisation qui continue de tourner. Une chair de poule soulève les poils d’Osmond et les cheveux dans sa nuque tandis qu’il approche des vêtements ramenés. La serviette est retirée, remplacée par son sous-vêtement et le pantalon noir, toujours aussi sale mais sec. Il finit par la chemise en flanelle, qu’il reboutonne consciencieusement, laissant seulement un bouton de libre sous son menton. Un peigne en plastique est ramassé sur le petit bureau, tiré de son sachet plastique neuf, et il se recoiffe les cheveux mouillés, une raie de côté comme il en a l’habitude. Quelques douleurs sur le corps lui rappellent qu’en plus d’être fourbu, il a noté certains hématomes hérités de leurs ébats. Il ne sait plus quand, si ce n’est que la force d’Amy, même, et surtout, convulsive, l'a gracié ici et là de quelques coups lâchés dans la débâcle.

Il y a quelque chose d’étrange. En tout. Pour tout. Tant dans cette nuit interminable où la mort et le sexe se sont donnés la réplique, qu’à cet instant où il ramène un peu d’ordre dans la pièce tandis qu’Amy s'achève généreusement sous la douche après qu’il l’ait négligé de la plus égoïste des façons. Une nuit couleur hématome, en somme, où les nuances sombres se mêlent bizarrement les unes aux autres en formant parfois des distances entre elles. Osmond a un regard pour sa chevalière qui a sans doute et en effet pris momentanément l’odeur licencieuse d’Amy. Mort et sexe. Il semble que ces deux grands spectres de l’existence soient ce qui devait résulter d’eux deux, la finalité tant attendue de ce partenariat pratico-pratique, devenu une obédience d’abord non sollicitée, puis délibérément soutirée.

Amy sort enfin, le pas lourd et irrégulier, tandis qu’Osmond est en train de retrouver les clés de voiture et son portefeuille. Un regard à sa montre. “Bientôt six heures.” Le matin se lève et balaie la nuit. Comme l’eau a décrassé leurs corps plein de sang et leurs ongles crassés de terre. Il étire sa nuque en direction de la fenêtre où il est question de balancer le tas nauséabond qu’est sa mue, prenant le temps de réfléchir à cette idée qui est loin d’être stupide. “La fumée risque d’alerter les autres clients… Il y en a. Peu, mais il y en a. Peut-être qu’aucun d’eux n’alertera ni la gérante, ni les autorités, mais on n’est jamais trop prudents.” Ce qui relève presque du paradoxe, après leur méfait dans les champs de maïs. Un méfait commis cependant à l’abri des regards, et dont il ne reste plus aucune trace hormis, peut-être, des cauchemars avec lesquels Amy va devoir dormir. “Je préfère que nous la ramenions.” Ses mots ont pris une certaine raideur. L’écœurement est habilement lissé au travers de son flegme.

Je vais aller distraire la gérante pendant que tu charges le pick-up,” opine-t-il, hochant la tête puisqu’il s’agit d’une partie de son plan. Il lui laisse les clés sur le matelas tandis qu’il récupère son portefeuille. Des regards appuyés sont brièvement échangés, l’ombre d’un sourire qui crève en bord de lippes, et cette étrangeté de l’après, où tout redevient réel, presque cru, où les habitudes d’un certain fonctionnement reviennent à la fois avec naturel, à la fois pas. Des limites ont été franchies ; il faut maintenant composer avec. “N’oublie rien derrière toi.” Son regard bute une seconde sur le collier d’Edwin, brillant entre les clavicules d’Amy. “On se retrouve sur le parking.

Je vous prie de m’excuser,” commence-t-il à l’accueil, devant une gérante quelque peu crispée dans son fauteuil. La nuit a semble-t-il été courte pour elle aussi. “Mon comportement d’hier soir était parfaitement inapproprié.” Son timbre de voix se fait en effet offusqué, ennuyé par le peu de civisme qu’il a montré et la gêne potentielle qu’il a éveillée chez cette brave femme. “Je n’aurais pas dû vous parler de la sorte, je n’étais pas dans mon état normal. - Non mais j’comprends… si vot’ femme vous a plaquée, ça a dû vous r’muer un peu. - Ma ? Ah. Oui. Oui, en effet. Vous avez tout à fait compris. Dix ans de mariage, rendez-vous compte. - Moi mon JB, s’il me plaquait, j’lui enfoncerais les couilles dans la gorge. - Charmant,” réplique-t-il, les sourcils légèrement froncés au-dessus d’un sourire somme toute amusé.

Il en a de la chance de vous avoir. Tenez, pour la gêne occasionnée.” Il tend des billets que la gérante pince sans traîner, s’étant même levée de son siège avec une certaine soudaineté. “Oh, fallait pas. Mais merci.” Elle épluche, compte. “Et ça va avec votre ami ? Vous aviez l’air dans un drôle d’état hier… tout c’sang…” Le sourire d’Osmond se glace sensiblement. Il sort d’autres billets de son portefeuille, qu’il tend une nouvelle fois à la gérante. “Ça va.” La main avide récupère son dû. Que les Hommes sont cupides. Lui n’a plus d’intérêt pour rien de tout cela, et ce qu’il manipule entre ses doigts n’est rien de plus que du papier vert ; un papier vert corruptif. “J’comprends.” Alors, s’ils se comprennent.

De retour sur le parking, Osmond se dirige vers le pick-up qu’Amy a terminé de charger. Il a repris le volant et l’attend à l’intérieur. Il s’y engouffre sans prévenir, s’asseyant côté passager où un peu de sang est resté sur les sièges, et un peu de terre à leurs pieds. “Des clients t’ont vu ?” Un regard en arrière, où il peut voir que la bâche ayant caché Jupiter cache à présent l’œuvre infâme de sa mutation. “La gérante ne devrait pas poser de problème. Je lui ai donné l’équivalant d’une semaine de location.” Il aurait surtout dû la tuer. Mais s’il faisait ça avec tous les problèmes possiblement fâcheux gravitant autour de lui le monde serait bien vide. “Nous pouvons quand même nous arrêter manger au diner. Personne ne remarquera…” Un coup de tête subtil en direction de la bâche.
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Amy est en train de fouiller dans ses poches à la recherche d’un briquet avec lequel il pourra mettre le feu à leur paquetage. Ses doigts ne rencontrent que des miettes et les billes d’acier qu’il a récolté de sa nouvelle déchirure. "La fumée risque d’alerter les autres clients… Il y en a. Peu, mais il y en a. Peut-être qu’aucun d’eux n’alertera ni la gérante, ni les autorités, mais on n’est jamais trop prudents." Les boucles blondes lourdes d’humidité rebondissent sur son front tandis qu’il opine du chef: "Ouais, pas faux…" Il pince doucement ses petites lèvres en réfléchissant à une alternative qu’Osmond lui propose aussitôt: "Je préfère que nous la ramenions." Les sourcils d’Amy se crispent d’une certaine inquiétude: "T’es sûr?"

La décision est équivoque. "Je vais aller distraire la gérante pendant que tu charges le pick-up." Amy se penche pour récupérer les clefs, son poing s’enfonçant une dernière fois dans le matelas. Il pioche au passage quelques perles en acier, levant les yeux vers Osmond qui le fixe. Amy rougit, son menton rentré dans son épaisse poitrine; on dirait qu’il a été pris sur le fait de quelques sottises. Et Osmond de rajouter, comme s’il savait ce qu’il était en train de trafiquer à ramasser des morceaux de lui-même, autant d’indices de leur passage presque aussi disgracieux que la carcasse d’Osmond: "N’oublie rien derrière toi." La croix d’Edwin attrape un reflet comme un clin d’œil à son fils de fortune. "On se retrouve sur le parking. - Ouais, bon courage avec la vieille…"

Osmond s’en va, laissant Amy avec ses restes. Amy a eu très envie de l’embrasser quand il est parti, quand il a vu son dos disparaître derrière la porte, engoncé dans cette chemise à carreaux pas du tout dans son style. Il se pince la bouche, ouvre une fenêtre et entre dans la salle de bain.
Le tas de serviettes moites n’a pas bougé, ou bien il s’est affaissé sous son propre poids. Amy s’agenouille, mouillant ses genoux d’eau un peu croupie. Il retourne quelques serviettes, exposant la peau momifiée d’Osmond. Un haut-le-cœur gonfle sa poitrine, comme si la médaille était prise d’un hoquet choqué. La sensation de la peau d’Osmond contre la sienne, le caressant et l’embrassant, flashe devant ses yeux grands ouverts.
Amy tend le bras, la main s’aplatissant au sommet des tissus arrachés. C’est froid. Encore un peu visqueux mais désormais presque sec. Il presse sa paume; le son est organique et déchirant. Il écarte les doigts, les courbe un peu pour les enfoncer dans la masse horrifique. Il revoit ses doigts enlacer, pincer et griffer le dos et la nuque d’Osmond, sa peau moite râclant sous ses ongles courts et sales.
Ses ongles sont désormais propres, la peau semble si sale.

Amy pense à son père mort, son père qu’il a tué sans parvenir à le tuer. Il pense à Osmond tuant son père pour lui. Il se dit que c’est tout de même ironique qu’il ne reste même pas la moindre dépouille de son père, tandis qu’il peut palper celle d’Osmond qui lui, n’est même pas mort.
Amy pense à Osmond, à cette peau morte qui le dégoûte et l’horrifie tant, à sa peau vivante qu’il désire et aime tant.
Quand il rouvre les yeux, il a enfoncé toute sa main et son poignet dans le tas qui tiédit autour de sa peau. Il la retire un peu précipitamment, l'essuie dans le pli d'une serviette et remballe le tout en serrant le nœud. Il le prend précautionneusement dans ses bras, traverse la chambre. Il se penche par la fenêtre pour déposer doucement le baluchon par terre. Il sort à son tour, ramasse le paquet et trotte en petites foulées jusqu'au pick-up.

"Des clients t’ont vu ?" Amy a fini de caler la bâche tout autour du baluchon, disposant négligemment autour d’autres outils, et est remonté à sa place. "J’crois pas, il jette un coup d'œil coupable à la main qu'il avait plongé dans le tas d’épiderme, comme s'il avait pu craindre qu'on l’ait surpris non pas à déplacer discrètement le paquetage jusqu’à la voiture, mais plutôt à venir palper fiévreusement les restes d’Osmond. "La gérante ne devrait pas poser de problème. Je lui ai donné l’équivalent d’une semaine de location." Amy hausse les sourcils, impressionné par une telle flegme, toujours surpris de la capacité d’Osmond à se détacher de ses espèces sonnantes et trébuchantes sans une seconde pensée, quand l’argent avait été pour Amy un souci pendant très longtemps, qui l’avait d’ailleurs mené dans bien des problèmes. "Oh? Ça veut dire qu'on pourrait y retourner encore pendant une semaine?" qu’il plaisante avec un petit sourire donnant une forme de cœur à sa bouche. Il en a très envie. Au motel ou ailleurs, à vrai dire. Il a peut-être aussi un peu peur que ce soit ailleurs. Que ce soit en fait impossible ailleurs.

"Nous pouvons quand même nous arrêter manger au diner. Personne ne remarquera…" Amy se contente de lever les yeux dans le rétroviseur, et entame sa marche arrière. "Tant mieux, je meurs de faim." Il sent encore Osmond sous sa langue, sous ses doigts, dans son nez et dans les plis de sa peau; la même sueur, le même savon, la même odeur de vêtements ayant traîné par tous les temps à l’arrière du pick-up. Amy inspire profondément. Il a baissé sa fenêtre. De temps à autre, il observe Osmond du coin de l’œil. Il le trouve d’autant plus beau qu’il sait désormais tout de lui et de son corps. Pourtant, une pointe, comme un pic d’acier, pique dans sa poitrine, tandis que la lumière du jour lui rappelle que désormais, Osmond Rose ne lui appartient plus exclusivement, et que, s’il avait pu baigner dans cette illusion tout au long de la nuit, le soleil, lui, promet son lot de doutes et de remises en question qui attaqueront d’autant plus durement qu’Amy a cru et croit encore dur comme fer toutes ses promesses gémies tout au long de la nuit.
Après tout, Osmond Rose avait tué son père pour lui.
Après tout, Osmond Rose l’avait—

"C’est à moi, cette chemise, non? Il donne un coup de menton en direction de son patron. Elle te va bien, avoue-t-il avec humilité. Il aimerait être aussi bavard qu’il l’avait été cette nuit, où il lui avait semblé si facile de se confesser, sentiments comme péchés, au creux de son oreille. Mais là encore, la lumière le rend laconique, projecteur solaire l’isolant toujours un peu plus sur scène.
Il revoit dans sa tête le profil d’Osmond découpé dans le rai de lumière s’échappant de la porte de la salle de bain.

Le trajet est court et sans encombre. Ils arrivent sur le parking d’un diner plutôt miteux. Amy se gare, pense enfin à fermer la veste d’ouvrier, mettant la croix d’Edwin à l’abri entre ses pectoraux. Ils sortent de la voiture et s’installent à une table collée à la vitre du restaurant. La table comme la vitre sont couvertes d’un film gras, et les banquettes en cuir défoncé grincent et collent quand ils s’y assoient. Un serveur arrive, prend la généreuse commande d’Amy puis celle d’Osmond et leur sert une première rasade de café à volonté.
Les doigts d’Amy pianotent sur sa tasse, la joue chauffant doucement dans la lumière du soleil, les jambes en vrac, adroitement étalée dans la zone d’Osmond. "Du coup, dans les semaines à venir, j’vais sûrement devoir passer chez ma mère pour… voir comment elle va. L’idée l’ennuie par avance; il n’aime pas rentrer, il s’était épargné la corvée pendant des années, mais tout portait à croire qu’il s’agissait là du moindre prix à payer pour le crime commis qui n’est pour autant pas évoqué directement, noyé dans une gorgée de mauvais café.
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C’est à moi, cette chemise, non?” Osmond baisse le regard vers le vêtement. “Je crois, oui.” Trop courte aux manches, avec une odeur de bois et de bête qui trahit son manque de propreté. Il y a des brindilles qu’il découvre encore en bas, et qu’il chasse distraitement en se rappelant de la dernière fois qu’Amy a nettoyé les champs entourant le ranch. Le feu brûlant l’herbe sèche et les branches d’arbres élagués avait duré jusqu’à la nuit tombée. “Elle te va bien.” Une surprise calme dérange le faciès d’Osmond, qui lui retourne un regard complice sous lequel il force un léger sourire. Le symbolique ne lui échappe pas. Elle est est involontaire et le piège malgré lui dans une posture inentendue, dont il ne se débarrasse pourtant pas en opposant à Amy une réponse plus froide ou même distante. Il ne s’en sent pas le cœur, quoi que cette chose puisse être dans sa poitrine. L’éclat qui brille sur le visage d’Amy est quelque chose de précieux qu’il a suffisamment de fois cassé. Il peut bien lui octroyer ce petit peu d’accalmie.

Au diner, les commandes sont passées l’une après l’autre. L’appétit gargantuesque d’Amy tire sur les rides d’Osmond une risette plus franche, qu’il retransforme en une sage mimique tandis qu’il demande à son tour un petit-déjeuner plus classique et bien entendu salé ; œufs, bacon, des toasts et des pommes de terre sautées. Et avec ça, un verre de lait. Ses douleurs stomacales le font secrètement souffrir, ce qui est habituel avec l’aube naissante et peu de sommeil pour écoper la fatigue. Il pourrait presque sentir les radiations aller et venir dans sa ventraille, par un procédé inexpliqué et incurable qu’Angelo lui a laissé pour tout souvenir tangible de lui. Il espère que le lait sera glacial. Ça l’ennuierait profondément de devoir insister. Comme attiré par le souvenir de leur rencontre, son regard inégal redescend jusqu’à Amy une fois le serveur éclipsé.

Il a l’air tout aussi épuisé, si ce n’est que son teint plus rosé et ses jeunes allures l’enveloppent d’une bien meilleure mine que la sienne, toujours aussi morbide et pâle à la lumière du soleil. Les boucles blondes commencent déjà à sécher et rebiquent ici et là au milieu de la ramée humide comme des ballots de foin roulés. La main d’Osmond vient se saisir de sa tasse de café pour en absorber la chaleur qui s’en dégage. Presque aussi brûlante que le corps d’Amy sous la douche. “Du coup, dans les semaines à venir, j’vais sûrement devoir passer chez ma mère pour… voir comment elle va.” Un mouvement discret signe qu’il opine. “Je comprends.” Mais il ne compatit pas. Là où le vision d’Amy, sain et sauf au milieu de la lueur diurne, lui arrache un sentiment de paix, la réalité brute d’une femme devenue veuve par sa faute ne l’émeut guère.

J’aimerais participer aux frais que la disparition de Jupiter va sans doute entraîner,” lui dit-il, avec ce flegme calme qui ne trahit ni son manque d’empathie, ni sa responsabilité dans ladite disparition du père de famille. Il sait qu’Amy n’oserait jamais lui demander de l’aide, encore moins financière. Il lui a fallu découvrir par lui-même la faillite du Red Chips, et même s’ils ne se connaissaient alors que bien peu, il se souviendra toujours de la gêne qui a torturé Amy jusqu’à ce qu’ils signent les papiers de la vente. Même par un biais légal ménageant sa fierté, le texan souffrait de ce que cet échec disait de lui. “Quelle que soit la somme nécessaire, et pour le temps qu’il faudra.” Il ne fait pas ça pour les Armstrong. Il fait ça pour allonger l’accalmie qu’Amy mérite.

Leur commande arrive et les bras se dégagent, laissant place aux différents plats et petits paniers adjoints. Le verre de lait n’est pas encore arrivé. Osmond n’y fait pas mention, saisissant plutôt ses couverts pour commencer à manger l’œuf. “Ta mère sait qu’elle est mutante ?” Une question qui pourrait troubler, surtout servie entre les toasts et le bacon, mais il y a cette familiarité de ton entre eux, normale et naturelle, qu’ils avaient déjà avant cette nuit. “Ça n’a pas dû être facile non plus, avec Jupiter. J’imagine que tes frères et sœurs ont souffert aussi de ses maltraitances ?” Il impose les mots, durs à entendre mais nécessaires aussi à rappeler, en les glissant de sa voix quiète au milieu de leur table inondée par les rayons matinaux. Ils n’ont jamais beaucoup parlé de sa famille. Mais à présent que revient à Amy la charge de s’en occuper, Osmond semble lui céder enfin une certaine attention.
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"Je comprends." Amy soutient le regard d’Osmond. Pendant une infime seconde, quelque chose se froisse au fond de ses yeux, face à la réaction presque absente de son boss. Pendant une infime seconde, une pointe refroidit ses yeux et Amy, cruellement, naïvement, lui en veut de l’avoir mis dans cette situation. Elle disparaît presque aussitôt, en se rappelant qu’il s’était tout aussi bien lui-même foutu dans la mouise jusqu’à l’os, en refusant de venir en aide à son père, et pire encore, en lui portant, si ce n’était le coup fatal, le coup qui les avait empêchés de faire marche arrière.
Et puis Amy se souvient aussi, dans les méandres chaotiques et traumatisants de ce drame, des sentiments immenses qui s’étaient réveillés dans sa poitrine, à l’idée qu’un homme puisse commettre pareil caprice, relevant presque du divin, en ça qu’il signifiait supprimer une vie, juste pour lui.

"J’aimerais participer aux frais que la disparition de Jupiter va sans doute entraîner." Amy repose sa tasse de café et gémit doucement, se frottant la nuque avec embarras. Pour autant, il ne refuse pas, simplement parce qu’il sait que, quoi qu’il rétorque, Osmond Rose finira par faire comme bon lui semble. "Quelle que soit la somme nécessaire, et pour le temps qu’il faudra. - J’vais même pas faire semblant de refuser, j’sais que tu le feras quand même… La connaissance du tempérament d’Osmond, couplée à la familiarité et l’honnêteté de sa remarque, enrobent l’échange difficile d’une intimité à la fois ancienne et pourtant si récente. Échange qui les renvoie à leur première rencontre, leur premier accord et contrat, celui-là même qui avait jeté Osmond sur son chemin, ou plutôt à l’inverse, qui avait jeté Amy et ses interminables problèmes d’argent sur la route d’Osmond. Une pie qui avait fait la morte pour l’or, mais semblait être restée pour tout le reste. Mais merci, bien sûr, conclue-t-il tout de même d’une voix plus douce, le regard captant Osmond un peu par en-dessous, de cet angle de tête qui rendait sa bouche encore plus pointue.

Les plats sont servis. On dirait qu’Amy a commandé l’intégralité de la carte. Il dispose presque consciencieusement les différentes assiettes, contenant salés, sucrés, mais surtout gras et protéines. Le serveur a dû faire deux voyages. Lorsqu’il repart, Amy coasse un: "Oubliez pas le lait, on a demandé un verre de lait. Frais, le lait, super frais, d’un ton plutôt inquisiteur et somme tout désagréable. Mais Amy ne rigole plus avec le verre de lait d’Osmond. Il ne l’avait oublié qu’une fois, et une fois de trop.
"Ta mère sait qu’elle est mutante ? Amy a commencé à manger, d’une manière un peu déroutante puisqu’il pioche littéralement tour à tour dans chaque plat, embrochant là un bout de pancake, là une tranche de bacon. Sa bouche luit d’une couche de graisse, il essuie pensivement ses doigts sur son pantalon. Ça n’a pas dû être facile non plus, avec Jupiter. J’imagine que tes frères et sœurs ont souffert aussi de ses maltraitances ?" Il s’interrompt dans sa goinfrerie, le temps de réfléchir, de se souvenir d’incidents puisés dans son enfance, une rivière sans fond de malheurs et de violence domestique. S’il en souffre intrinsèquement, il a une banalité dans sa voix, lassée, lointaine, maintenant qu’il était en sécurité, au-dessus du corps fumant de Jupiter, à portée des bras aimants d’Osmond Rose.

"Tu sais quoi, j’sais pas trop… J’pense que ma mère savait, mais qu’elle est parvenue à le cacher à Jupiter… va savoir comment. Mais maintenant que j’y pense, ça expliquerait pourquoi elle arrivait à soulever des marmites bouillantes sans porter de gants de cuisine… Un minuscule sourire raconte ce souvenir plus badin que les autres. En c’qui concerne mes frères et sœurs, c’est pareil, y’avait des trucs qu’on expliquait pas, des accidents qui en fait n’en étaient pas. J’pense que ma mère— c’est ma mère qui a dû raconter de la merde à Jupiter pour qu’il remarque rien… J’sais pas si genre, tous mes frères et sœurs sont des mutants, j’sais pas si c’est… automatique? Et pour les plus jeunes, j’devais être déjà parti à l’armée, alors j’les ai pas trop vus grandir."

Amy réalise qu’il a beaucoup parlé, et s’empresse de se taire un moment en s’empiffrant de goulues bouchées, autant par embarras que parce qu’il ne voulait pas que son repas refroidisse. Il fait descendre le tout d’une gorgée de café et se tape un peu sur le poitrail. Tu hm— tu penses que c’est possible de cacher qu’on est mutant? Genre, t’sais, comme ces nanas qui sont enceintes et elles le savent pas? Comme un déni de mutation? Tu penses que c’est dangereux?" Il réfléchit, remonte à contre courant le flux de ses souvenirs, enterrés, engloutis pendant si longtemps. Il se tient à la berge, de peur de s’y perdre. Lui-même avait essayé de cacher sa première déchirure à son père, allant jusqu’à lutter contre l’instinct protecteur de sa mutation, jusqu’à ce qu’elle se mette à dégénérer de plus en plus, pulsant hors de lui de manière erratique, prenant le contrôle à des moments risqués, l’écrasant dans son sommeil, tandis qu’il perdait conscience. Amy réalise que ses frères et sœurs avaient couru un grave danger, et que là encore, il avait eu trop peur et avait fui sa maison.
Il n’aime définitivement pas ce sentiment, qui tord un nœud dans son estomac qu’il tente lui aussi de nier, en l’étouffant avec toujours plus de bouchées avalées frénétiquement.
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cw: mention de violence intrafamiliale et de suicide.

L’insistance bourrue d’Amy pour qu’on lui ramène son verre de lait a fait cligner les yeux d’Osmond. Il n’a pas besoin qu’il souligne pour lui le retard qu’on met à le servir, mais il apprécie en silence et sans trop y paraître la pugnacité quasi belliciste que cet élément, aussi banal qu’une boisson froide, convoque chez lui. D’autant qu’il n’est pas économe en détails ; frais, super frais, c’est en effet comme ça qu’il le veut. Et tout cela sans avoir eu à ouvrir la bouche. Osmond échappe un filet de sourire sans y prêter attention, ramenant son regard mort-vivant sur la composition beaucoup plus sobre que forme son repas.

Tu sais quoi, j’sais pas trop… J’pense que ma mère savait, mais qu’elle est parvenue à le cacher à Jupiter… va savoir comment. Mais maintenant que j’y pense, ça expliquerait pourquoi elle arrivait à soulever des marmites bouillantes sans porter de gants de cuisine… En c’qui concerne mes frères et sœurs, c’est pareil, y’avait des trucs qu’on expliquait pas, des accidents qui en fait n’en étaient pas. J’pense que ma mère— c’est ma mère qui a dû raconter de la merde à Jupiter pour qu’il remarque rien… J’sais pas si genre, tous mes frères et sœurs sont des mutants, j’sais pas si c’est… automatique? Et pour les plus jeunes, j’devais être déjà parti à l’armée, alors j’les ai pas trop vus grandir. - Si tes frères et sœurs partagent tous des gènes avec ta mère, alors ils sont mutants, oui. C’est, comme tu le dis, automatique. Il suffit qu’un parent le soit.” Osmond attarde son regard sur les différentes assiettes d’Amy, qu’il pille sans logique aucune mais avec une hâte qu’il lui a rarement vue.

Le silence qui s’ensuit n’est occupé que par les coups de couverts sur la faïence. Ils mangent chacun à leur rythme, différent à bien des égards. Le serveur finit par apporter son verre de lait, glacial comme il faut, et Osmond cède un “merci” qu’il ne lui adresse pas à lui. “Tu hm— tu penses que c’est possible de cacher qu’on est mutant? Genre, t’sais, comme ces nanas qui sont enceintes et elles le savent pas? Comme un déni de mutation? Tu penses que c’est dangereux? - Le cacher est une chose, le réprimer en est une autre,” souligne-t-il d’un air quelque peu docte, tandis qu’il s’attaque maintenant à son bacon et les pommes de terre sur lesquelles le jaune d’œuf a coulé. “C’est possible de cacher qu’on est mutant. C’est ce que nous faisions tous avant que ça soit démocratisé. Certains mieux que d’autres, selon la mutation. J’ai recueilli un garçon, Izak, qui pouvait prendre feu à la moindre contrariété. Je te laisse imaginer le degré d’organisation que ça nécessitait pour éviter de trop attirer l’attention sur nous.” Il mange un peu, tout à ses réflexions et quelques souvenirs qui lui reviennent d’une époque révolue - près de laquelle il ne veut pas s’attarder davantage. “Réprimer sa nature mutante est également possible. Et ça peut s'avérer dangereux, tu as raison, comme toute entrave à une nature peut l'être ; pour celui ou celle qui la subit, surtout. C'est une violence qu'on se fait et qu'on s'inflige. Je m'y suis essayé il y a longtemps, et ça ne m'a pas rendu meilleur, ni même plus en contrôle. Ça m'a rendu vide et malheureux.

Mais il est possible aussi d’ignorer être mutant. Si ta mère s’est cachée toute ces années et qu’elle ne vous a jamais éduqués à ce sujet, probablement que certains de tes frères et sœurs ne sont pas conscients de leur nature. Dans la mesure où ils n’auraient pas, eh bien, déclenché leur mutation.” Il marque une pause pour boire son lait. La sensation de froid lui coule dans la bouche et vient anesthésier autant son œsophage que la paroi de son estomac. Un petit rictus lui traverse les lippes, sentant ses douleurs se diluer un peu avec le liquide. Il repose le verre, ramène son regard sur Amy, les mains cramponnées à ses couverts qu’il laisse négligemment posées contre la table, tout à son explication. “C’est extrêmement rare. Ne pas la déclencher, je veux dire. Le moindre choc émotionnel suffit à ce que le gène mutant se déclare et se révèle. Selon les sensibilités, ce choc peut varier, mais il reste presque impossible à éviter. A moins bien évidemment de s’isoler du monde, de ne jamais rien expérimenter, de ne jamais rencontrer aucune personne ; en somme, de se préserver de tous les heurts imaginables. Tu conviendras qu’un tel dispositif est pour le moins impossible à mettre en place. Dans la vie courante, en tout cas,” se sent-il de préciser. Exit donc les expériences scientifiques, dont la sienne, si lointaine qu’elle pourrait avoir le goût de la poussière, lui est momentanément revenue en mémoire.

Osmond demeure pensif. Il dévisage Amy comme s’il pouvait comprendre, à la seule observation de son visage ovale percé de petits yeux bleus, la chronologie des évènements faisant la frise des Armstrong. “Au vu de la vie que vous meniez, je doute que tes frères et sœurs aient été épargnés par des chocs émotionnels. Ils doivent avoir des mutations plus discrètes que la tienne qu’ils prennent au mieux pour un don, au pire pour une déficience. Et s’ils sont croyants ; pour une damnation. Je te suggère de les aider à mieux comprendre leur nature. Ce sera t’épargner la peine de les voir éventuellement sombrer dans la dépression ou-,” il suspend sa parole avant d’évoquer le stade final qu’un être se haïssant peut atteindre. Son détachement émotionnel et son timbre de voix monocorde font place à quelques nouveaux coups de fourchette.

Tu as conscience que Junior est, de fait, lui aussi un mutant ?” La question lui vient naturellement, avec un rien de décalage vis-à-vis du sujet qui les occupait jusqu’alors. Bien que. Ils parlent de famille ; il paraît normal d’inclure le fils d’Amy.
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Perdu dans ses pensées, Amy mange plus lentement, sa fourchette traînant davantage dans ses assiettes, râpant çà et là la fine couche de gras mélangée à la confiture. Son regard bleu s’accroche au verre de lait déposé sur la table, dont la surface est couverte de condensation. Il remonte ses yeux vers Osmond, irrémédiablement, deux mouches bleues attirées par les ténèbres de sa voix. "C’est possible de cacher qu’on est mutant. C’est ce que nous faisions tous avant que ça soit démocratisé. Amy ouvre des yeux ronds avec un petit temps de retard, réalisant à quel point ça lui paraissait désormais improbable, alors même que jusque dans ce diner perdu au milieu du désert, tout un tas de produits et de menus pour enfants étaient sponsorisés par leurs mutants préférés. Certains mieux que d’autres, selon la mutation. J’ai recueilli un garçon, Izak, qui pouvait prendre feu à la moindre contrariété. Je te laisse imaginer le degré d’organisation que ça nécessitait pour éviter de trop attirer l’attention sur nous. - Ah ouais, putain, chaud."

Amy plisse un peu les yeux. Il ne pensait pas avoir déjà entendu parler de cet Izak. Il ne comprend pas pourquoi Osmond s’évertuait à recueillir des enfants, quand il avait déjà bien assez à faire avec sa chaotique lignée. Il se demande si c’est de là que vient le surnom des Orphans. Il se demande si ça faisait de cet Izak le premier des Orphans. Il fronce un peu le nez, presque impudique dans sa jalousie puérile.
Amy ne sait pas s'il a le droit de ressentir de la jalousie, ou si ce sentiment est tout bonnement déplacé. Mais après tout, les sentiments d’Amy paraissent souvent déplacés, imprévisibles et abruptes, exprimés qu’à de trop rares occasions, et avec une intensité fiévreuse, comme des coups de poing, comme des coups de marteau.

"Réprimer sa nature mutante est également possible. Et ça peut s'avérer dangereux, tu as raison, comme toute entrave à une nature peut l'être ; pour celui ou celle qui la subit, surtout. C'est une violence qu'on se fait et qu'on s'inflige. Amy se masse pensivement le creux de sa poitrine, comme si une douleur fantôme lui écrasait le sternum. Je m'y suis essayé il y a longtemps, et ça ne m'a pas rendu meilleur, ni même plus en contrôle. Ça m'a rendu vide et malheureux."
Le poitrail d’Amy se soulève d'un profond sentiment de mélancolie et de tristesse, à l’idée qu’il y a longtemps, si longtemps qu’il n’était même pas encore une idée, Osmond avait souffert lui aussi de sa mutation. Amy ne trouve pas ça juste, maintenant qu’il effleure une histoire plus grande des mutants, et surtout, un pan du passé d’Osmond qui ne cesse de s’étirer paresseusement, à mesure qu’il égrène des détails sur sa très longue vie. Amy trouve ça triste, et très beau, Osmond lui apparaissant dans une vision de martyr, au visage et au corps torturés, emmêlé à ses serpents de ténèbres pour échapper au joug des humains. Et, à cette pensée, son cœur s’accélère. Il voudrait bondir par-dessus la table et s'asseoir à califourchon sur Osmond et le baiser jusqu’à ce que toute sa tristesse ait disparu. Mais tout ça, c'était il y a bien longtemps. Et il était inapproprié venant d’Amy de préférer baiser que de s'entretenir sur des sujets si difficiles. C'était d’ailleurs pour ça qu'aucune de ses précédentes petites amies n'étaient parvenues à lui arracher une seule confession.
Osmond en savait déjà beaucoup plus que quiconque, et pour une grande partie, il s’agissait de déductions issues de son expérience et de sa longévité.

"Mais il est possible aussi d’ignorer être mutant. Si ta mère s’est cachée toute ces années et qu’elle ne vous a jamais éduqués à ce sujet, probablement que certains de tes frères et sœurs ne sont pas conscients de leur nature. Dans la mesure où ils n’auraient pas, eh bien, déclenché leur mutation. - Ouais, en espérant qu’y’a pas genre de limite d’âge pour déclencher la mutation, quoi…" Il interrompt sa réflexion, pendant qu’Osmond entame son verre. Amy rougit un peu, parce que l’inclinaison de la tête d’Osmond, sa gorge qui se contracte au-dessus du col de sa chemise, et les doigts agrippés à la surface humide du verre lui rappellent la nuit passée au motel.

"C’est extrêmement rare. Ne pas la déclencher, je veux dire. Le moindre choc émotionnel suffit à ce que le gène mutant se déclare et se révèle. Selon les sensibilités, ce choc peut varier, mais il reste presque impossible à éviter. A moins bien évidemment de s’isoler du monde, de ne jamais rien expérimenter, de ne jamais rencontrer aucune personne ; en somme, de se préserver de tous les heurts imaginables. Tu conviendras qu’un tel dispositif est pour le moins impossible à mettre en place. Dans la vie courante, en tout cas." Amy hausse une épaule, cherche un peu à rétorquer: "Ça a l’air surtout super chiant, ricane-t-il puérilement. J’dis pas que souffrir, c’est bien, hein, mais une fois d’temps en temps, ‘faut bien pimenter le quotidien." A ce stade, son existence explosait le million sur l’échelle de Scoville, mais rien qu’une petite blague de ce genre ne puisse adoucir. "Au vu de la vie que vous meniez, je doute que tes frères et sœurs aient été épargnés par des chocs émotionnels. Ils doivent avoir des mutations plus discrètes que la tienne qu’ils prennent au mieux pour un don, au pire pour une déficience. Et s’ils sont croyants ; pour une damnation." Un frisson remonte l’échine d’Amy qui savait ce dont les gens religieux étaient capables. Puis il se demande si Jésus était un mutant, ce qui expliquerait sans doute les dingueries qu’on lui avait enseigné au catéchisme. Il se demande à quand remonte le premier mutant, ignorant les différents courants de pensées, notamment au sujet des Originels. Amy n’avait de fait pas conscience qu’il était en présence de l’un d’entre eux, ce qui aurait expliqué si ce n’est fait prendre de l’ampleur à la descendance multiple d’Osmond Rose. Amy avait fui un père abusif de famille nombreuse, pour se jeter dans les bras d’un géniteur ancestral et autrement plus manipulateur. "Je te suggère de les aider à mieux comprendre leur nature. Ce sera t’épargner la peine de les voir éventuellement sombrer dans la dépression ou-" Amy attend quelques instants la fin de sa phrase qui ne vient pas, suspendu à la bouche pudique d’Osmond.

Ses frères et sœurs avaient été sûrement plus malins que lui, qui ne pouvait s’empêcher de muter, sous le nez de Jupiter qui le lui faisait payer cher. Les autres avaient dû faire ployer leurs mutations pour qu’elles restent discrètes, secrètes comme tous ces bonbons qu’on cachait sous les matelas et qui parfois y restaient oubliés.
Amy avait essayé, lui aussi, de cacher sa mutation. Mais en plus des dérèglements que ça avait occasionnés, il avait remarqué que, pour protéger le reste de sa famille, déclencher sa mutation était le moyen le plus efficace pour s’attirer les foudres de Jupiter, afin qu’il laisse le reste de sa progéniture tranquille; la déclencher pour la réprimer aussitôt, puisque cette même mutation l’avait un temps protégé des coups de son père, qui ne se satisfaisait pas de battre sa coquille d’acier. Un usage aussi vicieux lui avait permis tant bien que mal de s’approprier sa déchirure.

"Tu as conscience que Junior est, de fait, lui aussi un mutant ?" Amy finit sa bouchée et s’arrête de manger un instant, redisposant les assiettes vides qu’il empile sagement en bout de table (il était dans la restauration, après tout). Il sent un malaise alourdir son estomac. Il risquait déjà de devenir potentiellement l’homme de la maison après la disparition de Jupiter. Mais, en plus de ça, il était désormais en âge et dans la position d’être père, et il ne voulait en aucun cas reproduire les comportements qu’avait eu Jupiter à son égard. Cette menace le hante et le terrifie, comme s’il avait peur des fantômes tapis au fond de lui; comment peut-on échapper à ce qu’on a en nous?
"Ouais, mais du coup, j’ai peur que quelque chose lui arrive, avec ce choc dont t’as parlé, qui lui fera déclencher sa mutation. J’aimerais bien que ça se fasse sans mal. ‘Faut pas qu’il s’tape c’qu’on a traversé. Le visage d’Amy se ferme, ses traits ronds se tendent, ses yeux bleus s’étrécissent. Il serre fort la fourchette dans sa main, métal grinçant contre métal mutant. C’est pas juste. C’est pas juste qu’on doive souffrir pour ça. C’est pas de notre faute. Et puis, pourquoi c’est genre un choc extérieur qui déclenche un truc si important à l’intérieur? ça donne juste l’impression qu’on dépend que des autres et qu’on contrôle rien." Amy ne veut pas ça pour Junior. Il ne veut pas finir comme son père et, par extension, il ne veut pas que Junior finisse comme lui, qui avait eu besoin de son père, pour révéler ses déchirures. Que ce soit dans la douleur puis, après l’intervention divine d’Osmond dans sa vie, dans le plaisir, un plaisir qui fait mal, là où la main d’Osmond sur ses cornes avait donné les mêmes coups que lorsqu’ils avaient baisé.

"J’sais pas si j’saurais quoi dire, ni quoi faire pour l’aider. Ça paraît tellement facile de tout niquer." Désespéré à l’idée de se sentir responsable du potentiel malheur de son fils, comme si ce bagage était inhérent à la paternité, Amy a laissé sa fourchette dans son assiette, portant ses mains à son visage, les coudes plantés lourdement sur la table. Il frotte ses paupières piquantes, il frotte les cicatrices laissées par ses cornes, et le soleil se reflète sur les bouts de ses ongles en métal, comme un vernis blessant.
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Ouais, mais du coup, j’ai peur que quelque chose lui arrive, avec ce choc dont t’as parlé, qui lui fera déclencher sa mutation. J’aimerais bien que ça se fasse sans mal. ‘Faut pas qu’il s’tape c’qu’on a traversé. - C’est l’un des drames d’être parent, on ne peut jamais complètement épargner à nos enfants de souffrir.” Osmond étire son regard mort-vivant jusqu’aux assiettes qu’Amy empile, à la fois surpris qu’il ait déjà terminé de vider celles-ci, à la fois capsulé dans une morosité aussi sidérante qu’elle est brève. Elle finit par lui claquer aux tympans, entrant en résonance avec la faïence que le texan manipule de ses paluches pourtant infiniment dextres. Il trouve touchant qu’Amy veuille prémunir son fils de la violence qu’une mutation naissante provoque, naïf aussi, si bien qu’il se garde de le rassurer ; comme Amy va devoir éduquer ses adelphes sur la question, Osmond continue de transmettre à Amy les réalités dures qui constituent ce monde pour lequel il n’est encore qu’un néophyte.

Quelque coups de fourchette supplémentaire et son assiette est presque vide elle aussi. Il s’arrête pour boire un peu de lait, dont il repose calmement le verre. “C’est pas juste. C’est pas juste qu’on doive souffrir pour ça. C’est pas de notre faute. Et puis, pourquoi c’est genre un choc extérieur qui déclenche un truc si important à l’intérieur? ça donne juste l’impression qu’on dépend que des autres et qu’on contrôle rien. - Tu es sûr de ça ?” La dextre d’Osmond se détache de la solidité transparente, emportant sur sa pulpe l’humidité dégoulinante du verre. Son dos s’est collé à la banquette, un bras resté posé sur leur table, l’autre détendu sur l’une de ses cuisses. Il contemple Amy avec sérieux, continuant de l’interroger de ses yeux inégaux pour solliciter en retour sa réflexion. La question, restée jusqu'ici intentionnellement vaste, se précise dans un haussement de sourcils et un petit mouvement de menton. “Que tu ne contrôles rien ? Pourtant ton acier est ce qui t’a protégé de ton père. C’est lui qui t’a protégé quand personne d’autre ne le pouvait. S’il est vrai qu’une mutation ne naît que dans la douleur ou le choc, il est aussi vrai qu’elle naît pour défendre celui ou celle qui la porte. C’est un mécanisme plus que le symptôme d’un traumatisme.

Une bénédiction pour certain·e·s, une malédiction pour d’autres, l’expression d’une aberration qui n’est pas toujours intrinsèquement liée à l’action de protéger ; on lui a rapporté quelques accidents malheureux d’enfants périssant à cause de ce déclenchement, mais il continue de croire fermement que ce n’est pas leur mutation, qui les a tué·e·s, sinon que la panique résultant d’un tel phénomène observé pour la première fois par de jeunes esprits effrayés et nullement préparés. Quoiqu’il veille à compartimenter les choses et reculer d’une main virtuelle les souvenirs qui l’assaillent, Osmond repense encore, et encore à ses pupilles, cinq jeunes gens à qui il a fallu tout réapprendre, avec moins de patience et d’indulgence que de sévérité. Il bascule son regard sur la surface de la table pour le jeter sur les mains solides d’Amy, vision d’un présent auquel il préfère penser, concret, lénitif. Il remarque alors seulement que ledit acier a recouvert sa paume pour rivaliser de reflets avec celui plus médiocre des couverts.

Les orbes remontent instantanément sur la figure d'Amy. “J’sais pas si j’saurais quoi dire, ni quoi faire pour l’aider. Ça paraît tellement facile de tout niquer.” La posture du texan change, appelant celle d’Osmond à l’imiter. Il croise ses bras devant lui, sur la table, et se penche vers l’avant, tirant sur ses cervicales qui lâchent un craquement sinistre, et pesant sur le vieux matériau en lui arrachant quelques bruits à lui aussi. “Aimee,” l’appelle-t-il de son timbre de voix calme, “tu dois te souvenir que tu n’es plus seul.” Des reflets supplémentaires attrapent la lumière au niveau des ongles d’Amy, attirant momentanément l’attention d’Osmond qui se sent sourire malgré le dépit soudain qui canarde les mouvements d’Amy. Comme au Festival d’Asbury, Osmond ne se laisse pas navrer par l’anxiété d’Amy. “Je peux être là quand tu lui en parleras. Pour t’aider à trouver les mots ou répondre à des questions auxquelles tu ne saurais pas répondre. Mais tu n’as pas besoin de lui dire toutes les choses pour qu’il les comprenne, c’est un garçon intelligent. Passe du temps avec lui, laisse-lui voir son père utiliser sa mutation dans le quotidien, et ce sera déjà un grand pas de fait.

Sans doute que ce temps passé ensemble n’a jamais été instigué par Amy. Il est bien assez à ses côtés pour savoir qu’il ne l’est pas auprès de Junior. Un conseil de la sorte a quelque chose d’ironique dans la bouche d’Osmond, qui a toujours fui sa progéniture comme il fuit encore parfois son reflet dans le miroir, mais il a toujours été d’une adresse remarquable à donner des conseils qu’il n’a jamais appliqués. La table grince un peu plus sous son poids tandis qu’il cherche les deux pierres bleues enfoncées dans ce volume catastrophé. “Tu es capable Aimee, de beaucoup de choses que tu ignores encore.” Le parricide de cette nuit, odeur de terre et de sang qui les suit encore un peu, flotte un bref instant entre eux. Dans le regard d’Osmond, pourtant et malgré les horreurs dans lesquelles il l’entraîne, se fixent simultanément sa confiance et sa clémence. Un favoritisme dont il ne se cache pas. Il se ranime d’une vitalité pour le moins fantasque comparée à l'humeur d'Amy. “Pourquoi tu ne l’amènerais pas au ranch, la prochaine fois ? Il n’y est jamais venu. Ce serait l’occasion pour vous d’apprendre à vous connaître un peu mieux.
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Amy repense à ce qu’Osmond a expliqué sur le contrôle de sa mutation. Que même s’il avait eu à la provoquer en dernier recours, pour faire face à la violence de son père, Amy restait celui qui l’avait déclenchée, qui l’avait fait naître, dans la douleur et la panique. Sous cet aspect, il n’était pas si éloigné que ça des mammifères carapacés qui avaient évolué pendant des milliers d’années, pour répondre à un besoin de survie. Amy se demande de quand dataient les premiers actes de violence dans la famille Armstrong, sinuant plutôt le long de la branche de sa mère, et de son père et de son grand-père à elle, remontant encore très loin dans le temps; combien de générations avaient-ils fallu pour qu’enfin, au bout du compte, ce soit lui, Amy, qui avait parfait ce mécanisme de défense? A quoi bon, donc, que Junior s’en prémunisse, puisque jamais Amy ne lui ferait du mal? Il se demande si la colère est génétique, si elle roule dans ses veines ou dans son cerveau, dormante et fourbe, n’attendant qu’une seconde qu’il baisse sa garde d’acier pour se retourner contre sa progéniture.

Et qui sait, si le cycle tend à se répéter depuis tout ce temps, peut-être qu’un jour, c’est Junior qui voudra tuer Amy. Cette pensée fige momentanément Amy, comme si de l’acier avait envahi tout l’intérieur de son corps, s’emmurant lui-même dans ses propres chairs. Il se sent profondément terrifié, incapable de savoir si, son heure venue, il laissera l’enfant sacrifier le père, ou s’il y opposera la même résistance désespérée que Jupiter, voire même s'il parviendrait, s'il oserait retourner la situation et se sauver jusqu'à tuer son propre fils. Il avait trouvé son père pitoyable, mais peut-être aussi un peu courageux, à s’accrocher à sa vie misérable comme si, de son point de vue, elle n’était pas aussi vaine et créatrice de malheurs que ce que le reste de sa famille pensait. Amy ignore ce qu’il aurait fait, à la place de Jupiter, s’il se serait lui-même lancé sur ses cornes, ou s’il aurait fui toujours plus loin dans le champ de maïs.
Amy refuse de s’imaginer à la place de son père, bien que les images dès lors fusent derrière ses paupières closes qu’il presse contre ses yeux, jusqu’à voir des flashes dans le noir.
Il aimerait retrouver le calme ressenti la nuit dernière, la fièvre apaisante qui l’avait envahi, à l’abri dans cette chambre, où lui et Osmond n’avaient plus été ni père, ni fils, unis dans une émotion plus ambiguë mais plus tendre. Pendus l’un au cou de l’autre, là où l’arbre des générations ne les avait pas percés de ses branches, et où les seuls troncs contre lesquels ils se heurtaient avaient été les leurs, de chairs.

"Aimee, il écarte un peu les doigts, la lumière rentre dans ses yeux, et les ténèbres rassurant du regard d’Osmond. Tu dois te souvenir que tu n’es plus seul." Amy masse encore un court moment ses tempes, avant d’arracher les mains à son visage, les joues rougis des frottements agressifs de ses paumes, et peut-être de la confession d’Osmond. - Je sais, prétend-il d’une petite voix, c’est juste que c’était jamais arrivé, avant…" avoue-t-il, toujours aussi incapable de savoir quoi faire de l’affection inattendue d’Osmond pour lui, cadeau trop grand et lourd, dans lequel il aimerait simplement s’abandonner, sans réaliser qu’il y était déjà perdu.
"Je peux être là quand tu lui en parleras. Pour t’aider à trouver les mots ou répondre à des questions auxquelles tu ne saurais pas répondre. Mais tu n’as pas besoin de lui dire toutes les choses pour qu’il les comprenne, c’est un garçon intelligent. Passe du temps avec lui, laisse-lui voir son père utiliser sa mutation dans le quotidien, et ce sera déjà un grand pas de fait." Amy hoche doucement de la tête, ralentissant sa respiration, frottant pensivement le métal sur ses ongles et ses doigts. Ses pensées divaguent sur les usages plus triviaux qu’il faisait de sa déchirure: quand il se débarrassait du papier aluminium en l’avalant, quand on lui aimantait des listes de course directement sur le dos, quand il tapissait l’intérieur de sa bouche pour avaler des plats brûlants ou trop épicés. Il repense aussi à l’usage qu’il en avait fait pour Osmond, le souvenir rougissant ses oreilles, et la perspective d’en inventer d’autres utilités, celles-ci autrement plus cachées au regard innocent de son fils.

"Tu es capable Aimee, de beaucoup de choses que tu ignores encore. Amy se frotte nerveusement la nuque. - Me dis pas des trucs comme ça, minaude-t-il, montrant pertinemment à quel point il aimait qu’on lui parle comme ça. La main dans son cou retombe sur la table, ses doigts rampent vers Osmond, très près des siens, et remontent le long du verre de lait presque vide. Il caresse doucement les traces de doigts visibles laissées dans la condensation, à défaut d’oser lui prendre les mains. Malgré tout, Amy sort peu à peu d’une tourmente qu’il a ravalée, qu’il a recouverte des inépuisables encouragements et conseils d’Osmond, continuant de le remplir, un festin qui ne se termine jamais.
Après tout, son obsession pour Osmond était comme un trou au milieu du désert. Tout le monde pouvait le voir, mais personne ne pouvait en apprécier la véritable profondeur.

"Pourquoi tu ne l’amènerais pas au ranch, la prochaine fois ? Il n’y est jamais venu. Ce serait l’occasion pour vous d’apprendre à vous connaître un peu mieux." La pulpe humaine des doigts d’Amy embrassent les empreintes digitales vieilles comme le monde. Il en détache momentanément le regard, pour observer Osmond et son invitation. "T’es sûr de vouloir laisser un môme gambader chez toi? Il risque de dessiner sur les murs et faire tomber sa bouffe sur les fauteuils… avoue-t-il, bien qu’avoir accueilli Amy au préalable avait dû désensibiliser Osmond sur la question. Amy hausse les épaules, l’idée lui plaît, bien entendu. Ouais, ça serait chouette. C’est gentil d’l’avoir proposé." La confession est à voix basse, comme à chaque fois qu’Amy veut dire des choses importantes. L’audibilité des paroles n’était pas aussi essentielle que le poids dans son regard venant embrasser le sien, reconnaissant et adorant.

Aussi, c’est d’une voix encore plus murmurée qu’il veut continuer: "Oh, Osmond, j’ai tellement envie de te— - J’peux vous débarrasser?" Pris par surprise, Amy lève à peine les yeux vers le serveur posté au bout de la table. Il range ses mains contre lui, comme s’il venait subitement de toucher quelque chose de brûlant, au moins autant que le souvenir d’Osmond brûlant toute la nuit pour lui, fournaise et foyer. Il acquiesce d’un ton lourd, visiblement importuné. Immédiatement, son attitude se raffermit, il s’affale davantage, quand ses jambes s’étirent un peu plus vers Osmond, seule manière invisible de rester attiré par lui.
Par-dessus les bras du serveur qui récupère les innombrables assiettes, Amy jette le menton en direction du couvert d’Osmond: "Tu l’as trouvée comment, la bouffe? Pas aussi bonne qu’au Red Chips, au moins?" harangue-t-il avec flegme, pour autant réellement intéressé par sa réponse, puisqu’avant même de le connaître, Amy avait nourri Osmond, et que jusqu’à présent, il s’estimait invaincu dans le domaine et ne fatiguait pas de s’en vanter, là aussi, seule manière de manifester la ferveur avec laquelle il aimait s’occuper de lui. Et Osmond de le lui rendre bien.
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T’es sûr de vouloir laisser un môme gambader chez toi? Il risque de dessiner sur les murs et faire tomber sa bouffe sur les fauteuils… - Les murs ont besoin d’être repeints depuis longtemps de toute façon, et les fauteuils sont vieux.” Un vague haussement d’épaule placide suit le commentaire, tirant sur le regard d’Osmond quelques-unes de ses rides animées par l’amusement. Il lui importe assez peu qu’un enfant détruise le mobilier du ranch, même s’il imputerait ça à une mauvaise éducation qu’il serait tenté de corriger lui-même. C’est qu’il faut voir le manque de discipline d’Amy pour comprendre aussitôt à quoi s’attendre avec Junior, à moins qu’Olivia ait dispensé à leur fils une éducation un peu plus potable que le vivre et laisser vivre. “Ouais, ça serait chouette. C’est gentil d’l’avoir proposé. - C’est normal,” relève-t-il d’un nouveau petit signe de tête, la voix égale quand celle d’Amy s’est réduite en un filet presque inaudible.

Oh, Osmond, j’ai tellement envie de te— - J’peux vous débarrasser?” Stupeur et confusion se lisent aussitôt sur son faciès, qu’il a redressé d’une rétraction de nuque à l’approche du serveur. Les allures soudain bougonnes d’Amy face à ce qui, de toute évidence, est une interruption à différents niveaux, s’opposent à celles platement courtoises d’Osmond qui se recule pour laisser l’homme débarrasser. “S’il-vous-plaît, oui.” Sans un regard pour la figure éreintée de l’employé, sinon pour celle carapaçonnée d’Amy qui demeure enfermé dans son nouveau silence. Les jambes du texan passent entre les siennes, sous la table où aucun regard ne viendra juger de leur audace. Il est assez rare qu’Osmond ne sache pas comment réagir, et pourtant l’ébullition enfiévrée d’Amy ne cesse de le surprendre ; maintenant, à cette table de diner, ou cette nuit, dans cette chambre de motel.

Non, laissez ça,” ordonne-t-il sèchement et d’un mouvement de main au serveur, l’empêchant d’emporter verre de lait et café. Ses traces de doigts sur la structure transparente ont gâché celles entremêlées jusqu’ici, tirant un léger rictus au profil d’Osmond. L’homme termine sa chorégraphie pleine de bras et de tintements et se retire avec la pile d’assiettes qu’Amy a pris soin de former bien avant lui. “Tu l’as trouvée comment, la bouffe? Pas aussi bonne qu’au Red Chips, au moins?” Osmond renifle avec amusement. “Jamais.” Il reste confortablement enfoncé dans son coin de banquette, les bras détendus sur ses cuisses, mains croisées entre elles. Au-dessus du film opaque collé sur leur vitre perce un rayon de soleil qui lui passe devant, le tenant éloigné d’Amy comme s'il s'agissait d'une barrière impénétrable pour lui. “Pas assez gras à mon goût. Et puis tu as vu la propreté de leurs verres ? Pas une trace de calcaire, pour qui se prennent-t-ils ?” termine-t-il, pince-sans-rire sur une grimace vaguement révoltée.

L’un des talons se réajuste sur le lino collant du diner, approchant plus franchement de l’une des rangers d’Amy. Jambe droite et gauche entrent en contact sans que la pression ne soit insistante. Volonté qui se maintient dans le regard qu’Osmond adresse à Amy, soutenant le sien avec un calme tranquille. Le rayon de soleil, cependant immuable, incommode peu à peu son œil, si bien qu’il doit plisser un peu les paupières. “Ça fait des lustres que je n’étais pas venu dans un diner, et de jour.” Il vrille la nuque vers le reste de la salle qui se remplit tout doucement, un routier après l’autre. “C’est agréable.” Comme l’impression de mentir. Sa nostalgie apprécie mais tout son corps le presse de revenir dans les profondeurs où il fait humide et noir. Où les éclats diurnes ne lui barrent pas la route. Où les cheveux d’Amy sont moins éblouissants et ses pupilles bleues moins étincelantes. Tout est si aveuglant, en surface.

Quelle étrange nuit,” conclue-t-il, presque trop absurdement, le feutre de sa voix lui râpant l’œsophage jusqu’à en devenir nasillard. Il n’est plus tout à fait là, dans ce diner trop éclatant où l’humain vaque à ses petites occupations, il est de retour sur la terre fangeuse du champ de maïs, le sang chaud de Jupiter coulant délicieusement entre ses doigts tandis qu’il tire la masse suintante d’Amy de ses entrailles transpercées. D’un cillement, il ramène son faciès dans l’axe de leur discussion. “Tu as envie de quoi ? Tu n’as pas fini.” Pas des mêmes choses que lui, il suppose. Les bains de sang sont proscrits des esprits sains, et si celui d’Amy est bien heureusement (…) sous l’influence du sien, reste qu’il demeure somme toute bon. Il ne sait pas s’il trouve ça réconfortant, s’il en est jaloux, ou si la chose lui arrache une forme de mépris. Pourtant, son regard demeure calme, appréciant la couleur rosée que le visage d’Amy prend à la lueur du jour.
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KALAHARI DOWN
I was born in the badlands, honey
Strange place for a boy to drown
tw: mention de meurtre, mention explicite

"Jamais." Amy ricane un peu bêtement, très satisfait. Le serveur a à peine reposé la tasse de café et le verre de lait qu’il s’est de nouveau cramponné à ce dernier, essuyant pensivement les nouvelles traces de doigts. "Pas assez gras à mon goût. Et puis tu as vu la propreté de leurs verres ? Pas une trace de calcaire, pour qui se prennent-t-ils ?" Le pouce d’Amy est remonté jusqu’au bord arrondi du verre, là où la surface a visiblement accueilli la bouche d’Osmond. Il en caresse le souvenir, tout en ruminant avec exagération: "Nan mais c’est bon, j’ai dit qu’j’allais régler ces problèmes de canalisation…" promet-il d’un ton un peu insolent, comme il l’avait fait ces six derniers mois, depuis que Dakota avait caché des substances illicites dans le lave-vaisselle.

Amy allait partir dans de plus amples (et vaines) explications qu’Osmond interrompt lorsque sa jambe vient toucher la sienne. Un instant, le visage d’Amy se détend, se fait moins cynique. Il prend un temps pour apprécier ce discret contact, le côté de son mollet devinant celui d’Osmond sous son pantalon. Il se rappelle du grain de sa peau sous son vêtement, de sa pilosité et de la rondeur du muscle. Il se souvient de la cheville fine, du genou osseux. De tout le reste enfin, baigné de la lumière jaunâtre passant la porte de la salle de bain du motel.
La moitié de son visage du côté de la vitre chauffe; il se demande s’il pourrait attraper un coup de soleil par glace interposée. "Ça fait des lustres que je n’étais pas venu dans un diner, et de jour. C’est agréable." Amy ne suit pas tout de suite son regard, s’attardant sur le profil un peu crispé d’Osmond. Il observe ensuite avec autrement moins d’intérêt la clientèle à la nuque rouge et aux casquettes bariolées. "Moi j’y passe un peu trop de temps, surtout quand j’bosse au ranch."
Amy ne cuisine pas pour lui-même. Le four de la cuisine avait été investi par une collection de jeans troués, et les placards ne comportaient que des conserves qu’on semblait avoir disposé là un peu par hasard. Il ne faisait les courses que lorsqu’il savait qu’Osmond venait le voir. Il aimait cuisiner pour lui, quand bien même ses talents culinaires étaient assez inégaux selon son degré de concentration.

"Quelle étrange nuit." Les sourcils d’Amy se plissent, il baisse la tête, la ramenant en face d’Osmond. Il ne sait pas s’il aurait lui-même qualifié cette nuit d’étrange. Stressante, ou terrifiante. Puis chaude, très chaude, comme une fièvre. Une nuit dont on se réveille sans même avoir dormi, avec le même sentiment abasourdi que si on s’extirpait d’un coma. Amy ne sait pas quoi faire de toutes les émotions et sensations ressenties cette nuit-là, et de l’amalgame glauque qu’il risque d’en faire. Parce que la nuit où il a tué son père a aussi été sa première nuit avec Osmond. Parce que la douleur de la perte s’est mêlée au soulagement. Parce qu’à la peine physique s’est dérobé le plaisir. Parce que Jupiter et Osmond y avaient tous deux laissé leurs peaux. Et qu’Amy savait désormais quelle était l’odeur et la saveur de celle d’Osmond. Au goût du sang se mêle celui du sexe, au goût de la terre, celui de la peau, de la sueur. Le chuintement d'organes qu'on extirpe ou qu'on insère. L'acier qui crève, l'acier qui caresse. Les larmes, les cris de douleur, d'extase.
Amy hausse un sourcil, pensant qu’Osmond allait fournir davantage d’explication à son impression. Au lieu de ça, il porte son attention vers lui, au travers de la poussière rendue visible par le rayon de soleil traversant la vitre. "Tu as envie de quoi ? Tu n’as pas fini." Amy plisse les yeux. Il aurait envie qu’il n’y ait pas toute cette poussière en suspens entre eux deux, à l’instar de cette conversation compliquée dans laquelle il avait certes trempé le pied, mais où il n’osait plus trop s’aventurer, avant peut-être de retrouver les bras d’Osmond.

Il lâche enfin le verre, porte son pouce à sa bouche. "J’sais pas trop." Oh, il sait pertinemment ce dont il a envie. Mais ces envies-là ne s’expriment pas à voix haute, par-dessus les miettes d’un petit-déjeuner. Amy a envie qu’on l’aime. "J’ai envie d’pisser, entame-t-il avec indolence, frottant ses mains contre ses cuisses. Pourtant il ne se lève pas, refusant de briser le contact avec la jambe d’Osmond. Amy a envie qu’on prenne soin de lui. "J’ai envie de— rentrer à la maison, la liste s’égrène de sa bouche boudeuse, et de m’occuper des chevaux."
Amy aurait aimé que son père ne soit pas mort, ce soir-là. Il aurait aimé ne pas connaître le soulagement et les fièvres extrêmes dans lesquels ça l’avait projeté. Il ne peut même pas dire qu’il aurait aimé que cette nuit n’arrive pas, parce qu’alors il devrait dire au revoir aux heures interminables et langoureuses passées au motel. Pour rien au monde, Amy ne ferait une croix là-dessus, même si ça voulait dire tuer son père à nouveau. Et cette pensée le trouble, de se savoir capable d'aller aussi loin.
Il reste un fond de café tiède dans sa tasse, avec un peu de marc. "Et putain, j’ai envie de dormir, c’est un truc de malade… peste-t-il avec sidération, en se rappelant qu’ils ne s’étaient toujours pas reposés. Tu dois être éclaté aussi; j’peux conduire, si tu veux, j’ai pris du café."

Amy a envie d’aller mieux, en sachant pertinemment qu’il venait de franchir un nouveau seuil dans son mal-être, la culpabilité le rongeant comme un reste de déjeuner, la névrose l’observant de derrière la vitre, la honte de l’autre côté de la salle.
"On y va quand tu veux. Sinon j’peux aller redemander un verre de lait." Amy a envie d’Osmond, il ne sait pas si c’est bien, mais il sait que ça le dévore, que ça le dévorera, l’envie et la honte, la puissance de cette envie, élevée au rang de besoin. Parce qu’il a envie de lui, de son corps et de sa respiration, Amy a envie qu’Osmond ait envie de lui, mais il a aussi envie d'être dans la même pièce que lui, il a envie de son dos un peu devant lui quand il l’accompagne partout, comme pendant ces huit dernières années, il a envie de ses réprimandes, de ses ordres, de ses conseils, de ses flatteries et de ses accents froids de colère. Amy a envie d’aller bien et d’aller mal avec lui, parce qu’il ignore s’il serait capable d’assumer toutes ces émotions tout seul.
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Le bruit assourdi du verre reposé sur la table sonne un glas paresseux entre eux, comme on ponctue une phrase avant d’en regretter le développement. “J’sais pas trop.” Amy reste refermé sur lui-même, carapace non plus d’acier mais de frusques qui se laisse peser un peu plus en arrière. Coup de pouce en bouche, que le regard inégal d’Osmond capture avant de revenir observer avec une intensité crépitante la gueule bourrue du texan. “J’ai envie d’pisser.” Amy n’a jamais vraiment su mentir. Il sait tricher, tromper, et omettre ce qu’il faut quand ça l’arrange, mais mentir ouvertement est un art qu’il ne maîtrise pas et ne maîtrisera sans doute jamais. Une faille facile par laquelle s’insérer, d’autant plus que la tentative est grossière, presque puérile, et tire sur les ridules d’Osmond l’ombre d’un sourire narquois. “Ah.” Et que dire d’autre. Que dire d’autre quand Amy, pourtant, reste vissé à sa banquette, s’agitant avec une nervosité lourdaude qu’il sent vrombir jusque dans sa jambe adhérée à la sienne. D’une certaine façon, cette esquive arrange très égoïstement l’Originel. Il sait qu’il n’aurait jamais pu répondre à cet énième débordement fiévreux de la part du texan autrement qu’en lui retournant des silences équivoques.

J’ai envie de— rentrer à la maison, et de m’occuper des chevaux.” L’amusement quitte le profil d’Osmond qui opine d’un mouvement de tête, le suivant dans ces faux-semblants où les flammes libidineuses crèvent à vue d’œil. Il ne prend pourtant pas Amy au mot, mais le laisse s’extirper de ses sables mouvants sans lui donner la moindre raison d’y retourner s’y engluer la tête dedans. “Et putain, j’ai envie de dormir, c’est un truc de malade… Tu dois être éclaté aussi; j’peux conduire, si tu veux, j’ai pris du café. - Ça va. Je suis en pleine forme.” Crevure increvable. Courtoisie de sa mue qui n’a laissé derrière elle qu’un corps regénéré et des allures revivifiées malgré leur pâleur macabre. Amy, en revanche, accuse une nuit blanche remplie d’un sac de chocs émotionnels comme le pick-up cache sous la bâche le sac nauséabond de cette même mue. “Je peux conduire. Toi, par contre, tu dois te reposer.” L’injonction au goût de diktat pour celui tant habitué à donner des ordres. L’injonction clémente, pourtant, qui supplie presque qu’on l’écoute, qu’on laisse à ce corps lésé le luxe du repos. La vaillance, même crade, mérite son répit.

On y va quand tu veux. Sinon j’peux aller redemander un verre de lait.” La dextre se lève, aussitôt suivie par la cabèche grisonnante qui signe à la négative. “Ne t’en fais pas, ça ira.” Parce qu’Amy s’en fait, sans cesse et sans faillir, ouvrant toujours plus la cage thoracique du Serpent où roupille ce qui lui reste d’humain. “Allons-y.” Nouvel hochement de tête. Verre et tasse de café sont abandonnés tels quels sans plus y toucher, de même que les jambes se rétractent quand ils se redressent pour quitter leur banquette. Il laisse Amy passer devant lui, une main venant s’affaisser momentanément sur l'une de ses épaules pour l’encourager à se diriger vers la sortie et le laisser payer. La pression est possessive sur le tissu plus solide que la normale de la blouse, une prise familière qu’il lui a souvent adressée, mais pas aussi longuement. Gueules patibulaires et tronches rustres s’interrogent mollement à leur sujet. Tout comme la gérante du motel s’est esquinté les billes sur leur aberrant duo transpirant l’horreur calme flanquée de sa violence rengainée.

Le soleil est insupportablement brillant quand Osmond sort du diner. Il plisse les yeux et se les couvre d’une ombre créée par son bras levé devant lui. Son pas est rapide en rejoignant le pick-up et il s’y engouffre comme sur le parking du motel, au détail près qu’Amy a pris sa place côté passager. Il s’est assoupi, la tête collée contre la vitre où ses boucles entre temps sèches s’humidifient à nouveau contre la condensation matinale s’écoulant par suées visibles. Osmond réduit ses gestes au minimum, ferme délicatement la portière et allume le moteur. Il jette un coup d’œil dans le rétroviseur, avisant la bâche restée rabattue, avant de déplier la visière devant lui pour le protéger des faisceaux abrutissants que le soleil vomit contre pare-brise. Un mouvement vers la droite, bras tendu. Il ouvre l’a boîte à gants pour y récupérer des lunettes de soleil parmi trois autres paires de secours. Le battant cogne un genou d’Amy, le fait remuer dans son début de sommeil. Osmond tend la nuque, s’assure ne pas l’avoir réveillé, bute longuement sur la sérénité imprégnant son visage, referme la boîte à gants et enfile ses lunettes noires.

Sept heures du matin.
Le pick-up repart sur la route.
A peine plus boueux qu’en quittant le ranch la veille au soir.
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