A romantic, candlelit dinner would be incomplete without all of this blood

A romantic, candlelit dinner would be incomplete without all of this blood
@Curtis White

(tw sang) Tu n’es même pas encore au milieu de la préparation de ton souper (tardif) lorsque la coupure de courant advient. D’un coup, toutes les sources de lumière au cœur de ton studio disparaissent et le bouillonnement encore timide de l’eau redevient simple mirage ― et toi, dans ton élan et ta surprise, tu sens distinctement la lame du santoku entamer la chair de tes doigts. La douleur est aiguë, soudaine, et certainement pas aidée par le piquant de l’ail que tu éminçais avec rapidité. Un fracas et le couteau de cuisine vole plus loin sur le comptoir, et les jurons que tu marmonnes obligeraient ta mère à te flanquer une claque sur l’oreille, si elle savait que tu employais un vocabulaire si ordurier.

La fonction lampe de poche de ton téléphone te permet de constater l’étendue des dégâts. Somme toute superficielle, l’étendue, malgré le sang qui tache désormais la planche à découper et ton épiderme. À l’extérieur, les lampadaires sont éteints et dans ton logis, il n’y a que le cliquetis discret de ton horloge à piles qui résonne, avec le discret goutte à goutte de ton robinet de cuisine.
Génial.

D’une main un peu gourde en attendant que tu puisses nettoyer la blessure, tu déniches quelques chandelles dans tes placards. Tu ne fais pas confiance à ta vision inégale pour te suffir, dans la noirceur d’encre de la place, et tu préfères garder la batterie de ton téléphone aussi longtemps que possible. La première chandelle est prudemment allumée, puis plantée dans l’une de tes tasses à espresso, en l’absence de chandelier digne de ce nom. Quelques autres de plus et tout sera parfait pour un repas froid dans une ambiance douteuse.

Ça cogne à la porte du studio ― évidemment que tout arrive en même temps ! Au moment où tu n’y vois rien et où tu n’as même pas encore eu le temps de chercher ta trousse de premiers soins, pourquoi pas… une livraison de colis ? un témoin de Jéhovah cherchant à convertir quelques nouvelles ouailles ? … un travailleur de la ville venant s’excuser pour le dérangement, nous allons vous rendre l’électricité dans cinq à dix minutes mon bon monsieur, voici un rabais sur votre prochaine facture électrique ? « J’arrive ! » Tu te prends le coin du comptoir dans la hanche et tu te rappelles de justesse d’attraper ta tasse contenant la chandelle. Petite atmosphère de film gothique alors que tu ouvres la porte, chandelle à la main. Tu déplaces la tasse à espresso dans la main du côté de ton bon œil, œil qui peine à détailler le visage éclairé par la lueur de la flamme. Le blond des cheveux, la forme du visage, tout cela sont moins des indices sur l'identité de l'homme à ta porte que les ~vibes~ reconnaissables. « Tout va bien, Curtis ? »

Chung-Hee a probablement raison comme quoi tu pourrais être assez naïf pour aider quelqu’un que tu considères en détresse, mais qui en vérité a de mauvaises intentions à ton égard. Il n’empêche que rien de négatif ne te parvient de ton voisin, si ce n’est un embêtement que tu décides destiné à la situation générale. Aider un voisin, est-ce un voisin que tu ne connais pas vraiment, ça te semble naturel. « Je vois que la coupure est générale. Aurais-tu un rasoir à lame, s'il te plait ? Pour finir de me raser. » Tu lèves la chandelle un peu plus haut, c’est que le gaillard est grand, et tu aperçois le dessin irrégulier de la moustache. Curtis serait sans doute beau avec n’importe quel style de pilosité faciale, mais il faut avouer que ce n’est pas le plus seyant. « Tu es chanceux, j’en ai un. » Tu as un rasoir électrique, en homme moderne, mais tu entretiens toujours le kit de rasage offert par ton père (quel cadeau de daron) au début de ta vie d’adulte. Pour les quelques moments où tu te veux rasé de frais et de près.

« Tu t'es coupé. Tu as besoin d'aide pour faire un point ? » Tu entrouvres les lèvres, surpris de sa perspicacité. A-t-il… vu ? Tu regardes la main gauche, celle qui tient le chandelier de fortune. Du sang sur tes doigts, l’anse, ta paume, un peu ton poignet. Ah. Ce n’est peut-être pas aussi anodin que tu l’as d’abord pensé. Santoku trop bien affûté, c’est noté. Tu guettes la flamme, une seconde, puis Curtis à nouveau, et l’intention floue qui te vient de lui. « C’était l’heure de jouer avec des objets coupants, t’amuses-tu pour lui concéder l’affaire, un demi-sourire au visage. On verra quand ce sera nettoyé. Entre. »

Tu laisses Curtis pénétrer dans ton studio et tandis qu’il se déchausse, tu t’occupes d’allumer deux nouvelles chandelles. Ça reste plutôt spartiate, mais ça te permet de disséminer les sources de lumière ailleurs que dans ta seule main. Le sentiment qui accompagne sa venue n’est pas moins étrange que lorsque c’est ton ancien collègue qui est venu chez toi, mais foncièrement différent. Un peu encore de cette nervosité d’avoir quelqu’un chez soi, la nouveauté de cette présence, l’envie de vérifier ses moindres faits et gestes, la conscience aiguë de ton environnement. Différent, un peu pareil, tout à fait distrayant.
Pour la peine, tu te frappes une seconde fois sur le même coin de comptoir qu’à l’habitude, et tu peux entendre le grommellement mécontent de Chung-Hee à quelque part dans ta mémoire (tu devrais couper le coin rond grumble grumble).
Tu déposes une chandelle sur ta petite table de cuisine, puis tu en allumes une seconde à destination de ta salle de bain. « J’ai de l’eau tiède, aussi. Pour ton rasage. » Tu désignes le chaudron rempli d’eau, heureusement pas encore salée, qui refroidit paisiblement sur ton poêle (profitons-en pour fermer le rond, d’ailleurs, ce serait con de mettre le feu chez toi lorsque tout reviendra à la normale). Un autre geste vers les armoires de cuisine, celles au-dessus du réfrigérateur. « Peux-tu sortir ma trousse de premiers soins, s’il te plaît ? La porte gauche. »

@Clemente Mazzarino

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Curtis s'avance dans la pénombre comme un funambule, guidé par la seule flamme de Clemente. Le décor se découvre à lui tandis que de nouveaux points de lumière apparaissent. Curtis se dérobe quand il entend l'autre se prendre ce qui doit être un meuble, lui l'esquive avec grâce maintenant qu'il sait où ne pas mettre les pieds. Le confort minimaliste lui rappelle son propre logement. Etant donné qu'ils habitent le même immeuble, certaines pièces doivent se trouver à peu près au même endroit ou en tout cas suivre la logique du constructeur, qui n'est pas forcément celle d'un être humain. Curtis a connu pire, bien sur, et s'il vivait encore dans l'Underapple ses rats de compagnie n'auraient même pas besoin de cage et viendraient en masse faire un festin dans son frigo. Il préfère ne pas penser à ce que pourrait être sa vie s'il n'avait pas ce minimum de confort, bien que Crimson Bay soit loin d'être aussi confortable que les lofts luminaux de Solaris. Qui sait, un jour, peut-être pourra t-il se payer une petite maison avec un jardin. S'il quittait New Blossom, pourquoi pas, mais il ne pourrait pas laisser Robin derrière.  Mais, qui donc laisse des propres pièges dans son appartement ?
Entre le foutu coin de table et le couteau ?

Le regard glisse vers l'eau au fur et à mesure, puis sur l'arme du crime. Curtis émet un sifflement admiratif. Il n'en a pas dans sa collection. Si c'est un vrai, Curtis brûle de le prendre. Voler son voisin au beau milieu d'une coupure de courant manque de chic. « Quand on ne sait pas s'en servir on demande tu sais. » Il ricane, définitivement moqueur.  « Y a du sel dedans ? Qu'est-ce que tu comptais préparer ? » Sinon, ça risque de piquer un peu. Il ouvre comme demandé la porte de gauche et dépose a trousse de soin sur la table, puis cherche le regard de l'autre pour y glisser un léger ordre. « Allez, assied toi. » Curtis désinfecte l'aiguille méticuleusement et récupère tout ce dont il a besoin pour faire un point. Si on lui demande, il a apprit avec ses adelphes. En tant qu'ainé, il fallait soigner les blessures, les petits bobos du quotidien, les erreurs de jeunesse. Il s'entraine parfois sur lui même. Cela fait quelques années qu'il n'a pas eu besoin de le faire. « J'espère que tu n'as pas peur des aiguilles. » Auquel cas, il peut tenter l'hypnose. Diablement efficace. Merci le Red. « Je te remercie de ton hospitalité Clemente. Laisse moi te rendre la pareille. »

Le sifflement admiratif de Curtis est un compliment à la qualité et l’affûtage de tes couteaux, mais après les fleurs, c’est le pot que tu reçois. Oh, la mauvaise langue ― pour la peine, la tienne claque, un tss réprobateur sifflé entre tes dents. « Je t’inviterai, alors, une prochaine fois. » Tac-au-tac automatique et joueur. Suffisamment sérieux, révèle ton regard clair, pour que s’il te prend au mot, tu suivras avec la même aisance. « Pas encore de sel. Définitivement de la chance. Pasta al limone. » Sans parmesan, parce que les finances ne suivent pas tout à fait (tu as récemment acquis un fort coûteux bouquin de médecine). Le coin cuisine laissé en plan sent l’ail, le citron, le piment, l’huile, les herbes. Le fer du sang qui subsiste sur la planche à découper, l’arme du crime, ta main.

Il ne te vient pas à l’idée de protester contre l’ordre gentillet et tu obtempères dans les secondes suivantes. Tu te tires une chaise à la table sans trop penser à ta promptitude d’agir. Pas quand tu ne perçois, pour ta part, rien de désagréable de la part de ton voisin. Son offre de t’aider est sincère, autant que tu l’as fait pour lui.

Dans la trousse de premiers soins ridiculement garnie (c’est ça d’avoir un père et un frère médecins, y’a de quoi tenir un petit siège médical là-dedans), tu pêches de quoi nettoyer autour de la plaie et le reste de ta main. Lingette antiseptique qui révèle la blessure juste assez profonde pour être embêtante sur ton index, puis sa jumelle moins creuse qui court sur le majeur, jusque sur l’annulaire. Le geste de surprise se révèle dans la ligne rouge qui traverse tes doigts. Tu ne dis rien, pour ne pas te récolter un autre commentaire moqueur de la part de Curtis, mais la moue un brin contrite qui te vient au visage est suffisamment équivoque. D’accord, c’était peut-être mérité.
Ton dos s'appuie contre le dossier de la chaise et toute ta posture se détend. « Ça me fait plaisir, Curtis. » En toute confiance, ta main est offerte. Ta curiosité, elle, semble s’étendre dans le même geste. « As-tu souvent l’occasion de faire ça ? » Tu conçois que ce ne soit pas spécialement compliqué, mais ce n’est pas nécessairement un talent maîtrisé par tous et chacun. Tu as ton cours de premiers soins, la licence renouvelée à un rythme régulier depuis l’adolescence et tes premiers emplois, mais pour ce qui est de maîtriser l’aiguille courbée nécessaire aux points de suture… Tu sais Curtis chauffeur, tu connais sa voiture de luxe et tu peux quasiment deviner son style de conduite (tu lui imagines la même grâce adroite qu'il affecte dans tous ses déplacements), mais à moins d'avoir des clients récalcitrants…

Tu te penches un peu afin de mieux voir ta main, puis les siennes, les doigts qui manipulent avec soin et délicatesse l’aiguille et le fil. Tu balaies le visage de ton voisin de ton regard, accroche à peine ses pupilles. Dans l’ombre, ses yeux sont noirs, les pupilles immenses. « Peux-tu m’apprendre ? » Ton frère ne manquerait pas de ronchonner qu’évidemment, tu préfères l’enseignement d’un étranger que celui de ta propre famille, et il n’aurait pas tort : entre la pression d’excellence de l’aîné exigeant et le calme de ton studio, oui, tu préfères cent fois plus élire Curtis enseignant improvisé.

L'invitation est bien vite mise de coté. Politesse inutile, Clemente n'a pas à se sentir obligé de lui offrir plus qu'il ne mérite. Pourtant Curtis ne doute pas un seul instant de sa sincérité. Il s'imagine déjà être rappelé à l'ordre lorsqu'il se trouvera sur son pallier. Est-ce une promesse ? Tout semble l'être venant d'un être comme Clemente. Curtis ne comprend pas ce genre de personnes, ne parvient pas à clairement le cerner. Pourquoi s'épuiser, donner dans le vide. Est-ce un plaisir masochiste que d'être généreux ? Tant que la légèreté n'est pas contagieuse il devrait s'en sortir. Curtis doit se concentrer. Il a à coeur de faire du beau travail. « Le small talk n'est pas nécessaire. » Il renvoie de plus belle, déterminé à garder l'ascendant sur la situation. Le besoin irrépressible d'instiguer le malaise partout où il passe. La question n'est pas étonnante, ni innovante. Cette révélation sur ses facultés entretient t-elle le fantasme sur ses hobbys ? Curtis trouve divertissant de terroriser Clemente. Une tâche vaine. Il ne semble pas plus perturbé, quand bien même Curtis a coché toutes les cases qui devraient le mener à la conclusion qu'il ne peut être rien d'autre qu'un tueur. Un tueur qui se veut élégant, malgré tout et pragmatique. Alors, Curtis lui offre un peu de vérité, de sincérité. A coeur ouvert comme la paume. « to> Je suis l'ainé, plus vieux, de dix ans. Les enfants se blessent facilement. » Un bon frère sait prendre soin de ses adelphes. Curtis a essayé d'être un bon frère. Il a soigné les bobos, les blessures, les chagrins.

Il a apporte ce qu'il pouvait. N'étant pas une bonne personne, il a probablement fait des erreurs qu'on pourra lui reprocher plus tard. Cela se voyait moins, avant. Quand il avait dix ans, il avait encore son innocence et il ne se posait pas ces questions. Il pleurait à chaudes larmes et s'imaginait déjà que tout l'amour lui serait arraché car Robin serait la seule chose qui compterait, il était jaloux des futurs enfants sans les connaitre. Evidemment, quand il l'a vu pour la première fois, Curtis a comprit. Comment ne pas l'aimer ? Quand il a eu vingt ans, tous ses rêves se sont écroulés. Curtis a découvert la haine et ne s'est jamais défait de son emprise. Il a arrêté d'étudier tôt, il n'a pas su s'élever. Il n'était pas comme Robin - et Robin a eu la chance de ne pas être comme lui. La honte, sans doute, l'a poussé loin des siens. Il n'a jamais dit à ses parents qu'il ne leur en voulait pas. Il s'est fait silencieux, de plus en plus. Il ne voulait pas qu'ils se sentent mal. Qu'ils pensent être en partie responsable de ce qu'il est devenu. Ce n'est la faute de personne. Il ne se souvient plus avoir eu trente ans. Il a décidé au détour d'une année que cela n'aurait plus de sens. Il préfère encore ne pas se confronter au vertige de la quarantaine. La vacuité d'une existence gaspillée à ne rien en faire. Point d'invention, de projet révolutionnaire. Tout juste un déchet dont la société peine à se débarrasser, ce qui n'a rien d'étonnant. L'humanité ne sait pas quoi faire des détritus. Il ne souffre que peu de son manque d'estime, il n'a aucune considération pour les autres. Sauf peut-être quand il est question du détective.
Si Clemente savait qu'il ne sait pas faire une conversation, ne s'y connait en rien en cinéma et n'a pas lu de livres depuis (longtemps) il cesserait d'être aussi avenant.

« Si tu m'apportes ton couteau, je peux te montrer. » Le même sang-froid, tandis qu'il finalise son point, relativement rapide. Attentif tout de même aux mouvements de son visage, l'autre main qui maintient fermement son poignet. Nullement menaçante. Seulement quelques points sont nécessaire, quand il a terminé il caresse l'intérieur de son poignet de son pouce, dans l'intention stupide de le réconforter, bien qu'il soit assez vieux pour se rassurer tout seul. « Voilà. C'est bon.  Tu as eu mal ? Il nettoie les instruments. Ah, je dois te préciser. Je mange vegan.  (C'est confirmé, pour ce repas). Pourquoi tout ce matériel si tu ne sais pas t'en servir ? La logique lui échappe. As-tu prévu quelque chose qui ne nécessité pas d'être chauffé ? Il te faut manger quelque chose maintenant. »

L’aîné, de dix ans plus vieux ― le cœur se serre involontairement à la pensée de ta propre aînée d’une décennie, ta Valentina qui n’aura jamais dépassé la trentaine. L’étau un peu plus serré au souvenir de Leonte qui a pratiqué des gestes semblables sur tes bobos et chagrins d'enfant. Sa façon d’encore aujourd’hui s’inquiéter pour ton bien-être. Tu aimes cette vérité un peu douce, alors que l’homme prend soin de toi.

Curtis peut bien continuer d’essayer de se faire menaçant, tu as accès à trop de choses secrètes pour être réellement inquiété. Être autre chose que touché par sa minutie et son souci de ne pas te faire plus mal, de bien travailler.

« Si tu m'apportes ton couteau, je peux te montrer. » Un papillonnement curieux de tes cils. Tu cherches l’intention dans son visage et là où ta déchirure sait regarder en secret, là où quelque chose de sombre s’anime, sans que ce soit… méchant. Mauvais. Étranger plus qu’étrange. Quoique… Tu t’humectes les lèvres et tu baisses le regard sur vos mains. « Il y a assez de mon sang dans ma cuisine, pas besoin d’y mêler le tien, Curtis. » C’est plus sage d’observer, de mémoriser les gestes, le chemin de l’aiguille courbée et du fil, la taille des points pour celle de la blessure, que de penser à…
(le coeur serré, cette fois-ci, de la crainte de ressentir une douleur autre que la tienne et d’une nouvelle fois être incapable de t’en détacher, aussi minime le mal soit-il)

L'œuvre est rapidement achevée. Travail d’orfèvre qui ne laissera qu’une mince cicatrice à l’origine connue seulement d’eux deux, comme une blague d’initiés. « Presque aucune douleur. » Tu ouvres et fermes le poing machinalement, sans trop forcer. La main est encore un peu gourde, chaude de la poigne ferme de ton voisin. Ton poignet picote légèrement là où Curtis en a caressé la peau délicate. Tu te confortes dans ce qui persiste de son intention de te réconforter, extension de tout ce que tu as précédemment ressenti. Tu marques une légère pause lorsque Curtis mentionne manger vegan, avant de hocher la tête, un demi-sourire bref sur les lèvres. « J’ai justement des recettes à essayer. » De repas, de desserts, de biscuits à l’allure fondante. Un désir de bien recevoir pour ce repas, puisque c’est ainsi que ton voisin a accepté l’offre. C’est un peu rusé : ça ne te déplaît pas. « Pourquoi tout ce matériel si tu ne sais pas t'en servir ? Parles-tu de mes couteaux de cuisine, ou de ma trousse de premiers soins ?, répliques-tu avec un sourire filou, un clin d'œil de ton mauvais œil, avant de vraiment répondre : Mon frère aîné me l’a offert. Il est médecin et pas très ouvert à la négociation. Tu fronces à peine le nez, une brève seconde, avant que ta figure ne se détende à nouveau. J’en connais assez sur les premiers soins pour utiliser la majorité de la trousse. Pour le reste, j’ai un voisin plus doué que moi. » La boutade est légère, complice dans ce qui, on espère, ne se reproduira pas tout de suite.

Curtis ne mentait définitivement pas en disant qu’il est l’aîné de son adelphie : tu aurais pu le deviner juste de la façon dont il veut te diriger. Et toi, sans doute as-tu une bonne place de benjamin, à ne pas te plier à son conseil-ordre : « J’ai de quoi manger en attendant que le courant revienne. Un geste vague de la main, celle intacte, l’affaire évacuée avec une exemplaire nonchalance. Je peux t’offrir quelque chose de froid à boire, d’ailleurs ? Pendant que tu t’occupes de ta moustache. »

Il lui imagine un frère, semblable en tout point, plus vieux également. Ah, les familles. Des choses précieuses et inévitables, des liens que l'on ne peut défaire aisément. Même en s'étant éloigné d'elleux, Curtis se sait toujours le bienvenu. Il a besoin de cette lumière comme au bout du tunnel, savoir que quelque part quelqu'un s'inquiète pour lui. C'est rassurant d'avoir son adelphe derrière lui. Robin, qu'il ne voit pas assez souvent, pourtant iel est dans ses pensées tous les jours. Pour sa famille, Curtis serait capable du pire, il n'en a jamais douté. Il n'a aucune limite, ce n'est pas elleux qu'il va s'en imposer une. Il ne se voit pas se formater un jour, se forcer à rentrer dans le cadre de la normalité. Curtis vient des bas fonds de l'Underapple. Peut-être qu'elleux ont gagné le droit aux belles choses. Curtis n'en veut pas. Puisqu'il ne mérite pas les belles choses, il préfère d'office les détester. Plutôt la haine que le manque, la peine.
Il se sent bien au milieu des rats. Il n'est pas à l'aise avec tous ces gens, surtout ceux qui n'ont pas connu la noirceur, les journées dans la crasse, dans la violence. Ils ne comprennent pas. Qui pourrait le comprendre, qui voudrait le faire. Quelqu'un d'autre qu'un psychiatre qui aurait besoin de remplir ses quotas.

« Du sucre nous ferait du bien, si tu as quelque chose de ce genre. Curtis se lève pour récupérer l'eau encore tiède et cette fois-ci terminer sa propre oeuvre. Il laisse la porte entrouverte quand il trouve l'évier de la salle de bain et revient chercher une bougie. Il discerne a peine son reflet dans le miroir, captivé un bref instant par la flamme oscillant au bout de sa mèche. Les traits délicats de son visage. Il imagine son voisin accomplir le même rituel tous les matins (ou plusieurs fois par semaine). Il fait attention avec le rasoir, il serait dommage de laisser une marque. Clemente ne veut pas de son sang ce soir, pas plus que ce qu'il a déjà offert. « Est-ce ainsi que tu te rases ? Encore un cadeau d'un frère ? Tout ce tranchant, c'est un message subliminal ? » Curtis l'embête. Ce n'est pas gentil ? Lui trouve ça drôle. Sont-ils tous médecin dans cette famille ? Etrange, que Clemente soit ici à Crimson Bay. Par le meilleur quartier, mais on y voit encore la lumière du jour.  « Voilà. Je n'en ai plus pour longtemps. » Il profite d'avoir un instrument de précision pour s'occuper des tempes et de son cou. Il est proprement rasé, la coupure ne saigne presque plus.  

Quelque chose de sucré. Dans le réfrigérateur, du jus d’orange. Deux verres, un chacun, les deux ramenés avec soin à la salle de bain. Tu t’es assez fait mal pour la journée et tu évites les coins des murs, des comptoirs, de chaque meuble, avec attention : le blond serait bien capable de te gronder. Ça t’amuse un peu plus encore. Le verre destiné à Curtis est déposé suffisamment loin de lui pour ne pas être renversé pendant son rasage.

La toilette et son couvercle baissé te sert de chaise sur laquelle te poser pour observer l’homme, là où tu ne le déranges pas dans ses gestes précis. Le sucré du jus d’orange te fait en effet du bien, calme l’étourdissement sensible ressenti depuis le début de la panne de courant. Les questions te font sourire. Tu t’appuies contre le comptoir, le menton dans la paume de ta main entièrement valide. « Cadeau de mon père. » Famille absente, famille laissée derrière toi, pourtant présente dans des petites choses auxquelles tu ne portes pas toujours attention.

Tu soupires lorsqu’il te demande si c’est ainsi que tu te rases. Un coup d'œil de biais au rasoir électrique rangé dans son étui, à côté du lavabo. Tu caresses ta joue, ton cou, la barbe courte, la moustache. « Ma vision n’est plus ce qu’elle était, alors j’évite. Geste vers ton mauvais œil. Tu n’aimes pas en parler, mais ce n’est pas un secret d’État. Le handicap n’est pas encore total, il le sera peut-être un jour, autant assumer tout de suite que d’un œil, tu es presque aveugle. Ce serait dommage de me rater. » Tu n’évoques pas tant la laideur potentielle d’une barbe mal faite que du mordant de la lame bien aiguisée, entretenue avec soin afin de donner le meilleur rasage de près possible. Ta peau est délicate, aussi facile à marbrer de bleu, de violet, qu’à marquer d’estafilades et autres cadeaux sanglants. « Il faudrait que quelqu’un s’en occupe pour moi et c’est… mmh. Un peu intime, je suppose. » Intime, comme le fait de regarder la lame si bien glisser sur les joues et le cou de Curtis, près de ses tempes, dégager et révéler toute la peau claire, lisse là où le rasoir fait son œuvre.
La mimique est entendue, complice dans la flamme vacillante de la bougie, les ombres qui découpent tes traits et soulignent la malice de ton regard trop clair.
Au niveau de ta bouche, une douleur sourde, pas bien différente de celle qui a pulsé à ta main. Tu y portes les doigts, tu y cherches du sang, tu ne trouves rien. C’est d’observer à nouveau Curtis, le regard plus fixe et attentif encore si possible, que la solution te vient, évidente dès que tu comprends ce qu’il se passe. La déchirure qui s’obstine à combler le vide. « Tu t’es coupé, toi aussi », et c’est à ton tour de sensiblement le gronder.

Cadeau d'un père. Curtis stoppe un instant son geste, mélancolique, avant de reprendre son oeuvre. Typique d'un père, ce genre de cadeau utile, pratique. Son propre père aurait pu lui offrir quelque chose du genre, avec un kit barbecue, un service à thé, une collection d'encyclopédie. Curtis aurait grimacé un sourire (et aurait lu les livres). C'est à se demander à quel point Clemente est proche de sa famille. Une question bien intime. Plus intime que raser la barbe d'un autre homme. Curtis apporte une grande importance à l'héritage que laisse les parents. Il est fier des White, si on lui demande. Sa famille a accompli ce que beaucoup auraient rêvé de faire, elle a contribué à rendre l'Underapple meilleur. Sans doute sont-ils assoiffés de sang et de ténèbres, ils n'en demeurent pas moins lettrés et éduqués.  Tout le monde dans sa famille a accompli de grandes choses. Puis il y a lui, au milieu de tout ça, qui a détruit des choses. Des vies, des gens, en échange d'argent. Trop tard pour les regrets.  Trop tard pour changer.

« Effectivement, une erreur serait fatale. » Il n'a jamais buté personne avec un rasoir, l'ajoute sur sa liste si l'occasion se présente. C'est une lame comme une autre.  « Oui, ça m'arrive. » Le corps est marqué de cicatrices, c'est ce qui arrive quand on grandit dans la rue avec les clébards. S'il n'avait pas de cicatrices il ne serait pas vivant pour raconter leur histoire. Encore que, il n'y a rien d'intéressant autour de ses coupures, des coups de cutter manqués, des balles qui ont sifflé prêt de son coeur. Sauf si c'est pour faire pleurer dans les chaumières. Curtis se demande si son voisin serait du genre à lâcher une larmichette émue. Poser sa main sur la sienne et lui dire que "ça va aller" même si Curtis n'a pas besoin que ça aille mieux, car ça va. Ca lui va, comme ça. « Ce ne serait pas intime pour moi. Je ne trouve pas les corps intime, je ne partage pas la notion d'intimité qu'ont les autres. » Un corps n'est qu'un tas de chair, de nerfs, d'os, et du sang qui coule à l'intérieur prêt à s'échapper. La vie s'attache tant à la liberté qu'elle trouverait le moyen de s'enfuir à la première occassion, quitte à laisser le corps derrière. « As-tu peur d'être mit à nu Clemente, une lame sous ta gorge ? Presque rhétoque. Fichue coupure, hein ? » Il sourit à sa propre blague. D'électricité.

Tente d'adoucir l'atmosphère alors qu'il rince les poils dans l'évier. Comme une main tendue dans le noir. Noir qui empêche de voir les regards échangés, volées, seulement percitpble à la flamme d'une bougie.

Le constat de la blessure légère est balayé sans plus d’intérêt par le blond. Tu souffles légèrement par les narines. Il ne t’offre aucune prise, rien pour que tu puisses retourner l’attention de la gronderie, même avec malice. Il poursuit plutôt son œuvre et toi, tu ne le lâches pas du regard, les pupilles oscillant entre le reflet et l’homme lui-même. Les ombres qui grignotent la périphérie de ton œil droit se font plus prégnantes dans la pénombre et tout ce qui n’est pas le point focal de ton œil gauche se perd dans le flou.
Fatigue.

« Ce ne serait pas intime pour moi. Je ne trouve pas les corps intimes, je ne partage pas la notion d'intimité qu'ont les autres. Tu penches légèrement la tête, intrigué par la déclaration de Curtis. Intrigué et peut-être aussi plu. C’est l’acte plus que le corps qui est intime, à mon sens. » Tu précises, attaché à un acte de soin autant que de confiance. Peut-être pouvez-vous vous entendre sur le sujet ? Tu as étudié l’art. Tu as appris à reconnaître le beau, le laid, le fascinant, le proportionné, le démesuré, à regarder les corps pour ce qu’ils sont, à reconnaître la sensualité comme la haine, l’amour, tout ce qui se transmet dans les traits. La nudité ne te gêne pas, la sexualité t’indiffère dans sa majorité, mais la proximité des âmes, des cœurs, les actes physiques qui trahissent la confiance : voilà ce qui, pour toi, est précieux. Fragile.

Curtis dégage un ensemble de curieuses émotions et de sentiments pas moins intrigants, associés à des intentions mystérieuses. Un brin de mélancolie, un peu de provocation, et sous tout cela, quelque chose à la tendresse presque prudente, attentive. Tu observes l’homme autant que lui t’observe, deux animaux qui se jaugent sans jamais montrer les dents, l’amicalité dépassant la méfiance. La tienne, en tous cas, alors que la sienne persiste en trame de tout ce qui se dessine dans le sixième sens qu’est ta déchirure. « Si ça s’éternise, tu vas devoir passer la soirée ici, tu blagues volontiers, poursuivant sur les conséquences de cette fichue coupure, comme l’autre l’a si bien dit. Tu ne sembles absolument pas dérangé par cette idée, bien que tu combattes l’inconfort nouveau de ne pas être seul chez toi. Quoique, tu devais te préparer à sortir. » Quelle raison, sinon, de se raser si tard le soir ? Tu es un oiseau de jour, là où tes besoins de repos exigent beaucoup de toi : Curtis en est un de nuit. « Permets-moi de profiter de ta compagnie avant que tu me quittes pour l’appel de l’argent. » Tu souris, malicieux. Le jus d’orange te semble un peu plus sucré encore lorsque tu en bois une gorgée.

Les intentions des gens lui ont toujours été illisibles. Curtis, enfant, ne comprenait pas grand chose de ses pairs. Les premières années de sa vie ont été rudes, Curtis sait ce qu'est le harcèlement. Il connaît les coups. Et, des coups, l'incompréhension toujours. L'absence de réponse de la part des adultes. Pourquoi les humains se font-ils du mal entre eux ? La vie est-elle toujours aussi douloureuse ? Parce que c'est inscrit dans leur nature, dans les quelques gênes primales qui ont survécus ? Les règles en revanche, lui apparaissent de manière plus que claires, en particulier celles qui ne figurent dans un aucun code de loi. Celles dont personne ne parle, celles qu'on ne veut pas assumer. La loi du plus fort règne partout où la vie d’épanoui.
L'armure qu'il porte, il la doit à sa naïveté de gamin trahie, cette indifférence envers les autres ; ni des adversaires, ni des alliés. Des autres, vers qui il tendait la main avec curiosité et qui lui ont fait du mal. L'enfer, c'est les autres. Curtis a commencé à jouer des poings pour se faire comprendre, découvrant au passage une facilité déconcertante pour ce langage muet. Arrivé au collège, personne ne le regardait de travers, ni lui, ni ses adelphes. Au lycée il a planté quelqu'un pour la première fois.
Il ne regrette pas. Il ne s'est jamais senti aussi vivant.
Il a comprit le sens de son existence.

Alors, Clemente ferait bien de se tenir loin, très loin de lui. Curtis se tend légèrement, loin d'être amusé par la pointe d'humour. Il ne voit pas où Clemente veut en aller. « Donne moi une bonne raison de rester plus longtemps à tes cotés. » Ce n'est pas comme si Clemente allait lui tenir chaud toute la nuit et parler de ses traumatismes d'enfance, de sa famille, et de toutes ses pensées futiles. « Ne t'imagines pas de choses sur moi, elles pourraient être vraies. » Les rumeurs se répandent à toute vitesse dans le quartier. Les voisins savent bien d'où il vient et qu'il ne doit pas faire un métier légal. C'est pourtant le cas. Garder de l'argent de manière officielle aura un jour ses limites. Il ne se sent pas plus épanoui, plus intégré à la société. Lui qui a toujours eu ce désir parmi les siens de s'élever réalise l'affreuse réalité. Curtis revient vers lui, reste debout et les yeux - nus - plongés dans les siens, ses lunettes délicatement tenues dans sa main droite. « Penses-tu que tu pourrais me faire rester ? Je te mets au défi de ne pas me faire mourir d'ennui. Je dirais que tu es bien parti pour l'instant. » De l'argent Curtis en a maintenant. Assez pour se remplir le ventre et en donner à ses proches. C'est donc plus que suffisant.

Ce que tu sais de Curtis est parcellaire au mieux. Tu le sais toujours courtois, tu sais vos horaires opposés, tu sais son aura un peu inquiétante et pourtant jamais agressive à ton endroit. De tes années à CERBER, tu sais que son nom est connu ― les White ne sont pas des célébrités au-dessus du macadam de New Blossom, mais sous celui-ci, dans les méandres de l’Underapple et les viscères exposées de Crimson Bay, ce sont des personnes appréciées, respectées. Tu déduis plus de choses que tu en connais réellement et cet interlude cimente une curiosité partagée, particulière.

Beaucoup de choses vous séparent et au final, beaucoup vous rejoignent sans même que vous le sachiez.
Il n’y a peut-être pas de hasard que Chung-Hee ait été le premier à mettre les pieds dans ton appartement que Curtis soit le second.
Tu y penseras bien plus tard.

Tu ne peux pas quitter son regard ― quelque chose te souffle que tu ne veux absolument pas quitter son regard, qu’il est nécessaire que tu le soutiennes. Quelque chose qui se mêle à tes propres capacités et vibre en notes discordantes sans que tu t’en trouves trop ébouriffé. Tu t’humectes les lèvres. Tu ne cilles pas, ou que lentement, tel un chat aux prises dans un incongru concours de regard. À la lueur des chandelles, le bleu de ses iris se délave. Les tiens sont translucides. Curtis est bel homme, il n’y a rien à nier sur ce fait, et sans ses éternelles lunettes de soleil, tu découvres un peu quelqu’un de nouveau. Plus vulnérable ? Peut-être. « Je suis quelqu’un de très ennuyant, Curtis, je t’assure », dis-tu comme pour le faire remettre en question le défi lancé. Tu pourrais outrageusement tricher, faire agir des trésors de mutation pour le garder ici et gagner… gagner quoi ? Le plaisir de sa compagnie ? À cet instant, le prix te paraît honnête, associé à la curiosité qui t’anime. « J’apprécie la compagnie des livres et je me couche tôt. »

Tu te lèves de ton siège et tu t’approches à pas prudents. Tu lèves la main et du bout des doigts, tu effleures le bord de la mâchoire de Curtis, comme pour mieux voir sa joue. Tu es grand, il l’est encore plus. Tu approches un peu ton visage et tu détailles la ligne dure de la mâchoire, la courbe du cou, la peau un peu rose et irritée du rasage de précision. « Joli travail. L’accent ― le véritable, le chantant ― s’étale sur les mots brefs. La voix un peu plus basse, alors que vous êtes près l’un de l’autre. Tu as réussi à quitter le regard de fer de Curtis que pour mieux y retourner. Que pour laisser un demi-sourire provocateur te venir aux lèvres. Tu peux me faire la même chose ? Maintenant ? »

Tu acceptes de jouer.
Tu joues pour gagner.

cw: drogue, red
L'ennui est une chose fascinante. Souvent imagé par le vide, l'ennui est loin d'être l'absence de toute chose, l'ennui est à la fois un manque et un trop plein. C'est un terrain dangereux. Propice aux idées qui n'auraient jamais du voir le jour, surtout gamin. Peut-être pire en grandissant car aux idées s'ajoutent de nouveaux moyens. Ennuyé par sa vie minable et banale, Curtis il y a quelques années de ça s'injectait du Red dans l'espoir de vancre le mal par le mal. Aujourd'hui devenu monstruosité et addict à sa propre souffrance, il tue le temps en plantant des couteaux dans le dos de criminels. Est-il ennuyeux ? Cela dépend. Chacun est peut-être ennuyeux et insignifiant. Les mêmes passions se retrouvent les uns chez les autres. Il paraîtrait que chaque individu est unique, et malgré tout les expériences sont similaires. Fascinante, dérangeante, Curtis hait l'humanité, mais elle le fascine.
Curtis lit peu, il n'était pas doué à l'école et il a associé ses études aux pages noircies de mot faisant de moins en moins sens. Un blocage paraît-il, apparu quand son monde est devenu cendre et avec ses espoirs. Et tu lis quoi? Des histoires d'amour ou de meurtre ? Gentiment moqueur, car gêné s'il s'agit effectivement de romances. Le concept le dépasse, Curtis ne saurait dire s'il est dérangé par le concept. Ou juste ignorant. Pourras-tu me lire un passage ? Curieux maintenant, sa barbe taillée comme il le désirait.

Sans prévenir, Clemente soudain envahit son espace vital. Son parfum est partout, juste sous son nez et Curtis s'immbolise. Quelque chose lui chuchote que le geste est trop intime de la part d'un inconnu. L'homme est son voisin, rien de plus et Curtis l'admire comme on regarde les vagues danser, la bouche légèrement entrouverte, un questionnement inaudible qui reste au bord de ses lèvres.  Clemente est de ces merveilles de la nature, scullpté dans le même marbre qui compose les statues grecques, érodées depuis longtemps. Alors à la lueur d'une flamme, Curtis contemple, juge, l'intérêt de s'attarder sur l'éphémère. S'attacher aux choses passagères. A la lueur d'une flamme dont l'éclat n'est pas éternel. Curtis s'humecte les lèvres, réflexe corporel. Qu'elle étrange idée. Curtis ricane, un doigt glisse sous le menton de Clemente, lui dresse une chiquenaude amical. Il faudra que tu restes immobile. Docile, il pense, mais ne dit pas. Il fait glisser le plat de la lame contre sa gorge, dangereusement. Je ne voudrais pas te blesser. Regrettable. Il ne veut pas gâcher ce potentiel. Clemente le fait frissonner comme jamais et Curts est addict à cette sensation à mi chemin entre désir et folie pure. Je ferai attention. Tu peux me faire confiance. La tension est à couper au couteau. Ou au rasoir.

“Je lis de tout” est la véritable réponse. Tu avales les livres plus que tu les lis, tu multiplies les lubies, les sujets dignes d’intérêt, tu te perds dans les manuels techniques autant que les fictions, les biographies comme les récits d’aventure. De tout, tout le temps, tout autant que tu pourras, jusqu’à ce que ta vision se dérobe tout à fait. Une réponse est cela dit d’un ennui tel ! Parfaite pour éviter les conversations et te prétendre poli, là où tu es fuyant.
Ce que tu ne veux pas éviter avec Curtis.
« Existe-t-il d’autres histoires que celles-là ?, éludes-tu. Coquin peut-être un peu, sérieux malgré tout, dans ta mimique attentive, pensive. Je trouverai quelque chose de beau à te lire, en temps et lieux. »
Bon élève through and through, tu veux trouver le passage parfait à narrer à ton voisin.

Ce que tu perçois des émotions de Curtis te fait rougir, alors qu’il te détaille avec sur le visage une expression qui frôle l’hébétude ― de l’admiration, voisine de celle des artistes devant une muse. La révérence des amoureux des arts devant des œuvres. Quelque chose qui ne t’est pas habituel, que tu ne crois pas légitime. Tu ne te trouves pas spécialement harmonieux, bien que tu aies appris à… tolérer, ou comprendre, ce qui te distingue et chasse le tout à fait banal. L’éclairage minimal camoufle les couleurs nouvelles sur tes joues. Tes pupilles fixent les lèvres de Curtis une fraction de seconde avant de revenir à ses yeux, mouvement instinctif qui t’échappe. Tu souris à la chiquenaude légère qui s’écrase sur ton menton. Tu cilles à peine. « Je ne voudrais pas te blesser. (ce serait) Regrettable », que tu chuchotes, au diapason des pensées de Curtis. Il n’a pas prononcé le mot, mais tu l’as entendu résonner quelque part en toi. Ou, l’a-t-il dit ? Pensé tout haut ? Un écho de ses intentions plus qu’une réelle télépathie.

Quoi qu’il en soit, ta bouche n’est pas moins sèche, ton cœur pas moins affolé, et lorsque tu déglutis, ta pomme d’Adam danse sous le rasoir.

Tu relèves le menton. Tu tends le cou sans crainte, offre la peau mince au mordant de la lame affûtée par tes propres soins. Sous tes paupières entrouvertes, tes prunelles brillent de défi, les iris clairs complètement avalés par les pupilles dilatées. Le danger a des allures de parfum entêtant pour tes sens d’empathe, mâtiné d’un frisson d’amusement, de tentation, de désir dont tu as appris à reconnaître la sensation sirupeuse. Ça te rappelle Chung-Hee. Le night club. Le rose de tes joues prend un ton plus foncé. Le silence bourdonne entre tes oreilles. « Je te fais confiance. »

Crime et passion sont indissociables. Les anxieux ont peur des avions, des passages piétons, de maladies, de tout un tas de choses qui résultent la plupart du temps du hasard. Ce qui tue le plus, c'est le sexe et l'amour, toutes les dynamiques du coeur puisque, paraît-il, il a ses raisons que l'esprit ignore. Curtis ignore qui a un jour prononcé ou écrit ces mots, ce qu'il pensait vraiment derrière cette idée. Sa seule certitude, c'est que les gens qui se déchirent sont des gens qui s'aiment ou qui se sont aimés. La jalousie pousse le plus doux des agneaux à la violence. Sauvage quand le coeur est brisé. Le sien ne connaît pas ces émois. Qu'est-ce qu'aimer ? Est-ce même possible que son esprit puisse un jour être envahi d'images d'un autre ? On lui parle de moitié, d'âme soeur. Est-il incomplet à ce point ? Non. Ce n'est pas un partenaire qui remplirait ce vide là, il lui faut un égal. Curtis a déjà eu une relation intime avec quelqu'un pour l'espace de quelques heures, assez pour ne pas avoir envie de réitérer. La froideur d'un lendemain sans histoire. Qui aurait crû qu'il en aurait quelque chose à faire ? Lui même pensait qu'il serait au delà de tout ça, qu'il pourrait se contenter d'abandonner son corps puisque son âme appartient déjà au diable. « Je crois avoir déjà entendu que tuer n'est pas différent de faire l'amour. Curtis siffle près de son oreille. Je ne sais pas. Je n'ai jamais aimé. » Il n'a jamais fait l'amour non plus. Pas pour de vrai, dans des bras aimants. Curtis ne cherche pas à être aimé. Clemente pourra déduire seul le reste, s'il persiste un doute.
Curtis a déjà tué, par conséquent.

Clemente a perdu l'esprit au moment où les lumières se sont éteintes, probablement, pour se laisser si facilement faire alors qu'il est entre les mains d'un tueur. Il est hautement conscient et curieusement en sécurité. Curtis sait ce qu'il fait. Curtis est habille, délicat. Les yeux rivés sur son travail dans la pénombre, il sent tout de même une douleur à l'arrière de son crâne à force de tirer sur le nerf optique. Il paraît que le jeu en vaut la chandelle. La peau de Clemente est souple et lisse sous sa lame, il l'honore de sa douceur. Ne doute pas de son geste. Combat l'envie de le marquer. Pour jouer ? Il aime ce jeu dangereux. « L'amour est une rose, chaque pétale une illusion, chaque épine une réalité. Il récite de mémoire des paroles un jour prononcées à son chevet, au petit matin d'une soirée endiablée. La sentence de ses espoirs évanouis. Ce n'est pas par choix que son coeur s'est retrouvé cloisonné. J'aimerais qu'on me raconte une belle histoire, Clemente. » Curtis essuie sa lame. Il essuie le visage de Clemente à l'aide d'une serviette humide.