Two Face ;; Leander

Il y avait bien longtemps qu’on ne l’avait ainsi interpellé – sans crier gare ; des années qu’on ne l’avait confondu de la sorte. Lorsqu’ils habitaient Washington et que se mélangeaient les rencontres et les amitiés, c’était une instance quotidienne, un incident presque banal – et bien qu’avant, ils y répondaient tous du même sourire effacé (seul Sun s’en amusait vraiment), cette fois-ci… bien trop d’eau avait coulé sous les ponts.

Un torrent, à vrai dire – et le pont n’était plus, sans ses fondations emportées par le courant, qu’une dégoûtante remontée acide difficile à ravaler. Un papillon de souvenir, un déjà vu, un déjà entendu – un déjà rencontré ? quelque part – où il fait froid – une sueur, un frisson – dans le dos plus précisément, comme électrique.

Gizmo s’était d’abord retourné, intrigué par la confusion malencontreuse – car s’oublie, ou du moins s’estompe, n’importe quelle douleur. À mesure que le corps et que l’esprit cicatrisent, la mémoire aussi – mais n’oublient pas tout à fait. Même balayées par le temps, les blessures ne s’estompent et ne se referment jamais vraiment ; et cette façon particulière de se faire aborder ; ces mots, ces intonations étonnées ; ces sourcils hauts de surprise ; ces questions et cette familiarité si particulière ne s’effacent pas. Elles frappent, scindent le ciel en deux et s’abattent comme la pire des agressions – comme un retour sur terre qu’on s’efforce depuis longtemps à éluder, en faisant l’autruche, en déménageant, en se réveillant tous les matins pour enfiler sa petite routine monotone.

Les connexions s’activent, les neurones s’éveillent ; l’instant fatidique se heurte immanquablement aux fenêtres de l’œil, les écarquillent, déforme le visage jusqu’à présent froid et désintéressé en une sorte de panique ; digérer l’information, assimiler que le potentiel, que le peut-être, que cet “autre”… n’était autre. Matthew – traverse le nom, comme une balle chargée par accident – Sun ? Un lui, deux soi, trois eux, combien d’autres ? « Matthew ? »

N’importe qui d’autre aurait pu s’excuser et répliquer poliment « qu’il y a erreur » avant de continuer son chemin, mais Gizmo… attrape cet étranger par le bras. Il est assez brusque et s’y agrippe, s’y retient autant qu’il semble le tenir à distance – du moins, on pourrait croire qu’il le garde de trop s’approcher ou de s’en aller. « Matthew Ashmore ? » La mâchoire est crispée, le regard est perçant – qui ?

Cet homme sait tout – en plus – et Gizmo lui lâche le bras, comme s’il venait de s’y brûler. Le pas en avant est répondu d’un par derrière, d’une sorte d’esquive, car les mots prononcés ont l’impact d’un carreau décoché en pleine poitrine. Qui ? Lequel ? Coup d’œil piteux sur la montre pour éviter le regard ; qu’il est infernal, de se sentir sondé de la sorte, de se sentir regardé à la recherche du moindre défaut, d’une faille. Il n’y en a aucune, c’est justement une des équations du problème, de la division.

« Huh… » Qui d’autre ? Leander sonne pluriel, s’accorde en nombre, plus tellement en genre depuis Zeus – et, pris de court, pris à la gorge en ce qui semblait être un jour aussi indistingable que tous les autres, Gizmo ne sait pas quoi répondre. Le mystère, une couche d’incompréhension en plus est balbutiée, sans vraiment réaliser qu’elle n’a aucun sens ; ni haut ni bas, ni queue ni tête ; et la sienne, secouée. « Plus aucun… n’est Leander. » Alors Gizmo se rappelle qu’ils sont en public, que les gens existent – qu’eux aussi, continuent d’exister ; cet étranger et lui ; les autres, aussi –, qu’il ne sont pas seuls dans un café ou dans une boutique.

Sur l’avenue, le trottoir, d’autres piétons. C’eût été indécent, de perdre son sang froid, de faire toute une scène, alors… sourire, il faut, pour désamorcer l'instant. Un rire nerveux, et hop, on se reprend en main – à tout le moins essaie-t-il de retrouver un semblant de souffle, pour répondre un « Gizmo. » tremblant, un peu mal à l’aise, un peu trop conscient de son environnement. « Et... pardon pour… » Les doigts sont levés, pointent le bras, s’excusent de l’agression rendue. « Hm… Je connais pas de Matthew, il ne doit pas faire partie du système... À ma connaissance, il ne restait qu’Artémis… et Sun. Et moi. » Réfléchir. Il y a bien longtemps qu'il n'y avait pas pensé, à ce système, à ces noms ; même si l'un d'entre eux hantait encore certaines de ses nuits ; un monstre de poche posé sur l'épaule ; des rires, les siens, les leurs ; et tous les corps retrouvés.

Profond soupir, petit sourire ; nerveux, ça crève les yeux, et inconfortable. Le cauchemar continue, les divisons, les problèmes. « Ouah ! bah merde, putain… Tu-tu… sais comment je pourrais le rejoindre ? T’as son numéro, à ce Matthew ? Tu le connais comment ? » Bombardement, alors qu'il s'écarte un peu du chemin pour laisser tous ces autres – qui ne sont pas lui, fort heureusement – passer et les dépasser.