heart of glass (Cashu#1)

Il y a une petite gêne, dans son cœur, depuis le week-end dernier, lorsqu’il a ramené son fils à la maison. La maison qui n’est plus la sienne, mais est toujours bien celle de Yechan. Cappie a beau avoir essayé de faire de son appartement un lieu accueillant avec les moyens du bord, le logement reste misérable et ne souffre pas la comparaison avec une villa de plusieurs centaines de mètres carrés. C’est un pincement désagréable, alors, qui s’est logé dans sa poitrine, et les yeux qui lui brûlent un peu quand il pense trop au visage de son fils fermé à toutes ses plaisanteries, ses questions, ses gestes d’affection. Au simple au revoir quand le chauffeur de son ex-femme est venu le récupérer, parce qu’il n’est pas question, selon elle, que Yechan rentre en bus avec son père. Cappie lui a caressé la tête, tendrement, et son fils s’est dérobé sous ses doigts.

Il y repense encore maintenant, la semaine entamée, son bac de produits d’entretien dans une main et son affreuse salopette de travail sur le dos. Ça ne l’aide pas à se sentir mieux. Maigre soupir, avant de taper le code sur le portail, et puis celui de la porte d’entrée. Au moins, il s’occupe de sa villa préférée aujourd’hui. Il n’est même pas certain qu’elle soit habitée tant elle est toujours dans un état impeccable. Cela ne fait qu’une poignée de semaines qu’il a commencé ce travail, et pourtant il a déjà dû nettoyer des horreurs après des fêtes dans d’autres demeures. Celle-ci est différente, elle renvoie une énergie sereine et naturelle qui l’apaise étrangement, alors que toutes les autres résidences ne font que remuer le couteau dans la plaie. Quand il finit le ménage en avance, il s’autorise quelques minutes de pause devant l’immense aquarium de la cuisine ou, plus nostalgique, dans le dressing qui contient des merveilles. Son humeur du jour est plutôt du côté de la contemplation des poissons.

Il place son casque sur ses oreilles et sélectionne une playlist moins amusante que d’habitude pour passer l’aspirateur, nettoyer les sols et les surfaces ; n’exécute pas un seul pas de danse, l’envie n’y étant pas. La musique lui donne plutôt envie de pleurer, aujourd’hui, tandis qu’il mâchonne un sandwich sans saveur pour tout repas. Sa pause midi terminée, il nettoie derrière lui, prêt à s’attaquer aux baies vitrées quand il remarque que son produit pour les vitres est pratiquement vide. Aussi vide que ton compte en banque et que ton appartement sans dressing, il se moque, lâche un rire dénué de joie qui ne lui ressemble en rien. Aussi vide que ses journées sans Yechan, et la pensée le met à terre, littéralement, il se laisse tomber au sol, les larmes qui viennent ravager, il est sûr, son visage déjà bien cerné de fatigue. Comment font-ils, les gens qui n’ont jamais eu les moyens de se payer des cosmétiques coréens ? Il n’a pas envie de le découvrir, et ça le fait sangloter encore plus, au lieu de le faire rire. Il arrive mieux que ça à garder la tête haute, d’habitude, à rire des choses qu’il a perdues, de son choc face au prix trop élevé de tout, de sa stupidité d’homme entretenu. Mais aujourd’hui, ça ne marche pas, chaque pensée idiote ne fait que l’enfoncer davantage dans sa peine et il replie ses genoux pour les encercler de ses bras et y appuyer son front. Il n’y a plus qu’à attendre que ça passe. Ça finit toujours par passer.

Les minutes défilent sans qu’il ne cesse de sangloter, pitoyable sur son sol clinquant. Il se sent ridicule, de pleurer ainsi à son âge. Il devrait se consoler d’au moins vivre et travailler dans un environnement propre et calme. Il devrait apprécier à sa juste valeur la chance qu’il a, aussi, d’avoir réussi à décrocher des jobs vu son absence d’expérience professionnelle alors qu’il a passé trente ans. Même si ses parents lui en ont offert un et que celui à la radio n’est que le résultat du piston d’un ami ; il devrait en être reconnaissant, au fond. Et être fier que ses années d’homme au foyer lui aient permis de s’occuper de villas plutôt que de toilettes publiques. Ça aurait pu être pire, franchement. Tout pourrait être bien pire.

Ou pas. Pas quand il se retrouve nez à nez avec le propriétaire probable de la villa qu’il est censé être en train de nettoyer de fond en comble, recroquevillé par terre à faire tout sauf son travail. Il ne l’a pas entendu entrer. Il n’a rien entendu, même pas ses pas, avant que l’homme ne glapisse soudain – sans doute s’est-il cogné. Par sa faute. Les oreilles de Cappie bourdonnent, son corps figé par le brusque retour à la réalité, ses yeux rougis posés sur la personne qui vient d’interrompre sa séance de larmes au milieu d’une maison qui n’est absolument pas la sienne. Son cœur bat si fort dans sa poitrine qu’il n’a rien entendu de ce qu’il a dit. Ohmygod, ses lèvres articulent toutes seules, mais l’individu fuit déjà les lieux. Il veut sûrement prévenir son employeur de la faute grave qu’il vient de commettre.

Cappie se redresse rapidement, anxieux à l’idée de perdre le seul boulot qu’il fait à peu près correctement, et se met à la poursuite de l’homme qui ne correspond pas du tout à l’image de sexagénaire à petites lunettes et col roulé qu’il s’était faite du propriétaire – il a des pensées très clichées. Er, sir? Sir? Il appelle, en frottant ses yeux pour tenter d’enrayer le flot des larmes qui a un peu cessé avec la surprise, mais menace fortement de revenir avec l’angoisse d’avoir bousillé sa vie davantage qu’elle ne l’est déjà. Il le rattrape enfin. Please, don’t… Don’t report me, please? I was just… Il tente un sourire, en retenant un hoquet de sanglot assez douloureux, grimace. Ohgod, I’m so… I’m so sorry. Il baisse légèrement la tête, regarde ses pieds. It’s a bit ridiculous, really, I ran out of window spray, and I… I got overwhelmed. Avec un peu (beaucoup) de chance, il trouvera sa sincérité charmante et lui pardonnera ce cruel manque de professionnalisme.

Il ose à peine relever ses yeux rougis vers le propriétaire lorsqu’il parle de lui trouver des mouchoirs. C’est plutôt gentil, après l’avoir pris en flagrant délit de ne pas faire son travail. Peut-être qu’il veut juste s’éloigner pour appeler son employeur en paix. L’homme n’a pas l’air méchant, mais Cappie ne peut pas vraiment se vanter d’être un bon juge de caractère. La dernière personne qu’il a trouvé gentille est partie avec ses maigres économies. A son regard sur lui, il prend soudain conscience de l’état désastreux dans lequel doit être son visage et y porte ses mains, dissimulant son nez, sa bouche et son terrible embarras, incapable de dire un mot de plus. Il reste planté là comme ça, l’observe quitter la pièce et se retourner vers lui comme s’ils avaient commencé une partie absurde d’un deux trois soleil. Cela l’aurait fait rire s’il n’était pas proche de céder à l’angoisse de perdre son job.

Perdre l’homme de vue lui fait réaliser qu’il ne devrait pas juste rester là à l’attendre, mais au moins donner l’impression qu’il reprend son travail. Il revient sur ses pas en frottant ses yeux pour en faire disparaître les larmes, respirant profondément pour dissiper les sanglots et faire passer son envie de renifler horriblement. Il se met un peu d’eau sur le visage à l’évier de la cuisine, et se redresse brusquement lorsqu’il capte du mouvement du coin de l’œil. Il aurait voulu être plus rapide à effacer toutes traces de sa crise. Ahem, ah, il bafouille légèrement avant d’ajouter un thank you un rien tendu. Il s’empare d’un mouchoir et se retrouve un peu bête, le fixant entre ses doigts comme s’il ignorait la manière dont s’en servir. Il est juste embarrassé à l’idée de se moucher devant un parfait inconnu. Surtout un parfait inconnu qui en théorie n’aurait même pas dû remarquer sa présence, à en croire son règlement de travail et l’insistance sur la discrétion. Thank you, il répète, incline doucement la tête en signe de respect et se retire derrière la baie vitrée, fermant derrière lui avec soin, pour finalement se moucher. Il se dépêche un peu, jetant quelques coups d’œil derrière lui. Ce serait sûrement mal vu de trop traîner. Il finit par prendre une grande bouffée d’air frais et trouve le courage de rentrer, jetant son mouchoir dans la poubelle appropriée. Ce n’est pas le moment de se tromper. You’re not, hm… You’re not going to report me? Peut-être qu’il l’a déjà fait pendant qu’il était hors de son champ de vision. Et peut-être même qu’il ne lui dirait pas, si c’était le cas, parce qu’après tout personne n’a de compte à rendre à un agent d’entretien. Il faut toujours qu’il se mette dans des situations impossibles, ces derniers temps. I promise it won’t happen again. You have a lovely house, I really like… Il aurait dû se taire, franchement, réprime une petite grimace, mal à l’aise. ... cleaning it.

Cappie s’humecte les lèvres nerveusement en constatant que le client feint de ne pas comprendre sa question. Il commence à être vraiment stressé par cette histoire, après tout il s’agit de son seul travail à plein temps et s’il se fait licencier, sa situation ne peut que s’empirer. Il ne pourra pas garder Yechan s’il se retrouve sans le sou et à la rue. La pensée seule suffit à ce que ses yeux picotent à nouveau et il se force à déglutir pour ravaler un sanglot. Le voir uniquement toutes les deux semaines est déjà beaucoup trop difficile pour son cœur, pour lui qui le conduisait et allait le chercher à l’école tous les jours. Surtout qu’il voit bien que son fils n’est pas heureux. Oh, this is impressive, il énonce d’une voix basse, un rien étranglée. Cela s’entend moins en parlant très calmement, Cappie connaît bien ces astuces face aux avocats de sa femme. Un mot de travers ou un ton un peu trop sec, et ils l’accusent de tous les maux de ce divorce. On pourrait croire que quelqu’un aurait pitié de le voir galérer à ce point, mais non. Absolument pas. Et Cappie reste fort et garde la face, en toutes circonstances.

Sauf maintenant. Maintenant il a envie de demander encore une fois à cet homme qui n’y peut rien de ne pas signaler son comportement peu professionnel à son employeur, de le supplier et de le lui faire promettre. Mais cela ne ferait qu’empirer la situation, après qu’il ait évité le sujet de façon aussi flagrante, non ? Il n’y a plus qu’à espérer que ce soit parce qu’il n’a aucune intention de le dénoncer et pas parce qu’il l’a déjà fait auparavant. Cappie s’empare d’un autre mouchoir et le presse doucement contre ses yeux, alors.

La question qui suit le prend quelque peu de court. I beg you pardon?  Les yeux écarquillés, il observe l’homme qui lui fait face avec l’air d’une biche prise entre quatre feux. Une question piège ? Ah, well. Il offre un sourire perdu au bout de quelques secondes, se gratte la tempe et se débarrasse du second mouchoir dans la poubelle pour gagner du temps. It’s quite simple to clean up with the minimalist decor, and the stairs are very nice to vacuum, not as boring as usual stairs. Il y a un léger rire incrédule qui s’échappe de ses lèvres en se disant qu’il raconte vraiment n’importe quoi, l'étouffe immédiatement. Er, the large steps make it easy, I suppose. The tall windows are less convenient. Il agite les mains pour minimiser ses paroles, embarrassé. Il ne devrait pas critiquer cette maison sans savoir si sa place est sauvée ou non. Sorry, what I mean… It’s actually okay and they’re absolutely gorgeous, so… And your house is always so clean, you’d see the other ones sometimes… Il grimace en réalisant ce qu’il vient de dire, porte une main devant sa bouche et secoue l'autre comme pour demander d’oublier tout ça. Anyway, I talk too much. Pour quelqu’un qui ne devrait même pas ouvrir la bouche, franchement. Il devrait reprendre le travail, non ? Il ne sait pas trop et reste un peu bête, planté devant le propriétaire des lieux, le regard balançant entre lui et son produit pour les vitres. Devrait-il demander la permission ? Do you… need something in particular?

Capable bat des cils, un peu perdu et perplexe face à cet homme qui semble prendre l’aisance du ménage dans sa maison très à cœur. Il suppose que c’est une manie d’architecte, lui ne s’est jamais posé réellement la question en arrangeant les pièces de sa villa. Si quelque chose est joli mais peu pratique à nettoyer, cela en vaut la peine, selon lui. Il n’a jamais été contre fournir un effort supplémentaire pour cela. Au fond, la plupart de ses vêtements ne pouvaient même pas souffrir un lavage en machine ; qu’y a-t-il de moins pratique, franchement ? Il ne se plaint pas des questions, cependant, il y pressent un maigre espoir de ne pas être viré. Ce serait malvenu de le solliciter de la sorte s’il avait l’intention de le faire renvoyer derrière, non ? Et puis la distraction est bienvenue, parce que, l’air de rien, à passer tant de temps seul avec ses pensées, c’est normal qu’il en vienne à ruminer et à fondre en larmes à la moindre contrariété. Alors la présence du propriétaire est peut-être une bénédiction, finalement. Le voir utiliser un carnet et un stylo pour prendre ses notes a quelque chose de très désuet que Cappie trouve absolument charmant. Il devrait s’en offrir un pour écrire ses états d’âme sur le papier, cela pourrait l’aider, après tout.

L’homme ne paraît pas avoir mal pris ses commentaires, bien que ses paroles continuent de trotter dans son esprit. Il hoche la tête de manière très professionnelle lorsqu’il lui indique qu’il peut poursuivre son travail. Sure, il répond, retrouvant son ton habituel, plus confiant. Il faut qu’il fasse bonne impression, maintenant, c’est important. Et qu’il arrête d’embarrasser son client, tant qu’à faire. Il n’a pas l’air très à son aise, ce qui est compréhensible quand on trouve un homme en larmes chez soi. Pourtant, les mots suivants ont beau être maladroits, il les sent très sincères et son visage s’éclaire d’un sourire. Yes, much better, thank you. Par habitude, il lui lance un clin d’œil, s’en rend compte et ferme les deux yeux brusquement avant de les rouvrir : Dear, my eyes are still quite itchy, il prétend, en s’emparant du produit sur le comptoir et du marchepied qu’il avait déjà sorti. You know, about what you said, compliments and honest opinions aren’t mutually-exclusive, I believe. Il pose le marchepied devant la première baie vitrée, grimpe dessus et vaporise le nettoyant avant de frotter en petits cercles précis avec son chiffon, totalement dans son élément. Sometimes things are more beautiful than practical and it’s not necessarily a bad thing, don’t you think? I suppose the purpose of architecture may be to produce an emotion and bring a sense of beauty too, like any art form, no? Your house has this particular atmosphere. Il a déjà oublié sa place et se croit à un dîner mondain, certainement, malgré la raclette qu’il tient dans sa main pour faire disparaître toute trace disgracieuse. Il le réalise seulement en retrouvant la terre ferme, coulant un regard en biais vers l’homme. Faire la conversation à un parfait inconnu qui n’en a probablement rien à faire de son opinion lui est venu beaucoup trop naturellement ; les effets de la solitude, assurément. Un petit rire embarrassé lui échappe, il agite la main en signe de ne pas faire attention à lui. Sorry, I’m annoying you. I’ll be quiet now. Il décale son marchepied et reprend les mêmes gestes étudiés, méthodique.

Capable adore parler, c’est quelque chose que ses professeurs écrivaient régulièrement dans ses cahiers de notes, à l’école. S’il mettait autant de cœur dans ses études que dans ses bavardages, il serait premier de la classe, avait un jour inscrit son titulaire à la page des commentaires. Cappie avait trouvé cela amusant, mais ses parents n’avaient pas été du même avis, à l’époque. Il avait passé tout l’été en cours de rattrapage. Pour lui, rencontrer une nouvelle personne est un vrai bonheur, il a souvent envie de poser mille questions, d’autant plus quand il s’agit de quelqu’un de passionné par ce qu’il fait. Son envie n’est qu’exacerbée par les dernières semaines, il n’a pas grand-monde à qui parler. Il a trop honte pour inviter ses amis dans son nouvel appartement et puis la plupart refuseraient certainement. L’air de rien, ses amis étaient surtout ceux de son épouse, dans sa petite existence oisive. Il apprécie l’échange, du coup, aussi maladroit qu’il puisse être, trouve amusant de se voir proposer des gouttes alors qu’il a encore une fois mis le propriétaire des lieux mal à l’aise. Cappie se fait une note mentale de faire un peu plus attention, lui il a trop vite tendance à se sentir à l’aise partout, justement. C’est comme s’il avait déjà oublié qu’il pleurait prostré sur le sol il n’y a même pas cinq minutes.

Il se mord la joue, en réalisant qu’il l’a interrompu par mégarde. Il voulait simplement le laisser tranquille.  L’homme semble avoir le désir de fuir, depuis le début, il pensait l’ennuyer à lui causer ainsi ; peu de clients de sa boîte de nettoyage doivent chercher à papoter avec les employés, après tout. C’est la première fois que ça lui arrive, depuis qu’il y travaille. Il faut avouer que la plupart du temps, les villas sont vides, aussi. Mais bon, ce serait bizarre de revenir sur ses paroles immédiatement, il décide donc de s’accorder quelques minutes de silence pour s’attaquer à sa deuxième vitre. Ça lui permet de réfléchir à la manière de relancer cette conversation. Il est curieux de savoir ce qu’il allait dire, maintenant.

Mais voilà que l’architecte lui propose à boire, se tait, puis lui propose à manger, tant qu’à faire. Oh, I’m not supposed to…, qu’il commence, pivotant sur son marchepied pour le regarder. Il s’immobilise. L’homme a pratiquement la tête dans son frigo, l’image est cocasse et un léger sourire attendri se forme sur ses lèvres. Il ignore s’il doit refuser ou accepter quelque chose pour le sortir de son calvaire. Après une courte hésitation, il penche pour la seconde solution. Peut-être que s’occuper le détendra un brin. I’d love a glass of water, thank you. Au moins, ce n’est pas une demande que l’on pourrait qualifier d’exagérée. Bien que son employeur ferait certainement une crise de nerfs face à son comportement éhonté. Il termine la vitre en cours, décale le marchepied et reprend sur la suivante. What were you about to say? I unintentionally interrupted you, earlier, il explique, doux, bien concentré sur son ouvrage. S’il y a bien deux choses qu’il parvient à faire en même temps, c’est le ménage et le bavardage.

Une petite grimace attendrie se glisse sur son visage en réalisant que l’homme s’est cogné, surpris par sa soudaine réponse. Il fait preuve de toute la retenue du monde pour ne laisser aucune exclamation compatissante sortir de sa bouche ou même une simple excuse. Dans le cas présent, il est sûrement plus approprié de feindre de n’avoir rien entendu, pour ne pas l’embarrasser davantage. Alors Cappie étouffe ses instincts de protection et recentre son attention sur une petite tache qu’il fait disparaître d’un geste expert, faisant néanmoins la moue lorsque l’architecte refuse de lui répondre. Si seulement il s’était tu. Capable décide de ne pas insister, sur le moment, il faut savoir se montrer patient. Sure, I’ll get it in a minute, il lance en lui décochant un sourire qu’il espère professionnel et rassurant à la fois, toujours perché sur son marchepied. Plutôt raté, il a toujours l’air aussi mal à l’aise. Capable s’occupe donc du reste de la baie vitrée avant de retourner vers lui, dans une tentative de le laisser respirer. Il s’est mis à cuisiner, peut-être est-ce une activité qui le détend.

Une odeur délicieuse commence à emplir la pièce quand il achève son œuvre. Il saute du petit marchepied et rejoint la cuisine, déposant le produit à côté du verre d’eau et calant son chiffon dans sa poche. Oh, it smells like heaven qu’il déclare aimablement, jetant un œil au plat. I love baozi, I used to make cute ones for my son. Son sourire se fait tendre, en pensant à son fils. Yechan n’en veut plus, pourtant, de ses adorables menus. Il n’est plus un gamin, lui a-t-il dit récemment. Ce serait mentir de dire que Cappie n’en a pas eu le cœur brisé, même s’il s’est contenté d’acquiescer en lui promettant de ne plus préparer ses repas de façon mignonne à l’avenir. Il le fait encore pour lui-même, à l’occasion, ça lui remonte un peu le moral quand il mange tout seul chez lui. Il s’empare du verre sur le comptoir, boit une longue gorgée et puis revient à la charge avec sa nonchalance naturelle :  What's the inspiration then, for your house? I'm interested.

Il cligne sensiblement des yeux, à la mention de son fils, retenant les larmes qui lui montent aux yeux. Battre des cils pour les faire sécher avant qu’elles ne coulent, c’est une technique éprouvée, chez Cappie. il n’aurait pas dû en parler alors qu’il est encore aussi à fleur de peau. Mais Yechan est une partie tellement immense de sa vie, sa principale préoccupation et sa plus grande fierté, qu’il en parle toujours à tort et à travers. Il exhale, pince les lèvres et puis se force à sourire un peu. Oh no, don’t worry. I wish, but It’s complicated, il fait un geste vague de la main, peu désireux de s’étaler sur son divorce avec qui que ce soit. Il y pense déjà bien assez comme ça. Mieux vaut détourner la conversation sur quelque chose de plus intéressant, et surtout moins à même de le faire de nouveau fondre en larmes devant le propriétaire des lieux.

Capable écoute attentivement, la bouche entrouverte, les mains sagement posées autour de son verre d’eau. Malgré les années, il a toujours l’impression d’être un gamin paumé de la campagne qui ignore tout du monde et s’émerveille pour un rien, des étoiles plein les mirettes. Il a appris à contrôler son enthousiasme – il ne faut pas s’exclamer trop fort dans les dîners mondains – pour ne faire qu’acquiescer en silence d’un air impliqué, même si le regard reste brillant, posé sur la personne qui lui fait face. Il a envie de poser mille questions, sur la Chine, sur la manière dont il en est arrivé là, sur ces fameux bâtiments qui l’ont inspiré. Il ouvre la bouche, alors, seulement pour la refermer aussitôt, interrompu dans son élan par le commentaire quelque peu désabusé de l’architecte. Pourquoi dire pareille chose ? Peut-être qu’il ne veut pas discuter. Il n’est qu’un simple agent d’entretien, après tout, ce n’est pas rare qu’on le regarde de haut ou qu’on ne remarque même pas sa présence, depuis sa chute dans l’échelle sociale. Pourtant, le sourire de l’homme est d’une telle candeur, et Cappie a bien vu ses joues se colorer délicatement à sa question. Ce ne doit être que son embarras qui s’exprime plus qu’autre chose. It’s not boring at all, il souffle, doux, n’insistant cependant pas plus de peur de le brusquer. Il a obtenu une réponse, c’est une petite victoire en soi.

L’homme grimace soudain et le regard de Capable tombe sur une tache rouge, au milieu des dés de concombres verts. Il n’a pas le temps de réfléchir une seconde qu’il a déjà contourné le comptoir, attrapé, plié et humidifié un mouchoir pour l’appliquer contre la coupure, pressant avec délicatesse pour ne pas lui faire mal. Pour se retrouver un peu bête lorsqu’il réalise qu’il a agi par pur réflexe, lâchant un petit rire nerveux sans pour autant lâcher sa main. Cappie n’aime pas trop la vue du sang. Do you have band-aids and disinfectant somewhere?

Cappie n’est pas étranger aux accidents, grandir dans un domaine équestre garantit d’assister et de vivre soi-même un nombre incalculable de chutes, et l’on se réjouit toujours de s’en sortir avec uniquement quelques os cassés. Son esprit a gardé des traces indélébiles de l’accident de son petit frère en plein concours, ses réflexes rapides en sont une conséquence plutôt utile. L’anxiété qui va de pair, un peu moins. Ses yeux retombent sur la main de l’homme après avoir demandé où se trouvent les sparadraps. Les sourcils froncés, il observe un instant le doigts blessé et réajuste la position du mouchoir pour couvrir toute la coupure, méticuleux. L’architecte a dû penser qu’il allait le lâcher, car sa main vient se poser sur la sienne. Capable relève un regard étonné vers lui, mais se contente d’un sourire qui se veut rassurant, à ses soudaines excuses : It’s okay. L’homme semble un peu ailleurs – peut-être est-il lui aussi mal à l’aise à la vue du sang ? Cappie craint qu’il ne tourne de l’œil, alors il continue d’exercer la pression sur l’entaille, lorsqu’il sent de nouveau ses phalanges contre les siennes. Surpris par son sursaut et sa plainte, il penche légèrement la tête sur le côté, l’examinant en quête de signes qu’il ne va pas défaillir. You’re sure? You’re not feeling dizzy? Après un instant d’hésitation, il décide que ça a l’air d’aller, alors il attrape délicatement sa main indemne pour la poser correctement sur l’autre. Like this, just a gentle press, il indique, d’un ton doux. I’ll clean the mess while you take care of it, then. Après tout, c’est son travail, et il ne veut pas non plus se montrer trop intrusif. Autant le laisser se retirer dans sa salle de bains.

Il jette les dés de concombres maculés de sang, transférant le reste sur une autre planche à découper. Il nettoie la planche et le couteau incriminés consciencieusement, puis une fois qu’il a terminé, coupe le reste de concombre et quelques carottes déjà sorties du frigo à cet effet, il suppose. Les baozi semblent bien réchauffés également, du coup il dresse l’assiette avec soin – il n’est plus à ça près, et cela compensera peut-être sa crise de larmes inconvenante. L’homme n’est toujours pas revenu. Cappie se demande s’il devrait s’inquiéter, ou simplement rentrer puisqu’il a fini le ménage et qu’il est l’heure. Il ne sait pas si c’est parce qu’il est père, mais il choisit la première option. Il peut au moins s’assurer qu’il est toujours conscient avant de partir, non ? Il secoue la tête, riant un brin, se moquant de lui-même pour penser à des scénarios aussi dramatiques. Ça ne l’empêche pas de monter à l’étage et de frapper calmement à la porte de la salle de bain qu’il trouve close. Hm, sir? Is everything alright? Your meal is served.

Plusieurs secondes s’écoulent avant qu’il ne reçoive une réponse. Cappie est quelque peu soulagé lorsqu’elle arrive enfin, précédée d’un raclement de gorge qui commence à être familier. Il ne se voyait pas défoncer la porte s’il n’avait récolté qu’un silence. Vraiment, il ne se réjouit pas que Yechan entre dans la crise d’adolescence et qu’il se retrouve inlassablement de l’autre côté d’une porte close. Ah, good. Glad to hear., il annonce, se sent un rien bête de parler à une porte et surtout de rester planté devant. Il ne sait pas s’il devrait attendre que le propriétaire des lieux sorte ou se contenter de partir. Ce serait bizarre de partir sans rien dire, non ? Il devrait au moins lui dire au revoir, peut-être – il n’a pas le temps d’y réfléchir davantage que la porte s’ouvre. Capable cligne des yeux fortement, pris de court. L’homme s’excuse et ne le regarde pas ; il ne s’en formalise pas et lui adresse un sourire : Yes, it’s all done. I was just about to leave but suddenly I thought “What if he passed out” and I had to check on you. Il laisse échapper un léger rire, agitant les mains pour minimiser sa paranoïa évidente. Turns out you’re perfectly alright. Il fait un mouvement vague de la main pour désigner son doigt bien soigné.

Son regard s’illumine lorsqu’il lui propose de reprendre des baozis et un nouveau sourire fleurit sur ses lèvres. Really? La bienséance voudrait qu’il refuse poliment, mais Capable n’a plus l’occasion de manger des choses très variées depuis son divorce – les pâtes et les promotions au kilo sur un même légume sont devenues communes dans sa vie. Alors il est plutôt ravi de pouvoir goûter ces baozis qui sentaient divinement bons. Thanks, I’ll gladly take some, il hoche la tête, enthousiaste. I’m off, then. Il se retire vers les escaliers, s’arrête à la première marche, hésite un instant et décide finalement de se retourner pour ajouter : Thank you for letting me keep my job. It means a lot to me. I won’t embarrass you again. Il lui offre un doux sourire et redescend. Il transfère deux baozis dans la boîte de son dîner, en sifflotant joyeusement, rassemble le reste de ses affaires et puis, voyant que l’architecte n’est toujours pas descendu, il se rend jusqu’aux escaliers et lance simplement un Goodbye, sir. Don’t forget your meal, it’s still hot avant de quitter les lieux.