revenant (mimi#2)

J’boucle les deux grosses valises remplies d’vêtements, y accroche encore deux ou trois sacs supplémentaires et prends une grande inspiration, les mains sur les hanches. J’sens déjà la galère que ça va être pour descendre tout ça dans le métro, mais j’ai fait une promesse et j’compte bien la tenir. Puis c’est le moment de faire valoir toutes ces séances à la salle de sport d’avant ma mort – mon corps s’en fout totalement du sport, maintenant, il reste juste comme il était à c’moment-là. Heureusement, au fond, vu qu’je mange plus. Mais j’ai encore de bons biceps et ça c’est plutôt pas mal. J’sors toutes les affaires dehors, ferme la boutique et fais rouler mes valises jusqu’à la station dans un tintamarre ahurissant, en me félicitant d’avoir pensé au casque anti-bruit. C’t’à-dire qu’à aller dans une école avec la marmaille qui hurle dans tous les sens, j’me suis dit que j’allais pas risquer la syncope pour le fun. J’finis par atteindre le métro, même pas à bout de souffle (c’est là tout l’intérêt de n’pas en avoir, de souffle) et j’descends à Queen Brook’, direction l’école de ce bon vieux Charles White. J’y ai jamais foutu les pieds, mais c’est la seule école du coin, donc j’devrais bien tomber dessus à un moment. J’demande le chemin à un type patibulaire assez aimable pour m’indiquer de prendre la prochaine à droite et j’arrive devant l’établissement qui n’paye pas de mine, mais a au moins le mérite d’exister.

J’repousse mes lunettes de soleil sur mon nez, réajuste mon casque et traîne mes bagages à l’intérieur avec style, aussi bien qu’si j’étais un designer débarquant à la fashion week avec  toutes ses fringues dans deux valises usées et des sacs en plastique. J’offre un sourire radieux à la personne à l’accueil. Hi luv, I’m here on Robin White’s behalf? Bringing clothes for the kids. Iel me fait patienter quelques minutes et y’a une gamine qui en profite pour me foncer dans la jambe et s’met directement à brailler – j’ai bien fait d’prendre ce casque, franchement. J’m’accroupis à sa hauteur pour tenter d’la consoler : Hey, hey, sweetheart, don’t cry, don’t cry, look at this. J’sors un T-shirt Hello Kitty d’un des sacs et le déplie pour elle. Ya can have it, okay? J’capte du coin de l’œil une silhouette qui sort d’une classe – je suppose –, quelques mètres plus loin, et j’relève la tête, le sourire sur mes lèvres qui s’évapore en un instant. What the —, j’murmure en me redressant, incrédule, laissant le T-shirt dans les mains de la petite. MinHo?, j’pose la question alors qu’il est là, sous mes yeux, et qu’mon cœur semble vouloir s’arrêter une nouvelle fois.

MinHo?, ma propre voix qui résonne dans mon crâne. J’le quitte pas des yeux, cligne à peine, derrière mes lunettes. J’sens mes mâchoires qui se tendent, tout mon corps fait pareil, figé au milieu du couloir, tandis qu’il râle, avec sa manière de grogner les choses bien à lui qui m’faisait rire, autrefois. Autrefois, merde. Ça fait combien d’années ? Cinq, six ans ? Et il est là, dans la putain d’école de l’Underapple, à une station d’métro de la friperie ? D’puis quand ? D’puis quand il est là, c’con, à faire sa vie alors qu’il a bousillé la mienne en m’forçant à rester en vie ? Y’a un millier d’questions qui m’traversent l’esprit, j’en prononce pas une seule. J’le dévisage, juste, planté là, alors qu’il arrête pas d’détourner les yeux, puis d’les reposer sur moi, comme s’il attendait qu’je disparaisse au bout d’un moment. Comme si j’étais qu’une putain d’apparition d’son passé, un fantôme qu’on voit quand on est resté un peu trop seul avec ses pensées.

L’gars bosse avec des gamins, vraiment ? Peut-être que j’aurais préféré l’recroiser dans un état bien plus pitoyable que ça. Peut-être bien qu’ça aurait calmé la rancœur qu’est en train d’monter et d’monter en moi, qui m’fait serrer les poings, violemment. J’sens mes ongles, dans mes paumes, et j’essaye de m’raccrocher à cette micro-douleur pour pas voir rouge. Pour pas franchir les quelques mètres qui nous séparent et lui en coller une, vraiment, parce que c’est tout c’qu’il mérite. J’me répète que y’a des enfants, dans la classe derrière lui, et qu’il a bien d’la chance qu’ils soient là et qu’j’ai assez d’décence pour pas vouloir les traumatiser. What’ya doing here?, j’demande après de longues minutes de silence, l’ton accusateur entre mes dents serrées. J’lui en veux, d’être là, d’vant moi, à New Blossom. D’pas même avoir été foutu d’changer d’ville, après ça. J’ai pas bougé d’un pouce, pas avancé, pas reculé. J’ai l’impression que j’pourrais pas m’retenir, si j’fais même un seul pas dans sa direction. What the fuck ya doing here?, j’repète, acerbe, parce que j’juge qu’il répond pas assez vite.

TW : violence verbale

Il répond pas, MinHo. Ça fait quoi ? Cinq, six ans, maintenant, qu’ma vie est devenu un enfer à cause de lui, et il est pas foutu d’répondre à une simple question ? Il fout quoi, là, devant moi, après tout c’temps ? Juste quand j’commence enfin à tourner la page, à remonter à la surface, avec Deon. C’est quoi, le karma, encore ? Mon ex-femme était une putain d’sorcière qui m’a maudit sur cinq générations après que je l’ai trompée ? C’est mieux ça qu’une coïncidence à la con. J’aurais préféré une autre connerie plutôt qu’de revoir la gueule de MinHo qui sait pas quoi dire. Y’a  la meuf de l’acceuil qui l’contourne et qui ramène les enfants dans la classe, derrière, la gamine qui nous crie au revoir, j’crois, j’entends pas vraiment. Ça doit être la première fois depuis longtemps qu’j’entends pas vraiment un truc, qu’mes oreilles captent pas le moindre froissement d’tissu malgré le casque. Mon cerveau attend qu’une chose, c’est qu’MinHo cause, et y’a rien d’autre qui compte, alors j’répète ma question, toujours planté au milieu du couloir, toujours trop loin pour attraper son col et l’secouer.

Et puis il ouvre sa bouche, MinHo, pour balancer les pires merdes du monde, et rire aussi, comme si j’avais b’soin d’entendre un rire pareil, maintenant. Mes mâchoires se serrent encore, j’fais un pas vers lui. J’me retiens d’en faire un d’plus. Il serait à ma portée. Alive?? Ya fucking serious? I’m not fucking alive you fuck, j’siffle presque, entre mes dents, pour pas qu’les marmots entendent. Don’t dare thinking ya saved me. I’m dead, Minho, I’m a fucking walking talking corpse because of ya. J’tends la main et la crispe avant d’tenter quelque chose, ramène mon bras contre moi. I woke up in a fucking drawer, ya left me for dead, MinHo. Ya did exactly what I told ya not to, THEN YA FUCKING LEFT ME WITHOUT CHECKING? Y’a la colère qui monte et mon ton avec, j’ai envie d’hurler bien plus fort que ça, j’retiens encore mon corps de bouger et mes mains d’empoigner.

TW : violence verbale, empoignade

La rancœur est là, elle fait trembler mes mains et crispe mes mâchoires, comme un étau, sur mes côtes. La rancœur est là et elle empoisonne tout, elle a envie d’faire mal, de blesser. J’ai pas envie d’avoir été l’seul à souffrir, pendant toutes ces années, égoïstement, j’trouve qu’il a pas l’air d’aller assez mal. J’voudrais qu’il sache c’que ça fait, d’avoir les yeux qui crament à la lumière de la surface, les tympans qui explosent au moindre klaxon, l’goût de cendres dans la bouche à chaque fois qu’j’avale un truc, le corps qui guérit pas et l’cœur qui s’arrête pour toujours. J’voudrais qu’il sache c’que ça fait, d’être trahi par la personne qu’on aime, d’être juste abandonné sans un mot, sans rien, à part un ersatz de vie dans les veines, sans savoir combien d’temps ça va durer, jamais certain qu’ça va pas dégénérer. J’devrais le remercier pour ça ?

They told ya I was dead, so what? Ya couldn’t stay to organise a fuckin’ cremation for yer fiancé, that’s what ya’re sayin’? J’crache mon venin, y’a pas d’filtre à la colère qui m’tord le ventre, y’a plus aucune douceur dans mon cœur, pour MinHo. Y’a eu toutes ces années pour tout effacer, pour tout dénaturer, transformer tout en mensonges, en rancune. Il s’avance, MinHo. Following me?? Ya’re serious right now? What the fuck, MinHo, I – I trusted ya. I fuckin’ trusted ya. Il est beaucoup trop près, maintenant. Y’a ma main qui s’accroche à sa chemise, froisse le tissu. J’le tire vers moi, nos visages qui s’touchent presque, j’espère qu’il peut voir la rage dans mon r’gard, à travers mes lunettes. J’pourrais l’gifler, j’pourrais m’défouler, comme ça, j’pourrais lui faire du mal, jusqu’à ce qu’il comprenne, c’que ça fait. Mais ça changerait rien, au fond. Ça changerait rien. What? Ya want me to make ya feel better, now? J’le lâche violemment, l’repousse en arrière. I’m sooo happy to be a fuckin’ crackhead like my father and to freak out every month not to get my fix in time. Thank ya, really, the last five years have been amazing. J’lance avec un rire froid, sans vie. C’est c’qu’il a fait d’moi, qu’il s’le prenne à la gueule, c’est tout c’qu’il mérite. Ya put me through hell, that’s all ya did. L’positif dans ma vie, c’pas grâce à lui.

TW : violence verbale

J’veux pas entendre ce qu’il a à dire pour sa défense, MinHo. J’veux rien entendre de sa part, en fait. J’veux juste qu’il se la ferme, parce que y’a rien qu’il dira qui arrangera ou effacera quoiqu’ce soit. Combien d’fois j’ai flippé d’le recroiser par hasard, combien d’fois j’me suis répété les mots que j’lui dirais, les horreurs que j’lui balancerais seulement pour le blesser. Combien d’fois j’me suis senti coupable, d’penser ça, combien d’fois j’me suis dit qu’c’était d’ma faute, d’lui avoir imposé mes merdes, d’lui avoir d’mandé l’impossible. La colère est plus forte, pourtant, encore maintenant. Il aurait dû m’le dire, qu’il pouvait pas, il aurait dû m’le dire, c’qu’y avait dans sa tête, son envie d’me suivre. C’tait y’a cinq ans, qu’il fallait causer. C’trop tard, maintenant, beaucoup trop tard, y’a plus que d’la rancune pour lui, dans mon cœur. MinHo, c’est celui qui l’a arrêté.

J’me fige, à l’voir sortir du fric, une rage sourde qui m’envahit tout l’corps, jusqu’au bout d’mes poings serrés. Don’t. J’lâche entre mes dents, siffle presque entre mes mâchoires crispées. Don’t fucking do that. J’m’écarte d’un pas, quand il s’approche, r’cule mes mains loin de lui, refuse de prendre son putain d’argent. J’vois bien ses larmes, j’vois bien sa détresse, son envie d’réparer un truc cassé d’puis trop longtemps, un truc brisé en mille morceaux, dont on a perdu quelques éclats, en chemin. Ça a pas d’sens, d’vouloir ça, ça redeviendra jamais c’que c’était, ça redeviendra jamais beau comme avant, y’a un moment faut juste s’en débarrasser. Il a pas l’droit d’pleurer, MinHo, pas après c’qu’il m’a fait. J’veux pas de ses larmes et j’veux pas d’sa détresse qu’il me renvoie à la gueule. J’veux rien de lui, plus jamais rien. J’repousse sa main d’un geste brusque. I don’t want yer fucking money. I don’t want anything from ya. Ya ain’t a fucking hero, MinHo. Just a fucking traitor. I hope ya never forget that. J’tourne les talons avant d’faire pire, laissant en plan toutes les fringues derrière moi. Ils ont qu’à s’débrouiller, franchement, c’pas mon problème. C’plus mon problème.