[Aurea] Wide Awake

La musique vibrant sur les murs du salon d'Aurea, elle était assise en tailleur à même le sol avec ses outils éparpillés autour d'elle. Les cheveux négligemment remontés, le short/t-shirt et les pieds nus de rigueur, elle travaillait sur une cyber-créature de petite taille ; à voir sa corne sur son front et son allure, il y avait fort à parier qu'elle s'était inspirée d'une licorne.

« Je n'irais dans ce corps, Aurea. »
« Tu vas essayer. » Répondit distraitement Aurea à Merise.
« Mais c'est une licorne.. »
« Et alors ? Tu es un peu comme une licorne. La licorne des IA. »
« C'est une petite licorne. » Insista l'IA, visiblement réfractaire à l'idée de s'incarner dans le métal féérique de la licorne.
« T'es observatrice, bravo ! » Se moqua sa créatrice.
« Je croyais que tu allais me confectionner un corps ? »
« Il faut y aller par étape, ça n'est pas aussi simple ! » Râla Aurea devant l'humeur bien étrange de Merise.

Ni l'une ou l'autre n'eut le temps de compléter son propos alors que bientôt Hestia se présentait à la porte du loft. Un moment de silence brisa la quiétude de la mutante et réveilla ses angoisses. Naturellement, elle porta son regard sur l'entrée et pinça les lèvres tandis qu'elle attendait l'annonce de Merise pour sortir de sa léthargie.

Il fallait dire qu'à une heure si tardive, elle ne s'était attendue à personne ; aucune visite, aucun passage, rien. Et surement était-ce pour cela que la Sinclair appréciait autant la nuit, parce qu'en ces instants, elle pouvait être seule avec elle-même sans craindre des incursions sociales.

« Il s'agit de Lucia.. Ou devrais-je dire Hestia. » Annonça Merise.
Aurea fronça les sourcils en se relevant enfin ; elle se souvenait désormais que son amie lui avait menti, elle se souvenait qu’elle était revenue dans sa vie sans jamais lui avouer qui elle était. Faisant de l’amnésie de l’une un véritable confort pour l’autre.

Un confort et un piège.
Un piège où Ascii était grossièrement tombé.
Cette idée, aussi double fut-elle, froissa l'expression d'Aurea qui se rappela combien elle n'appréciait pas d'être flouée.

Lucia avait-elle tentée de la prendre pour une imbécile ?
Ou était-ce plus complexe que cela ?

Toujours encline à tenter de comprendre les raisons d'un acte, Aurea laissait naturellement le bénéfice du doute malgré le fait qu'elle se savait intérieurement vexée. Soupirant face à ses émotions brouillons, elle détacha ses cheveux pour vaguement les discipliner et lissa son t-shirt avant d'arriver devant la porte.

Là, elle l'ouvrit et porta son regard marron sur Lucia.. Hestia, son fantôme.
Elle l'observa pendant de longues secondes puis cligna des yeux en l'entendant l'appeler Aurea.
C'était tout aussi étrange que de vouloir l'appeler Hestia, finalement.
Et ce n’était qu’aujourd’hui qu’elle s’en rendait compte.

« Salut.. » Souffla Ascii avant de laisser son amie entrer dans l'appartement. Assez rapidement, son regard dévia vers le cyberpet qu'elle caressa sur son passage afin d'en aviser l'état. Il allait bien.. Surement mieux que la fierté et les sentiments d'Aurea. Ce qui n'était pas dur. Vraiment pas.

Refermant la porte sur le passage de son invitée, elle lui fit signe d'avancer en lui montrant les canapés colorés qui faisaient en parti face aux immenses baies vitrées du loft. « Ça va, et toi ? » Demanda-t-elle ensuite à retardement.

Terrible menteuse ou même dissimulatrice, Aurea ne put s'empêcher de laisser filtrer un quelque chose de boudeur dans son expression alors qu'elle tentait de jouer un rôle qui ne lui convenait guère. Elle n'était vraiment pas faite pour faire marcher les autres. Elle n'était pas faite pour jouer un rôle.

« Tu veux boire un truc, Lucia ? » Lança-t-elle, finalement, comme si cela lui avait échappé alors qu'elle avait plutôt agit en toute connaissance de cause. Croisant les bras, elle tenta de se donner un aplomb qui se brisa tandis que le rouge lui montait aux joues. « Si t'étais venue me parler de qui tu étais vraiment, c'est pas de chance.. » S'empourpra-t-elle davantage.

Oui, c'était définitif.
Elle était vexée.
Parce qu'elle se sentait bête.
Trop bête.

« J'ai l'impression que tu t'es moquée de moi parce que j'avais plus de mémoire, Lu' » Murmura-t-elle tandis que le surnom de Lucia lui revenait naturellement. Ce qui, avouons-le, rendait les choses d’autant plus difficiles.

Alors qu’elle entrait dans l’appartement d’Aurea, les quelques certitudes que pouvait avoir Hestia s’envolèrent immédiatement, comme si une épaisse brume était venue perturber ses capacités cérébrales. Elle qui s’était faite violence pour venir jusqu’ici, pour enfin lui avouer le secret qui lui pesait sur le cœur, se rendait compte qu’elle n’en était finalement pas capable. Que derrière toutes les fausses certitudes et les mensonges qu’elle infligeait à elle-même, elle manquait encore de ce courage qu’elle pensait posséder. Ce courage qui l’avait aidée à passer les lendemains de la bataille pour Babel, qui l’avait aidée à fuir ceux qui tentaient alors de l’endoctriner, à changer de vie pour rejoindre l’Underapple. Ce courage qu’elle imaginait désormais inébranlable et qui, pourtant, volait en éclat dès ses premiers pas dans l’appartement de son amie. Et même si un brin de déni semblait subsister dans son esprit, elle savait qu’elle finirait probablement par envoyer valser son plan A pour se rabattre sur le B. Parce qu’il était plus simple pour elle de mettre le sujet sous le tapis, parce qu’elle ne risquait pas d’en ressortir meurtrie, terrassée par un nouvel abandon.

Elle se retourna un instant pour de nouveau faire volte-face lorsque la mutante lui indiqua les canapés colorés. Pour le moment, la conversation ne dépassait guère le stade des banalités. Hestia aurait aimé que ces banalités se prolongent, encore et encore, pour lui éviter d’avoir à choisir ce qu’elle devrait lui dire pour justifier son arrivée chez elle à une heure aussi tardive. « Ça va… » répondit-elle machinalement à la question de son amie. Évidemment, elle ne pouvait répondre autrement tant qu’elle ne s’était pas décidée. Elle était incapable de dire depuis combien de temps cette mascarade durait, depuis combien de temps elle cachait que les deux femmes se connaissaient depuis bien plus longtemps que ce qu’elle prétendait, qu’elle avait même connu celle qu’elle fut jadis avant qu’elle ne disparaisse à l’autre bout du monde. Un plan qui n’était pas prémédité, qui lui était arrivé comme une révélation lorsqu’elle s’était rendu compte que Samara était devenue amnésique. Elle n’avait vu à ce moment-là que la possibilité de recommencer avec elle, de repartir sans que la fin de leur relation ne soit jamais arrivée. Une amitié qui ne serait pas teintée de leurs désaccords, qui ne les aurait jamais vues se séparer, et qui n’aurait jamais vu Lucia maintenir son amie dans la croyance qu’elle l’avait perdue. Un caprice, un indicateur de cet égoïsme qui habitait en elle et qu’elle ne voulut jamais voir.

« Tu veux boire un truc, Lucia ? »

Le monde arrêta de tourner, son cœur cessa de battre et l’univers se figea. Il n’y avait désormais plus d’inquiétude dans son esprit, pas plus qu’il n’y avait un quelconque soulagement. Sous le choc, toute pensée semblait avoir fui laissant là une place totalement vide, où on pouvait entendre le son du vent. Immobile sur le canapé, elle regardait Samara d’un regard vide, comme si elle se trouvait dans un autre monde. Elle aurait aimé, en cet instant, se retrouver dans un autre univers, loin des conséquences de ses choix qui lui tombaient sur la tête avant même qu’elle ne s’y prépare réellement. Mais très vite, le vide fut remplacé par des questionnements qui s’empilaient jusqu’à saturer l’espace. Comment ? Quand ? Pourquoi n’avait-elle rien dit jusque-là ? Avait-elle continué comme si de rien n’était alors qu’elle était au courant ? S’était-elle jouée de Hestia pour savoir combien de temps cela durerait ?

« Je… » Elle fut cependant stoppée dans ses balbutiements par Samara. Alors elle ravala les paroles qu’elle s’apprêtait à prononcer, joua à la perfection le rôle de l’enfant qui se faisait gronder – quand bien même était-elle la plus âgée des deux – en gardant le silence, retenant ses larmes pour ne pas amplifier les choses. Elle devrait probablement s’expliquer, tenter de lui faire comprendre pourquoi elle en était arrivée à faire un tel choix, pourquoi elle avait continué à maintenir son mensonge durant tout ce temps, pourquoi elle n’avait pas tenté de lui rappeler les souvenirs qu’elles avaient en commun. Et elle sentit son cœur se briser davantage lorsque les derniers mots de la brune furent prononcés. Tu t’es moquée de moi. C’était vrai, en quelque sorte. Mais l’entendre de cette façon, sans y avoir été préparée, brisa quelque chose en elle.

« Je… Je voulais t’en parler, oui. Depuis un moment, mais ce n’était pas le bon moment, ou je n’avais aucune idée de comment m’y prendre. Quand j’ai appris que tu avais perdu la mémoire… » Elle s’arrêta net, les mots devenus flous dans son esprit, sans idée de ce qu’elle pourrait avancer comme arguments assez convaincants pour qu’elle ne la perde pas une nouvelle fois. Elle qui venait de survivre à une bataille, qui venait d’échapper à une cyberpsychose malgré l’utilisation abusive de ses implants, se retrouvait totalement nue et désemparée dans une situation qu’elle ne connaissait guère et qu’elle avait toujours cherché à fuir jusque-là. « Je t’ai perdue quand je suis partie. Et je savais que je ne pourrai jamais te retrouver. Quand on s’est revues, tout ce que j’avais en tête c’était à quel point tu allais me détester. Mais tu m’avais juste oubliée, et… je ne me suis jamais moquée de toi, tout ce qu’on a eu après, c’était ce qu’on avait avant. C’est juste que… » Elle s’enfonça un peu plus sur le canapé, croisa les bras dans un geste de protection alors qu’elle parvenait, enfin, à réellement dire ce qu’elle pouvait ressentir. « J’ai paniqué. On pouvait recréer quelque chose, avoir de nouveau un futur. Et je ne voulais pas détruire tout ça en te rappelant Lucia. »

Pour la première fois depuis qu’elle avait commencé son monologue, Hestia posa le regard sur Aurea. Dans l’espoir d’une réaction, de quelque chose qu’elle pourrait analyser. Elle aurait tout donné, en cet instant précis, pour être connectée à son cyberpet ; sans doute aurait-il eu plus de facilités à analyser les réactions de la mutante qu’elle. « Je suis désolée. Je voulais juste qu’on soit… » Elle ne termina pas sa phrase, tentant tant bien que mal de retenir les larmes qui la menaçaient depuis sa prise de parole. Les cartes n’étaient désormais plus dans ses mains, et tout ce qu’elle pouvait faire était espérer qu’Aurea ne décide pas de l’expulser de sa vie.

La colère était une émotion boréale pour Aurea ; tout à la fois lointaine et intouchable. Elle était diamétralement opposée à ce qu'elle se sentait être ; c’est-à-dire quelqu'un qui recherchait la compréhension par-delà la violence. Il lui était également rare de haïr, parce qu'elle n'y arrivait pas réellement. Par contre.. Se vexer entrait pleinement dans ses prérogatives. Car aussi incertaine pouvait-elle être dans l'expression de ses sentiments et de leur verbe, Aurea était – par contre – assez fière lorsqu'il était question de songer à son esprit.

Alors, lorsqu'elle se sentait flouée, que son intelligence était pointée, remise en question ou méprisée, elle sortait enfin les crocs. Des crocs peu acérés mais assez surprenant vu son tempérament originel, il fallait bien l'avouer.

Face à Lucia, elle aurait aimé lui montrer toute la férocité de ses crocs, lui montrer combien elle était vexée d'avoir été menée par le bout du nez sous couvert de son amnésie ; pourtant, son impulsion contrariée s'émoussait déjà tandis qu'elle ressentait le malaise de son amie. Quelques pas étaient faits afin de s'approcher des canapés et pourtant, Aurea ne s'y installait pas. Non, au lieu de cela, elle écoutait plutôt, elle analysait avec attention.

Malgré sa contrariété.
Malgré son conflit intérieur.
Elle avait besoin de comprendre.
Encore et toujours.

« C'était facile hein, suffisait de me dire qu'on se connaissait.. » Marmonna Aurea, d'un timbre très bas et boudeur. Dans son esprit, à elle, tout était particulièrement limpide.

Limpide parce qu'elle n'avait pas cette capacité – somme toute humaine – de garder rancune. Il fallait dire que même face à sa mère, Aurea avait su se montrer indulgente avant de saisir qu'elle était une cause perdue, rongée par la haine, le mépris et la violence.

Ainsi, pour elle, Lucia était loin de se rapprocher de ce genre de cas absolu ; mieux que cela, elle était demeurée son amie malgré leurs différends. Elle était demeurée une personne chère au cœur de la Sinclair jusqu'à ce que la mort vienne supposément la faucher. Repensant d'ailleurs à la tristesse qui l'avait étreinte, Aurea détourna le regard en ressentant encore cette douleur qui avait campé sa poitrine pendant longtemps.

L'oreille distante mais attentive aux mots de Lucia, elle ne la regardait plus. Non, Aurea s'engluait plutôt dans la douleur qu'elle avait jadis ressentie. Elle se rappelait combien il lui avait été difficile de la perdre ; combien elle avait été endeuillée. Ainsi, une seule question lui vint à l'esprit. Une seule et unique, assez frappante pour quitter spontanément ses lèvres.

« Comment tu as pu me faire ça ? » La question était évasive dans le contexte de leurs retrouvailles, pourtant, dans l'esprit d'Aurea, elle visait un souvenir en particulier. Ce souvenir où elle se revoyait encore être inconsolable ; ce souvenir qui lui revenait de plein fouet alors que son regard brun s'illuminait d'un violine qui résonnait jusqu’à dans les lignes de ses tatouages, le long de ses bras. « Tu m'as fait croire que tu étais morte. Tu m'as laissée. » Lâcha-t-elle d'une voix plus étranglée qu’elle ne l’aurait voulu alors qu'elle tentait de retrouver le contrôle de sa mutation qui l'auréolait désormais de son éclat mystique.

La paume contre la tempe, elle fermait les yeux en canalisant son calme afin que son esprit ne tente pas de s'échapper de sa carcasse. « Comment j'aurai pu te détester ?! » Reprit-elle tout à coup en portant son regard violine sur les traits de Lucia. A l'orée de ses cils, il y avait des larmes contenues et dans ses prunelles se miroitaient une incompréhension grandissante.

« .. Qu'on soit quoi ? » Compléta-t-elle alors que ses contours grésillaient sensiblement. Pour prévenir toute réaction de sa mutation, Ascii attrapa son portable dans sa poche et le déposa plus loin. Loin de sa main, loin de son corps. Sans technologie, elle sentait la cohésion de son corps et de son esprit se refaire. De l'extérieur, ses contours retrouvaient leur netteté.

Revenant à Hestia, elle renifla discrètement avec une pensée entre l'incrédulité et le dépit. « Lucia, je l'aimais moi. » C'était honnête et Aurea eu la sensation que c'était presque à propos. Alors, elle se raccrocha à quelque chose de plus factuel. « .. Et puis, je sais ce que ça fait de changer d'identité. J'aurai pu comprendre. » Oui, parce que ce n'était pas sa première fois. A elle.

Si elle n'avait jamais réellement abordé le sujet avec Lucia, c'était parce qu'elle avait estimé que son amie n'avait pas eu besoin de connaitre Evalia puisqu'elle connaissait Samara. Aujourd'hui encore, Aurea demeurait persuadée qu'Evalia ne méritait que l'oubli.. Hestia ressentait-elle la même chose pour Lucia ? Cette même Lucia qui avait tant compté pour Samara ?

Malgré les années, elle se souvenait encore du jour où elle avait pris sa décision, où elle avait décidé de se faire passer pour morte auprès de tous. Une résolution qui avait alors pour but de faire croire autant à son paternel qu’à ses employeurs qu’elle n’était plus de ce monde pour mieux pouvoir échapper à leurs griffes. Des mois de découvertes, de remises en question et de doutes avaient précédé sa prise décision. Et des mois de souffrance avaient suivi la mise en place de son plan. Elle ignorait encore comment elle avait pu lui faire ça, comment elle avait pu la laisser croire que Lucia était morte, comment elle avait pu la laisser vivre un deuil qui n’avait aucune base réelle. Avant même qu’elles ne se retrouvent, elle aurait pu tenter de l’approcher, de l’informer, mais plus le temps passait et plus elle se rendait compte que la difficulté augmentait. Les jours devenaient des semaines, puis des mois, et finalement des années. La douleur avait probablement en partie disparu, le deuil et le temps avaient effectué leur travail. Et quand elles se retrouvèrent… Lucia n’était qu’un lointain souvenir pour Hestia, elle n’était plus rien pour Aurea, et tout était plus simple ainsi. Elles pouvaient recommencer, tout reprendre du début, et terminer cette histoire autrement, d’une façon plus proche de ce que Lucia et Hestia avaient imaginé.

Qu’on soit quoi ? Elle n’avait pas terminé sa phrase, et elle ne savait quoi répondre face au questionnement de la brune. Au fond, elle ignorait ce qu’elles étaient désormais ou ce qu’elles avaient pu être dans une autre vie, et elle n’en savait guère ce qu’elle voulait qu’elles soient ou qu’elles deviennent. Il y avait comme un brouillard qui s’abattait dans son esprit dès lors qu’elle essayait de mettre un nom sur ce qu’elle pouvait ressentir à son égard. Une amie ? Fut une époque où elle avait une amie, une de ces amies à qui l’on promet la lune, qui restera toujours la meilleure amie. Elle pensait avoir des sentiments bien plus forts envers elle, sans jamais lui dire. Elle pensait avoir le temps d’être sûre, jusqu’à ce que tout s’effondre. Et alors que le scénario de leur relation était déjà écrit, qu’elle devait devenir une rivale, l’une de ces pestes qu’elle détestait pour avoir été meilleure qu’elle, elle avait répété ce scénario avec Samara. Trop lâche pour parler, elle avait laissé le temps ruisseler sur elles jusqu’à former une rivière entre elles, au point qu’elles se perdent de vue. Cette fois, ce fut autour de Lucia de disparaître sans laisser de traces. Et dans les deux cas, le principal responsable de tout ça était son père. Lui et ses mensonges, armes de destruction massives pointées sur sa vie.

Hestia leva finalement les yeux alors qu’Aurea revenait vers elle, ses contours redevenus nets. Et alors qu’elle cherchait encore une réponse à sa question, la crainte de sa réaction et l’envie de finalement tout déballer s’affrontant dans un duel interne, Aurea la sortit de sa torpeur. Elle aimait Lucia. Et Lucia l’aimait, eut-elle envie de dire. Mais Lucia n’était plus, morte cinq ans plus tôt à l’autre bout du monde. Elle avait disparu, et avec elle une vie qui n’était désormais plus celle de Hestia. Le cœur brisé, elle s’était ordonnée de ne plus avoir de liens avec cette vie passée, y compris avec celle qui fut, pourtant, l’une de ses meilleures rencontres. Pour ne pas la mettre en danger, parce qu’elle partait pour travailler avec Theseus, parce qu’elle risquait de fréquenter ceux qui avaient un intérêt à retrouver Lucia, parce qu’elle savait ce que la corporation pouvait faire à ceux qui désertaient ou trahissaient sa confiance. Et tout ça, elle aurait voulu le lui dire, pour lui expliquer pourquoi elle avait disparu, pourquoi elle l’avait laissée dans le mensonge, pourquoi Lucia ne pourrait jamais revenir dans ce monde. Mais habituée à mentir durant tout ce temps à tout le monde, elle comprise, il lui était désormais difficile d’avouer tout à coup la vérité. Quand bien même savait-elle qu’elle finirait par devoir le dire

« Je ne pouvais pas te le dire… Quand je suis partie, je devais faire en sorte que… » Elle s’arrêta un instant, visiblement prise d’un doute, et jeta un coup d’œil en direction de son cyberpet. Celui-ci vint alors se loger entre ses jambes avant de se rouler en boule. Désormais réconfortée sur le fait qu’il empêchait bien tout objet d’écoute d’enregistrer leur discussion, elle put reprendre. « Theseus ne devait pas savoir que j’étais en vie. Ils savaient qu’on se connaissait, et je savais que si tu ne me croyais pas morte comme tout le monde, ils se poseraient des questions… » Sans doute s’en étaient-ils posés en l’absence de corps. Mais elle aimait à s’imaginer qu’en l’absence de signes contraires à sa mort, ils ne s’étaient pas dérangés plus que ça pour la rechercher à New Blossom ou dans l’Underapple.

« J’ai… Lucia a fait des choses horribles, elle a participé aux folies de Theseus. Tu l’aimais, mais elle se détestait, et je la détestais. » Elle se redressa et se rapprocha de la mutante, glissant une main le long de sa joue pour essuyer du pouce la goutte qui menaçait de couler, ignorant celles qui humidifiaient déjà ses yeux. « Je ne voulais pas que tu sois en danger à cause de moi, à cause de mes choix. Je ne voulais pas que tu souffres et Lucia… elle t’aurait fait souffrir, même si elle t’aimait. » Elle avait le regard plongé dans celui de la brune, et se rendit compte avec quelle aisance elle pourrait s’y perdre. « Et après… je pensais que Hestia pourrait être mieux que Lucia, qu’elle serait une meilleure amie… Je n'ai jamais voulu te faire souffrir, que ce soit avant ou maintenant, je… je t’aime trop pour ça. » finit-elle par dire, les deux mains désormais sur les joues de son amie.

Prise dans la toile de ses émotions conflictuelles, Aurea restait là ; debout, les pieds nus enfoncés dans un sol qui la coupait du contact réconfortant de toute technologie, elle tentait de se canaliser. La mutante tentait d'apprivoiser cette douleur oubliée, comme on tente d'apprivoiser une bête affamée. Grondant et déchainé, l’animal bardé de sentiments anarchiques comprimait un cœur coincé dans sa cage thoracique.

Comment avait-elle pu oublier ce qu'elle avait jadis ressenti ?
Pourquoi est-ce que cela faisait toujours autant mal ?
Pourquoi..

Alors que le souffle court lui revenait dans un élan de contrariété, Aurea réalisa qu'elle avait tout simplement oublié de respirer. Et même si la détresse de Lucia ajoutait à sa peine, Ascii ne parvenait pas à éviter cette moue renfrognée auréolée de tristesse. Parce que si une part d'elle souffrait d'une absence rappelée à son bon souvenir par des retrouvailles improvisées, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir cette amertume au fond de la gorge en écoutant les arguments de son amie.

Jetant un coup d'œil oblique à sa création qui, malgré le temps, continuait d'assurer la sécurité de Lucia, elle en revint à cette dernière. Les lèvres se pinçaient tandis qu'elle muselait le flot de ses pensées et de ses paroles. Ce fut finalement le contact de la main de son amie qui arracha Aurea à son combat intérieur ; ainsi, elle riva son regard brun dans celui de l'altérée et ne put s'empêcher de froncer les sourcils.

Au dedans, Aurea se sentait tout à la fois écorchée et brulante d'un feu contrarié. Etrangère à ce cocktail explosif, elle crispa les poings tandis que ses membres tremblaient, par instant, au rythme du reflux de ses émotions.

Encore et toujours, Aurea se retrouvait dans la posture de la protégée. Petite chose fragile incapable de veiller sur ceux qu'elle chérissait, elle subissait les choix fait pour son bien ; petite chose fragile incapable d'agir, elle se retrouvait à ramasser les pots cassés des choix étrangers à sa raison.

Dans un flot d’émotions divergentes, le regard d'Aurea retrouva soudain son éclat vibrant de violine tandis que le contact, peau contre peau, avec l'altérée créa la connexion entre la mutation et le corps d'Hestia. Bientôt, Aurea se mit à bourdonner d'une aura électrique tentant instinctivement de s'infiltrer dans la technologie de son amie. Pour autant, de manière tout à fait inconsciente, Ascii créa un barrage afin d'éviter toute intrusion tandis qu'elle agrippait de ses mains à celle de Lucia.

« Quand est-ce que tu as commencé à me sous-estimer, Lucia ? « Demanda Aurea sans prendre la peine de dissimuler son égo blessé et sa susceptibilité écorchée à vif. « J'aurai pu te protéger, j'aurai pu t'aider ! Mais tu ne m'as même pas accordé ce droit ! «

Ses doigts se crispèrent sur ceux de l'altérée tandis que sa mutation menaçait sans agir. Physiquement, les tatouages floraux et serpentins illuminés du même violine que ses iris remontaient le long des bras de la mutante. Ils remontaient encore et toujours, s'étendant avec assurance alors qu'Aurea reprenait, nez à nez avec son amie. « Des choses horribles, j'en ai vu et vécu. Si tu étais le monstre que tu décris, je l'aurai su, parce que moi, j'en ai vu.. J'en ai subi, des monstres. « Murmura-t-elle douloureusement alors que le souvenir de sa mère revint la hanter.

Par la résurgence de son spectre, Malia brouillait l'assurance d'Aurea dont les traits se fendaient d'une tristesse profonde. Pourtant, elle tentait de la distancer. Elle tentait de se raccrocher à l'instant et à l'autre douleur qui lui écrasait le cœur. « Tu m'as fait souffrir, en partant et en me mentant. « Souffla-t-elle, avec la sensation d'avoir laissé échapper un aveu de faiblesse qui donna plus de force à sa mutation qui se déversa enfin (ou fatalement) dans les altérations d'Hestia.

Bientôt, les contours d'Aurea se floutaient tandis que son esprit menaçait de quitter son corps. L'altérée pu alors ressentir une pression dans chacun de ses membres améliorés. Provoquant une vive douleur nerveuse au niveau des connections technologiques, la mutation d'Aurea tentait de s'infiltrer dans les technologies d'Hestia, jusqu'à ce que la mutante ne détache ses mains brutalement pour reculer. Elle rompit ainsi tout contact en échouant au sol, le souffle court.

« Ne me touche pas.. « Supplia-t-elle, tremblante. « Merise.. «
« Oui, Aurea ? « Résonna l'IA, dans le loft.
« Vérifie.. Lucia. «

Aurea voulait avant tout savoir si sa mutation avait provoqué une anomalie quelconque dans le corps altéré de son amie.
Elle avait besoin de savoir.