le poids de la liberté (suka#2)

Les plus sadiques seraient portés à croire que Suni a changé sa cage dorée pour une autre. Peut-être que c’est la vérité. Elle le pense, par moment. Lorsque la nuit est sombre et que les étoiles ne brillent pas vraiment, les sombres pensées se font une place dans son esprit troublé. Pourtant, elle sait qu’elle touche la liberté. Qu’elle est libre maintenant, après tant d’années à ne pas connaître la chose. Le problème est que la prison a toujours été invisible ; que Suni n'en a jamais vu les murs. Même aujourd’hui, elle peine à les décrire. Elle ne comprend pas l’envergure de la chose. La portée de sa propre tragédie.
Ici, les choses sont différentes.
Ici, Suni a fermé d’elle-même la porte derrière pour assurer sa sécurité. La douce abeille ignore si on la traque d’une certaine manière, mais la peur est un monstre qui lui remue le ventre et elle doute, elle craint. Elle n’est qu’une poupée de plus dans une histoire de jouet, qu’une figurine supplémentaire dans un bac à jouets, et cassée depuis bien longtemps par dessus cela. Il n’y a pas de raisons pour vouloir la retrouver, pour vouloir la capturer.
Mais Suni, elle a promis. Suni, elle a signé des papiers. Et peut-être croit-elle en de choses douces et simples, mais elle sait ; elle sait à quel point la chose est importante lorsqu’il est question d’Icarus.
Alors, elle ne bouge pas. Plus de deux mois qu’elle est ici, dans cette demeure verdâtre. Qu’elle se perd au travers des plantes et des baignoires remplies d’eau se trouvant dans la serre de Monsieur Morrow avec ses canards, Kyoka et le chat. Plus de deux mois depuis que des ailes se trouvent dans son dos et qu’elle ne vole pas vraiment.
Pas en prison non ; pourquoi son coeur saigne, alors ?
Depuis Noël, Suni n’a pas vraiment souri. De petites choses posées contre ses lèvres, un sourire forcé qu’elle offre aux gens aimés. Sans la lumière du soleil, la petite abeille n’est pas grand chose. Elle a besoin d’une raison de vivre, d’un but ou d’un objectif. Suni a cette impression de tourner en rond et d’avoir commis une erreur, trop souvent.
Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. Les messages échangés avec Liam l’ont autant apaisés qu’agités.
Il n’y a pas d’occupations. Rien à faire, vraiment, outre les canards. Suni a l’habitude de ses légumes, de ses animaux, de sa ferme. Certes, Monsieur Morrow a des plantes et lui a offert un petit bout de terre dans la serre, mais ce n’est pas la même chose. Suni a besoin de l’extérieur, mais l’hiver est lourd et la maison n’est pas isolée.
Peu importe. Elle ne se plaint pas. Pas quand elle est responsable de la chose. Au moins, Kyoka a sa propre liberté. Kyoka quitte la demeure parfois, va voir les gens qu’elle aime, revient toujours. Suni se dit qu’un jour, elle ne reviendra pas. Qu'elle l’abandonnera peut-être. Pourquoi revenir, après tout ? La liberté a un si joli goût.
Suni est jalouse, à sa manière. Envieuse de cette liberté qu’elle ne possède pas. La chose est injuste, elle le sait parfaitement. Malgré tout, le sentiment gronde dans son ventre chaque fois que l’autre femme disparait, et Suni broie du noir. Elle lui en veut pour ses propres fautes. Après tout, ne possédait-elle pas plus de liberté, avant cela ? Elle est l’unique responsable.
La nuit est tombée quand le bruit de la porte se fait entendre. Suni ne dort pas. Elle n’arrive plus très bien à dormir, depuis quelque temps. Contre son dos, ses ailes s’agitent faiblement. Suni les sent faible, si désireuses de voler. Mais elles ne peuvent pas ; elle ne peut pas.
- Je me demandais quand tu allais rentrer, qu’elle souffle, posée sur les dernières marches de l’escalier. Suni observe Kyoka et sa liberté. Elle l’aime et la déteste un peu, à la fois. Le sentiment est horrible, comme un poison. Suni se déteste encore plus. Tu t’es amusée ? Elle ne veut pas savoir. Elle veut tout savoir. Suni s’abreuve de sa liberté à défaut d’avoir la sienne.

Le coeur importe des horribles maux. Suni l’entend battre et murmurer des choses horribles ; n’arrive pas à le faire taire. Elle n’y peut rien, vraiment. Son coeur est sombre, si sombre depuis des années. Avec le soleil si fort en campagne, elle pouvait bien ignorer l’obscurité qui cherchait à l’envahir. Mais ici ? Ici, Suni ne sait pas quoi faire. Ici, Suni perd de ses repères, qu’importe le doux sourire de leur hôte, qu’importe les tendres attentions qui sont offertes. Elle pourrie de l’intérieur ; perd de sa beauté, de sa douceur. Ses pensées sont si cruelles qu’elle se surprend à pleurer et avoir peur, parfois. Elle se laisse porter par ce qui la prend en otage et ne sait pas vraiment s’en défaire. En vérité, elle aimerait parfois s’envoler et ne jamais revenir. Filer dans les airs et de ne pas regarder derrière. Laisser le passé et les gens derrière soi et se trouver une nouvelle vie ailleurs, au milieu d’un champ ou d’un arbre, n’importe quoi vraiment .
Elle ne sait pas, Suni.
Elle ne sait plus grand chose. Sa vie est en poussière et tout lui glisse entre les doigts, et Kyoka n’échappe pas à la règle.
A-t-elle conscience ? De cette manière possessive dont Suni essaie de la retenir et pourtant, de cette rage qu’elle ressent à la voir revenir à chaque fois.
Suni exécute une danse qui n’a rien de joli ; celle du tourment.
Souffle tremblant contre ses lippes quand Kyoka s’assoit à ses côtés, pose sa tête contre son épaule. Suni pince ses lèvres, fixe ses orteils dénudés, remet sa vie et son univers en cause. Elle ne sait pas quoi faire, quoi répondre. Les lèvres restent scellées ; Kyoka dit qu’elle reviendra, et Suni se dit qu’elle ment.
Le regard vague suit ses mouvements ; elle observe la trouvaille et penche légèrement la tête, a le coeur qui se serre plus qu’il ne se réchauffe. Le passé est si près et pourtant si loin. Suni est aussi triste qu’en colère.
- Kyoka - ce n’est pas vraiment la saison. Rien de tout ça pousse actuellement. Tout vient de serres, de faux et de mensonges. Un peu comme elle. Suni aussi a poussé dans un laboratoire, quand on y pense. Les lèvres pincées sous la question, Suni laisse son regard traîner sur Kyoka et baisse les yeux, ensuite. Elle n’en a pas envie. Elle veut partir, voler, casser des choses et s’enfermer dans sa chambre.
Elle ne sait pas ce qu’elle fait ici.
Longtemps, elle s’est dit que la gentillesse des gens était tout ce dont elle avait besoin. Maintenant, elle ne sait plus.
- D’accord, qu’elle souffle, murmure. C’est ce qu’elle doit dire, répondre. C’est ce que la douce, tendre Suni dirait, oui. Suni, elle étouffe ses pensées, ses tourments et sa colère et se lève. Contre son dos, ses ailes bougent un peu, cherchent quelque chose qu’elle ne leur offre pas. Suni, elle se dirige vers la cuisine sans chercher les doigts de l’autre femme, petits pas légers jusqu’à ce qui a été si longtemps son antre, son royaume. Ici, la cuisine de Law est sublime, mais elle n’est pas sienne. Suni y cuisine mais il manque un goût, dans ses repas, depuis.