Nube Rosa ;; Guillem

« Es compartir, Amor. » Le retour vers les mariés est périlleux ; une bouchée mastiquée en chemin, les mitaines droites en équilibres pour ne rien renverser, slalom habile sur la piste de danse – précarité qui, au final, n’aura servi à rien. Quelle maladresse ! et Guillem se surprend à en rire lui aussi, d’un énigmatique naturel qu’une chaleureuse gorgée vient aussitôt ravaler. L’œil n’est pas tout à fait vitreux encore, mais le fantôme des sourires indomptables commence à hanter la commissure de ses lèvres.

L’incident, bien sûr, n’est pas très sérieux ; la rigolade siège au trône, en gras chérubins hilares, et Guillem se prête à la plaisanterie, feint un instant de se scandaliser et puis rejoint les côtés du marié pour admirer avec distance le spectacle. N’est pas sans s’en priver lui aussi ? Sauf qu’il continue à piétiner sur place, à se dandiner ; parvient à entraîner Tomas dans le rythme, avec le quel bientôt il scande en chœur : « Allez ! Allez ! Allez ! » Gorgée malicieuse ; le regard de Diego est capturé par-dessus son verre, tandis que Kate, enfin, touche. À deux main, aplaties en pleine poitrine. Ouuuuh !

Elle n’y va pas de main morte en plus, cette tigresse  – et bien qu’elle semble un brin embarrassée des regards qu’ils attirent sur eux, d’être si bruyants, elle s’exécute et déboutonne la chemise de Diego. Les doigts ; ses doigts ; les doigts – tous les doigts sont habiles, lorsqu’ils savent ce qu’ils veulent, mais ceux de Kate, bien trop respectueux, s’arrêtent juste avant d’atteindre le dernier bouton, à demi enfoncé sous la ceinture du pantalon. Elle abandonne et s’en retourne ; et Tomas la récupère d’un bras. D’un rire franc, les joues écarlate, la mariée love sa gêne tout contre son mari.

Couvés et mignons – mais Guillem ne l’est pas tout à fait, à tout du moins se permet-il de retrouver la compagnie de son bellâtre. Les doigts ; ses doigts ; les doigts – tous les doigts sont habiles, lorsqu’il savent ce qu’ils veulent, et les siens viennent s’accrocher. Alors qu’il se déhanche encore au rythme de la musique ; alors qu’il se rapproche ; et le dernier bouton, lui, ne lui fait pas peur.

Be a man.

Même que le pouce frôle celui du pantalon au passage – tandis que derrière, Kate et Tomas le chambrent, les sifflent tous les deux. Tous ces regards, ceux qui font tourner la tête, ceux qui dénudent déjà au quotidien, ceux qui sondent et jugent ; foutu pour foutu ; Diego l’est bien plus : « Joder, está en forma.Putain, t'es bien foutu. » Le sourire est un peu moqueur, un peu amusé, galvanisé par l’ambiance ; et puis, qu’est-ce qu’on s’en fout, des autres, des gens, de Lui, semble-t-il dire, alors que Guillem enlace le cou de son homme d’un bras pour le resserrer contre lui. « Tu veux lui faire lécher, aussi ? » À l’oreille, avant de terminer déjà son nouveau verre à peine rapporté.

Solo esta noche eres mía, mía…

L’aplomb ne manque pas, d’aucun des côtés ; les regards sont pesant, pensent de leur propre volonté et pansent de leurs étincelles ce qui semblait éteint pour toujours. Un pouls, une soudaine pulsion ; mais ne deviendra jamais flamme une fumée sans intrigue, alors Guillem rétorque d’abord d’un sourire, puis d’un rire. L’affront, menteur… et voleur ! « ¿Es una invitación? » et le fond du verre, récupéré en main, est amené aux lèvres ; symbolique baiser, sans décrocher ses iris des siennes.

Comme la dérobade se veut longue ; regarder Diego lui tourner le dos et s’éloigner le glace. Pouls. Sa remarque était-elle de trop ? L’alcool a aussi ce défaut ; combustible, appelle à la spontanéité ; aux erreurs, les malencontreuses et les plus tristes, aux regrets…

Mais quels regrets ? Il fait tout comme, il fait l’autruche ; quels regrets ? quel ressentiment ? alors qu’ils se présentent – dans toute leur blondeur – tout au fond, de profil, en train de rire, en train de parler, tactile même – avec ses grands doigts, avec ses bonnes manières, avec ses regards de côtés, comme s’il cherchait à croiser le sien.

Alors Guillem se fige et laisse retomber le bras contre son corps, sans vraiment savoir comment se positionner, soudainement de trop, largué en pleine mer. Froid pourtant, de marbre pourtant ; juste absent, au milieu de ces corps, de ces membres, de ces pas, de ces hanches – les siennes, encore, résonnent à travers l’empreinte qu’elles ont laissé, comme un parfum radioactive, comme l’écho du futur passé.

Et Adam, au loin, le trouve ; stoïque, de marbre, vitreux, ailleurs, perdu. Kate n’est plus, Tomas non plus, Diego n’existe plus ; il ne restent qu’eux. La salle les sépare, le temps aussi ; quelques années, surtout. Les doigts ; les siens élancés se retiennent au verre vide, se retiennent aux rêves des siens à lui, vides aussi.

« Il est passé où, ton gigolo ? » Hm ? Kate est revenue ; ses doigts, déposés sur son épaule, le font sursauter, alors qu’il reste suspendu au loin, qu’il dévisage, qu’il contemple. « J’sais pas. Aux toilettes, je crois. » Elle essaie de le secouer un peu, mais bien vite se retrouve, elle aussi, submergée en pleine mer. Elle retourne danser, tout le monde danse, tout le monde parle, tout le monde rit. Adam aussi, surtout Adam – même qu’il se penche à l’oreille d’un homme.

Jamais ne s’arrête et ne s’arrêtera cette voix, n’est-ce pas ? Elle recouvre la peau de frissons odieux ; dessine sur celle-ci, du bout des doigts, ces spirales mensongères déguisées en caresses. Elle appelle à la noyade des rasades, à boire la tasse, à s’en remplir la panse – car trop penser et panser la douleur… est pesant. Autant l’assommer, autant l’étouffer, autant l’assourdir, au moins un peu.

Not good enough.
Not man enough.
I’m filling the void however I can.

Alors les pas – de danse, de problème, assez, pas assez, se faufilent, se frayent un chemin ; avance, bonhomme ! Courage, monsieur ; et Kate est retrouvée ; précipitation de lui voler son verre des mains, d’en terminer le fond d’une unique gorgée. Elle rit, alors qu’il se penche à son oreille, se permet un petit déhanché énergique au rythme de la musique – let’s get this party started – avant de lui lâcher un « souhaite-moi bonne chance » sorti de nulle part. « Bonne chance ?! Guigui - où tu vas, comme ça ? » De toute façon, n’est-il pas arrivé ici condamné à mort ? La tête est prête à se raccourcir, à tomber, à rouler – sur le carrelage poisseux des chiottes qu’il s’apprête à rejoindre. Bouscule, s’excuse, contourne, sourit poliment ; abandonne son verre sur le comptoir du bar, au passage.

Se jeter dans la gueule du loup, c’est là que Guillem s'en va ; amor, bonsoir ; et la porte des toilettes est refermée derrière lui, écrasée par le poids de son dos. « T’es un peu une salope, en vrai ? » qu’il ricane en croisant les bras. Musique assourdie, l’écho de la voix frappe de plein fouet, s’accompagne d’un étrange sourire – pas tout à fait mauvais, plus très complice non plus.

Les condamnés n’ont rien à perdre, sinon leur tête – et la sienne ne vaut plus grand chose, de toute façon. On se l’ait payé trop de fois, on lui a trop de fois fait la fête. Quel mal pourrait-il y avoir à rendre la pareille, pour une fois ? ou d'au moins profiter de ce qui est beau, de ce qui passe ? On s'en fout, tout le monde s'en fout – c'est ça le truc. À quoi bon faire semblant, à quoi bon s'en faire, à quoi bon se forcer, trimer, s'en faire, et s'en faire et tourner de la tête autour du pot, et puis faire semblant et sourire, et être apprécié, ou même aimé.

Et puis, c'est pas un date – alors on s’en bat les couilles, hein ?
Et parlant de couilles, une pipe ne ferait pas de mal.

Tu suces bien aussi, Diego ?

Foutu pour foutu, qu’il avait dit – avant de se foutre en l’air et de se les salir en Son nom, les siens de doigts. Guillem a pouffé de l’insulte, bonhomme – Diego a finit par s’en aller, par sortir ; voilà.

Au moins, le masque peut tomber ; comme des mains. Elles se retiennent de vomir au comptoir, à la porcelaine de l’évier. Des doigts ; les doigts ; ces doigts, et les siens souillés ; les rincer ne changera rien, les frotter ne sauvera rien. Comme du sang – non, bien pire : déchire, comme Ses longs cheveux blonds qu’il retenait, sur lesquels il tirait ; à quel point ils tranchaient ses palmures, à quel point ses jointures en devenaient blanches.

Mira que, mira que, mira que, mira que, mira que – tu es laid, tu es brisé, lui renvoie le sourire de la glace, alors qu’il s’éclabousse une fois, deux fois, trois fois le visage – et qu’il s’ébroue de ses doigts – et qu’il laisse l’eau avalée sans le vouloir s’écouler en longs filets baveux de son menton. Seul, ivre ; se livre au jugement du reflet, aux serpents de ses cheveux mouillés, au regard abruti et lourd, huileux.

Qu’il est hideux de souffrir, et de retourner le couteau une dernière fois avant de le planter dans le dos d’un autre – et Diego, qu’il hoquète d’un rire – Il t’aura bien eu lui aussi, car je suis Son instrument et Sa marionnette. Ah, Amor – à mort de rire, pas très loin des larmes aussi, alors qu’il s’essuie tant bien que mal, alors qu’il tente de se recoiffer puis abandonne aussitôt – à quoi bon, franchement. Se penche ; appuie le front contre son reflet froid, ferme les rideaux.

Il finira bien par se ressaisir, lorsqu’on l’appellera en entrant dans les toilettes, lorsqu’on lui annoncera que Kate le cherche. Il finira bien par tout oublier, lui aussi, et sortir la retrouver, et s’arrêter une nouvelle fois au bar pour une rasade de téquila, et en rapportera d’autres avec lui pour partager en retrouvant Kate (ignorera son regard inquiet en continuant de danser au milieu de toutes ces hilares gens), et oubliera (Adam et Diego et) l’heure et l’endroit, et piétinera sur place les bras ballants au rythme de la musique, et chantera à tue-tête avec tout le monde les meilleurs hits de l’été, et passera bien trop de temps à accaparer le père de Kate en lui montrant ses dernières photos de Lenny, et retournera se chercher à boire une, deux, trois autres fois, et s’en renversera sur la chemise lui aussi, mais sans s’essuyer. Il rira trop fort avec tout le monde, se fera plein d’amis à peu près dans le même état que lui, et puis... finira seul, vidé, absent de soi-même.

« Tu ne changes pas. Toujours aussi... » brisé.

Il sera malade dehors, derrière un buisson, et se trainera comme une loque en dodelinant jusqu’à sa voiture stationnée bien trop loin, ne trouvera même pas la force de s’appeler un taxi. Il s’allongera sur la banquette arrière, essoufflé, hors de lui, absent – et pour tout effacer, tout oublier et recouvrir cette journée d’un peu plus de honte, terminera celle-ci d’une misérable branlette cachée dans son costume. Allez, zou.

Bonne nuit la vie, à demain et ses galères.