les parapluies de cherbourg [elieo#1]

Eli connaît par cœur le chemin entre son appartement et la bibliothèque de Solaris – la seule qui existe pour lui à New Blossom étant donné qu’il est mentalement incapable de franchir les limites de son quartier. Il pourrait le parcourir les yeux fermés tout en décrivant avec précision chaque rue, chaque immeuble, chaque petite chose insignifiante qui le jalonne, et peut-être même ajouter quelques faits historiques à leur sujet au cours de la promenade. Non pas qu’il fasse souvent ce trajet avec quelqu’un. A vrai dire ce n’est arrivé qu’une poignée de fois avec Charlie et Eli était tellement stressé de cette nouveauté qu’il n’a fait que déblatérer à propos de comptabilité tout du long.

Aujourd’hui le ciel est gris et sa capuche relevée l’empêche d’observer quoi que ce soit tandis qu’il court sous la pluie battante pour atteindre au plus vite sa destination. Il se dit qu’il pourra toujours rewind son hoodie en arrivant, en espérant que son sac soit assez étanche pour que les livres qu’il contient ne soient pas imbibés eux aussi. Il grimpe les escaliers de la bibliothèque, les yeux rivés sur les marches et ne voit évidemment pas le parapluie qui s’ouvre juste devant lui. Petit cri de surprise alors que le choc manque de le faire glisser et il se rattrape comme il peut au vide. Il parvient miraculeusement à garder l’équilibre, le cœur battant à mille à l’heure tandis que son regard s’accroche au visage stoïque qui lui fait face. Ahhh errr sorry. I’m sorry, il répète, un peu sonné de la frayeur et très anxieux de devoir s’adonner à une interaction sociale qu’il n’avait absolument pas prévue. Ses prunelles tombent sur les livres qui ont échoué dans une flaque d’eau, semble-t-il. Oh, the books. I’m sorry. Il remonte légèrement les bretelles de son sac à dos, par nervosité. I can… I can… Sorry. Sa respiration se bloque et il recule d’un pas, partagé entre l’idée de fuir et la peur qu’on le lui reproche.

Eli bat des cils face à la réponse sèche, qui le prend de court. Il espère que ses yeux quelque peu humides ne se devinent pas sous la pluie battante. Il est difficile pour lui de ne pas avoir le ventre qui se tord à une telle désinvolture face aux livres abîmés. Eli a toujours considéré ses bouquins comme les choses les plus précieuses au monde, et pendant longtemps comme ses seuls amis. Là, tout de suite, il se sent pitoyable d’avoir une telle affection pour des tas d’encre et de papier. Oh I-I didn’t… I didn’t mean –, il bafouille et abandonne, baisse la tête pour fixer le bout de ses pieds tandis que l’inconnu se penche pour récupérer les livres échoués au sol.

Il n’a pas bougé d’un pouce, trempé jusqu’aux os, quand le jeune homme lui adresse de nouveau la parole. Il relève les yeux vers lui, le dévisage, l’air perdu qui s’intensifie lorsque l’inconnu plante son parapluie au-dessus d’eux. Il est très grand, ça n’aide pas Eli à se sentir moins  impressionné par sa personne. Il tâche de respirer calmement, cependant, murmurant un thank you à peine audible tellement sa gorge est serrée. Il souffle encore un peu, puis secoue la tête dans une maigre tentative de recouvrer ses esprits. I can… I can save the books, il chuchote presque. You won’t have to pay for the damage. Il retire un de ses gants et tend ses mains tremblantes pour lui intimer de lui confier les livres, affichant un léger sourire qui trahit davantage sa panique que tout le reste.

Eli n’est pas équipé pour faire face à ce genre de situations. Il s’efforce de contrôler chaque détail de son environnement pour les éviter au mieux, exactement comme il le ferait pour une expérience scientifique. Il n’y a pas de place pour l’imprévu, dans son monde, et le moindre écart par rapport à ce qu’il a planifié le rend pratiquement malade. S’il y avait d’autres personnes, avec eux, il aurait dû s’enfuir pour aller vomir son angoisse. Mais il n’est pas vraiment dans un état glorieux, là non plus, les mains tremblantes, à quémander les livres trempés. L’inconnu est très froid dans ses paroles et dans toute son attitude, ça ne l’aide pas à se sentir mieux. C’est tout ce dont il a peur, lorsqu’il rencontre quelqu’un de nouveau, de faire mauvaise impression, d’attirer les foudres de son interlocuteur. L’envie de disparaître, au creux du ventre, de se faire plus petit qu’il ne l’est déjà. Il n’arrive pas à répondre, à chaque fois qu’il ouvre la bouche, rien n’en sort, et l’individu poursuit la conversation seul.

Eli secoue la tête, piteux, lorsqu’il parle de sécher les bouquins avec son foulard, et attrape les deux ouvrages entre ses mains aussi soigneusement qu’il le peut compte tenu de son tremblement irrépressible. Il prend une inspiration un peu hachée, exhale pour tenter de se concentrer, et pose sa paume dénudée sur la couverture du premier livre. Son cœur bat à tout rompre devant son spectateur, mais il réussit tout de même à ramener l’ouvrage à un état non humide. Il sent que ses genoux sont faibles, un peu, plus de stress que de la fatigue qu’il ressent à chaque utilisation de sa déchirure, il croit. Here, qu’il souffle, tout bas, en rendant le bouquin, gardant l’autre entre ses doigts bien qu’il doute pouvoir en faire deux d’affilée. Il aimerait bien. Il aimerait se débarrasser de cette histoire et poursuivre tranquillement sa virée à la bibliothèque qui en temps normal se déroule sans accroc. Il effectue le même geste, mais pince ses lèvres, cette fois. Cela ne fonctionne plus, déjà. Ah, hm, il se racle la gorge, réessaye, la panique qui se lit aisément dans son regard. Le livre reste trempé, contre sa main. I – I need some food to do the second one. Evidemment, il n’a rien apporté avec lui.

Eli n’a pas envie de rester une minute de plus en compagnie de cet inconnu. Il sait son regard sur lui, scrutateur, et son ton de voix est terriblement stoïque, comme un examinateur prêt à critiquer le moindre de ses faits et gestes à tout instant. Pourtant, il se retrouve coincé, se sent un peu obligé de réparer ses torts avant de prendre la fuite. Eli aimerait parfois n’en avoir rien à faire, de ce que pensent les autres, peut-être que s’il prenait exemple sur Nuage, il aurait assez de franc-parler et de cran pour se tirer de cette situation facilement. Mais il n’est pas fait ainsi et hoche la tête à la mention du café au coin de la rue, même s’il n’a aucune envie d’y mettre les pieds. Son regard se perd dans le vague, parmi ses démons intérieurs, il voit un rien trouble, alors que son corps passe en pilote automatique pour suivre le jeune homme. Il ignore comment il fait pour avancer, il a la désagréable sensation que ses jambes sont faites de coton. Il a beau connaître très exactement quels mécanismes du corps humain se cachent là derrière, ça ne change rien au fait qu’il se sent mal et angoissé.

L’affirmation soudaine de son interlocuteur le perturbe. Il vient bien de lui parler d’un calmant, mais Eli n’accepte pas de médicaments venant de parfaits inconnus. Il n’est pas complètement stupide. Malgré tout, il lui est impossible de simplement répondre non. Et s’il se vexait ? Et si cela le rendait violent ? Les secondes défilent et par pure panique, il bafouille un What do you mean by that? qui sonne très désemparé. Il le regarde à peine avant de détourner de nouveau les yeux, se rend compte qu’ils sont déjà à deux pas du café et se fige au milieu du trottoir. It seems crowded, doesn’t it?, il demande d’une voix chevrotante. Avec la pluie et le froid, beaucoup de gens s’y sont certainement réfugiés en quête d’une boisson chaude pour se réchauffer. I’ll wait outside, il ajoute, sortant son portefeuille de sa poche pour lui donner de l’argent.

Il écarquille les yeux, à la mention d’une tisane. Cela lui semble si naturel et logique, comme réponse, qu’il se trouve un peu bête, assez pour qu’un faible oh lui échappe malgré lui. Il est presque soulagé que l’individu accepte son argent sans rechigner. Il n’aurait pas eu la force d’insister et se serait senti terriblement mal à l’aise d’essuyer un refus ; le geste est normal, après tout, puisqu’il est responsable de cette situation. Il bat des cils un instant devant le parapluie tendu, l’attrape avec sa main gantée pour ne pas risquer de le ramener à un état en pièces détachées – il est stressé. Thanks, il murmure vaguement, inquiet rien qu’à l’idée de devoir entrer après lui et le rejoindre. Il pensait manger debout sous la pluie, mais ce n’est sans doute pas le plus agréable. Eli fait souvent des choses peu agréables dans le simple but de s’épargner des angoisses, il a l’habitude.

Il reste planté devant la baie vitrée, alors, le regard dans le vide, à se demander combien de minutes se sont écoulées depuis qu’il devait en théorie entrer dans la bibliothèque. Plusieurs personnes quittent le café, tour à tour, et il sursaute un brin, à chaque fois, les évite du regard, ressent une petite honte d’attendre sous la pluie sans raison. Il finit par décider que fixer le bout de ses baskets trempées est l’option la plus sécurisante et la moins embarrassante. Jusqu’à ce que de légers coups sur la vitre le fassent sursauter à nouveau. Il se retourne, surpris et anxieux, pour faire face à son interlocuteur qui a déniché une table, il ne sait trop comment. Il lui lance un regard paniqué et semble absolument perdu, pendant quelques secondes. Et puis il fait un minuscule hochement de tête, pousse un long soupir et se décide à entrer après avoir bien secoué le parapluie. Il longe pratiquement le mur jusqu’à la table, les yeux baissés, et s’installe, appuyant le parapluie contre la fenêtre et contemplant un moment les deux sandwiches et les boissons. Il se rend compte qu’il n’a même pas dit ce qu’il voulait manger. Ah, sorry, I – Il se souvient que ses excuses précédentes n’ont pas été très bien prises et il bafouille, s’interrompt, reprend : Thank you. So many people left all of a sudden, the probabilities of you finding a table within fifteen minutes were incredibly low, I… Il pince les lèvres en réalisant que c’est extrêmement bizarre d’avoir calculé cela et s’empare du sandwich le plus proche pour se faire taire ; grimace fortement au goût du thon, sur sa langue, qu’il n’apprécie pas des masses.  

Il le dévisage d’un air partagé entre la surprise et l’inquiétude. Il y a un uh? qui lui échappe, malgré lui, les sourcils froncés de confusion. Comment ça, il les a fait partir ? Il secoue la tête et baisse précipitamment les yeux, parce que c’est impoli de fixer les gens de la sorte, et puis aussi parce qu’il ne veut pas savoir, en fait. Cette situation est déjà bien assez stressante sans y ajouter mille autres interrogations. Il devrait déjà être en train de travailler à la bibliothèque, à l’heure qu’il est, et le confort familier des rayons de livres lui manque terriblement.  

D’autant plus qu’il se retrouve à manger du thon, rien ne se passe de manière prévue et agréable, aujourd’hui. Il grimace, s’oblige à avaler sa bouchée et relève un regard perdu sur l’individu en face de lui. Il a acheté deux sandwiches pour lui ? Ah, okay, thanks. Il le remercie bien qu’il ait lui-même payé ces consommations et repose le sandwich au thon sur le plateau, un rien tremblant, avant de s’emparer du second. Il mâchonne le pain difficilement, compte tenu de son anxiété grandissante, mais au moins le goût est plus plaisant. Il se force à en manger la moitié, passe sa serviette sur ses lèvres et boit une minuscule gorgée de tisane, tenant la tasse à deux mains pour ne pas risquer d’en renverser. Il est fébrile et a envie d’en finir au plus vite. I think –, il prend une vive inspiration pour se calmer et recommence : I think I should be able to rewind the book now. You can give it to me.

Il se sent un rien soulagé que l’individu cesse de le scruter quelques instants pour regarder à l’extérieur. Eli n’aime pas qu’on le regarde, de manière générale, il aime passer inaperçu partout où il va. C’est pour ça qu’il porte les vêtements les plus ennuyeux et les plus ternes dehors, pour ça que le maquillage et les jolis habits restent toujours confinés à son appartement, pour son simple reflet dans le miroir. Il serait mortifié de sortir ainsi. Il est déjà mortifié de s’être fait remarquer par quelqu’un autre que la bibliothécaire, à vrai dire.

Il cligne des yeux, perdu, lorsqu’il lui demande s’il est bien certain, se retrouvant soudain à douter de ses capacités. It should be okay…?, répond-il d’une toute petite voix, presque dans l’interrogation, tel un enfant peu sûr de lui. Il se sent ridicule d’agir comme ça, à vingt-six ans. Eli a toujours cru qu’il viendrait un jour où son anxiété se volatiliserait, qu’à partir d’un certain âge on devenait adulte et qu’on oubliait toutes les angoisses absurdes comme aller faire les courses ou répondre au téléphone. Il ramène le livre vers lui, dépose sa main tremblante dessus et lâche un soupir lorsque l’eau quitte bel et bien la couverture. Il peut partir, maintenant ? Apparemment, non, son interlocuteur semble intéressé par sa mutation. Eli est flatté, bien que fortement épuisé par cette interaction sociale et très désireux de s’enfuir au plus vite. Il suppose qu’il devrait au moins finir sa tisane. Yes, it works on people, but hm– Il se racle la gorge et place ses mains autour de sa tasse, tente de se concentrer sur la chaleur qui en émane pour se calmer. Just locally? And it has to be quite fresh, like one day old at the most. I’m training hard to get better, though. Il boit une nouvelle gorgée de thé, ne sait pas trop s’il devrait partager tout ça avec un inconnu.

La réaction extrêmement calme et peu impressionnée de son interlocuteur ne l’aide pas à se sentir mieux, loin de là. Il a l’impression d’être à l’un de ses entretiens de performance avec son supérieur hiérarchique; le cœur battant trop fort et l’envie de bien faire, mais se retrouvant encore et toujours à paniquer et à oublier tout ce qu’il souhaitait dire. Il cligne des yeux exagérément lorsqu’il lui présente son téléphone, ne fait aucun geste pour le prendre, d’abord, et puis finit par l’attraper d’une main tremblante. Il n’a pas envie de donner son numéro à un inconnu. Y est-il obligé ? Nuage lui dirait sûrement que non. Mais Eli se sent toujours un peu coupable de cette situation et s’il veut pouvoir retrouver le chemin de la bibliothèque sereinement, il suppose qu’il va devoir faire ce sacrifice.

Il se mord un brin la lèvre inférieure en remplissant chaque champ, aussi méthodiquement que lorsqu’il conduit une expérience. Il termine en soupirant et fait glisser le téléphone vers lui, sur la table. Appease my anxiety? I’m sorry but I don’t think herbal teas are that effective, unfortunately, il dit d’un air embêté, le regard perdu autour d’eux essayant d’analyser comment il va pouvoir quitter le café sans se heurter à personne. Il pleut toujours dehors et de nouveaux clients se sont agglutinés à l’intérieur, depuis qu’ils sont entrés. Eli s'est déjà retrouvé plusieurs fois bloqué dans un endroit jusqu'à la fermeture parce qu'aucune issue ne lui convenait. C'est bien pour cela qu'il ne met jamais plus les pieds dans un café ou un bar seul.