these streets

Je ne fais pas souvent de service nocturne, depuis que je suis à New Blossom. C’était plus courant, quand j’étais chauffeur routier. Faire les trajets de nuit sur des distances plus longues, c’était souvent bien plus efficace. En ville, c’est moins nécessaire, il suffit de commencer assez tôt pour éviter les heures de pointe. Deux heures du matin, c’est vraiment tôt. Je bâille à me décrocher la mâchoire au volant d’une camionnette blanche que je n’ai pas souvenir d’avoir déjà conduite. Mon uniforme est carrément débraillé, avec le T-shirt pris trois tailles trop grand rentré à moitié dans le pantalon cargo beaucoup trop large, mais je suppose qu’à cette heure-là, personne n’y prêtera attention. Et mes cheveux… N’en parlons pas.

J’arrive au lieu de collecte. De ce que j’ai compris, une livraison de nourriture pour l’école de l’Underapple, rien de bien nouveau dans ma routine. J’en ai déjà fait quelques-unes, ce n’est jamais très pratique avec le passage du métro. Je connais mieux le trajet dans l’Underapple qu’à la surface, cela dit. Enfin, avec le GPS, c’est très facile. Il y a un homme qui m’attend devant le hangar. Très sérieux. Il me fait un peu peur, en fait, dans son attitude on dirait qu’on a un convoyeur de fonds à protéger. Je fais ma manœuvre et je patiente le temps que le chargement soit terminé.

Je fronce les sourcils lorsqu’il monte à l’avant. Je ne comprends pas trop pourquoi il doit m’accompagner. C’est un test, peut-être ? Pour voir si je fais mon travail correctement. J’ai un coup de stress, brusquement, me rassoit plus droit sur mon siège et passe une main dans mes cheveux pour les remettre en place. J’aurais peut-être dû repasser mon uniforme, aujourd’hui. Ça me fait bizarre qu’il m’appelle kid, j’ai plus de trente ans et il en a quarante, à tout casser. Okay… J’entre l’adresse dans mon téléphone pour que l’implant GPS dans mes yeux s’actualise. Je le regarde de côté, l’air inquiet, lorsqu’il me demande si j’ai des questions. Je doute que poser n’importe quelle question me fasse bien voir, et je ne sais pas quoi répondre, du coup. Il ne m’en laisse pas le temps, de toute façon, et sa tournure de phrase me rend quelque peu perplexe. J’essaye de ne pas y penser, en démarrant le camion pour reprendre la route. Une bonne trentaine de minutes jusqu’à la bouche de métro de l’Underapple, et ça risque de me paraître beaucoup plus long que d’habitude, accompagné par cet homme dont j’ignore tout. Je devrais sûrement le savoir, c’est peut-être mon supérieur hiérarchique et je n’en ai aucune idée. Je vais me faire virer si je demande ? Je déglutis, pince mes lèvres, et finit par oser articuler : So, excuse me, it’s a bit stupid but I’m not sure I know who you are?

Ah, er…, je bafouille, grimace un peu malgré mon envie de faire bonne impression face à sa réponse cryptique. J’imagine qu’il existe des gens dans ce monde qui pensent que les présentations ne sont pas importantes. Ou alors il m’accorde une seconde chance pour me rappeler qui il est, auquel cas je suis mal parce que je n’en ai vraiment aucune idée. Je secoue la tête de dépit et tâche de me concentrer sur la conduite en quittant la zone des entrepôts pour la route principale. Tout est désert, à cette heure-ci, et je ne peux pas m’empêcher de trouver toute cette situation inquiétante, dans un décor aussi glauque. J’hoche la tête à la mention de notre boss. Ah, yes, Robin White, que je murmure comme si je voulais prouver que je connais au moins ce nom-là.

Il me dit finalement le sien et je me demande si je suis viré, du coup. Je tente de le graver dans ma mémoire, on ne sait jamais si on me laisse le bénéfice du doute. Lui connaît le mien, alors que je ne suis qu’un employé lambda, et qu’il est certainement plus haut dans la hiérarchie que moi. Link is fine. Je suis presque surpris de ne pas avoir la question habituelle, à savoir si c’est mon vrai prénom, mais à la tête du personnage, ça ne doit pas être son genre du tout, les petites conversations insignifiantes. Il fait plutôt peur, juste à me dire de faire mon travail. Je me redresse un peu sur mon siège, remets bien mes mains sur le volant, parce que ça me met un coup de pression, l’air de rien. J’en viens même à douter de mes capacités à conduire, le cœur qui s’affole pour rien dans ma poitrine. J’inspire, exhale et me reconcentre pour ne pas freiner trop brusquement au feu rouge qui arrive. Ça ne ferait pas très professionnel. So, do you often do this? It’s the first time I have someone onboard.

Je n’ai pas croisé Robin White souvent, peut-être deux ou trois fois depuis que je bosse pour ellui, seulement, mais iel m’inspirait moins de peur, ou en tout cas iel était beaucoup plus avenant au premier abord. Iel en impose, mais pas au point de me donner envie de fuir. Je ne sais pas du tout si l’homme à côté de moi s’attend à ce que je rie de sa plaisanterie ou pas. Il a l’air très sérieux, en la disant, alors j’opte pour un non et fixe la route d’un air sans doute plus paumé qu’autre chose. J’acquiesce sans comprendre à sa réponse énigmatique – il veut dire quoi par “en général” ? Je me demande vraiment s’il a été envoyé pour rendre une évaluation sur ma personne. Auquel cas je suis plutôt mal barré, je pense. Je ne vois que ça, autrement il n’y aurait aucune raison de payer deux salaires pour une livraison aussi normale et insignifiante. Et je n’ai même pas bien repassé mon uniforme. En même temps, une inspection pour un service de nuit, c’est inattendu. Qui contrôle ses employés à deux heures du matin, franchement ? Je suis maudit.

Le feu rouge me semble interminable et je tapote un peu sur le volant en patientant, lâchant un rire purement nerveux à son étrange supplique. Er, no? I’ve been working at The Guard for months now. And been a truck driver for – hm – almost for years. Ma voix se fait hésitante, sans raison. Je ne suis pas en train de mentir, il faut vraiment que je me reprenne, c’est n’importe quoi. Je jette un œil dans le rétroviseur et je vois qu’il y a un van noir, juste derrière nous. A cette heure, dans ce coin. Bon, pourquoi pas. Le feu passe enfin au vert et j’appuie sur l’accélérateur. Au bout de quelques minutes et de plusieurs regards anxieux dans le rétro, le van est toujours là. Ça commence à être bizarre, non ? Is there another delivery with us tonight?, je demande, un rien inquiet. Je suis sûrement juste parano et il va sans doute me dire que je me fais des idées.

Je me demande s’il essaye de me rassurer en encensant mon expérience. Une manière de me détendre ou alors de me faire baisser la garde, peut-être ? Je ne sais pas, de mémoire je n’ai jamais eu de passagers pendant un transit, autant maintenant que lorsque j’étais chauffeur de poids lourds. J’ai choisi le job pour être seul tout en ayant quelque chose pour m’occuper l’esprit. Les heures passées concentré sur la route, je ne les passais pas à penser à quel point je me détestais ou à avoir envie d’un verre pour noyer lesdites pensées.
Ce qui ne me rassure pas, par contre, c’est ce van derrière nous. Peut-être que ce n’est rien, que j’y fais attention uniquement parce qu’il n’y a pratiquement personne au volant dans ce quartier, aussi tard. Ezra m’indique qu’il n’y a pas d’autre livraison ce soir, et je commence à paniquer quand il me demande de tourner à droite, alors que ce n’est absolument pas l’itinéraire. Lui aussi, il trouve ça louche ? Si je ne suis pas le seul parano, c’est que quelque chose ne tourne pas rond. Okay, je souffle, inquiet, prenant la suivante à droite, le GPS dans ma tête qui s’affole un peu de me voir dévier de la sorte. Ça n’aide pas.

Ce qui n’aide pas non plus, c’est la question d’Ezra, ensuite. Je lui jette un léger coup d’œil anxieux, remarque qu’il a récupéré son sac à dos qu’il avait placé à ses pieds. Weapon? Le mot m’échappe sans que je n’ai pu y réfléchir, j’ai le cœur qui bat beaucoup trop vite, dans ma poitrine. Dans quelle histoire je me suis embarqué, encore. What kind of delivery is this? Cela aussi, ça m’échappe tout seul, avant de me rappeler qu’il ne voulait pas de questions. Je n’ai jamais livré des choses qui paraissaient suspectes, jusqu’à maintenant, et croyais – naïvement, du coup ? – que si je devais bosser de nuit, c’était simplement pour éviter les embouteillages. Et personne ne m’a demandé si je savais me servir d’une arme, à l’entretien d’embauche.