Je porterai plus jamais de lunettes. J'en ai assez vu. / Link

Les escaliers ne sont pas l’endroit le plus confortable du monde, malgré ce que l’on pourrait croire à en juger par ma propension à m’y endormir. Ils sont simplement un obstacle parfois insurmontable sur le chemin qui mène à mon lit. Je fais avec. Souvent, je me dis que je vais faire une petite pause avant de continuer mon ascension, quand mes jambes ne me portent plus et que mes vertèbres me font trop souffrir. J’ai déjà essayé de me traîner jusqu’en haut, mais j’ai fini tellement exténué pour si peu que j’ai décidé que ça n’en valait pas la peine. A part pour me foutre le moral à zéro en pensant à ma condition physique perdue. Du coup, je m’assieds au milieu des marches, j’étends mes jambes, étire un peu ma nuque, et souvent aussi, je commence à bâiller. En général, c’est à ce moment-là que je sais que je suis fichu. Il me faut pas grand-chose de plus, pour capituler, j’appuie ma tête contre le mur et je me convaincs que je vais reposer mes yeux deux minutes et c’est fait. Juste comme ça. Juste comme aujourd’hui, avec un sac de courses sur les genoux et ma casquette de livreur toujours vissée sur la tête.

Je me réveille d’un léger sursaut je ne sais pas combien de temps après. Sans doute beaucoup trop, vu la raideur de mon corps. J’ai le bras engourdi et je réprime un bâillement, tâche de ne pas faire tomber les courses dans l’escalier en les encerclant de mon bras encore utilisable. Quelqu’un m’a sorti des bras de morphées et je sursaute à nouveau devant la personne qui porte un masque. Mon cerveau me signale un cambrioleur et je serre mon sac contre moi comme s’il s’agissait là de ma plus précieuse possession, avant de reconnaître la voix et de pousser un petit soupir tout aussi soulagé qu’épuisé. Ah, Keane, bonsoir. Monsieur Kowalski, c’est mon père. Ce n’est peut-être pas le moment de se lancer sur une tirade de pourquoi je ne me sens pas légitime de porter son nom, alors j’ajoute juste : tu peux m’appeler Link, d’accord ? Il est quelle heure ? J’arrive à extraire mon téléphone de ma poche, fixe un long moment les quatre chiffres affichés sur l’écran, perplexe. Y’a que moi qui peux dormir quatre heures sur un escalier sans m’en rendre compte, sérieusement. Ce n’est pas un peu tard, pour la pharmacie ? Vous faites des gardes avec Leo, maintenant ? que je demande en retirant ma casquette. Je fais la conversation, pour retarder au maximum l’instant fatidique où je vais devoir redresser ma carcasse et achever mon escalade. C’est bien de papoter avec les gens qui travaillent en bas de mon immeuble, non ?

Keane est toujours très poli et gentil, un contraste assez détonnant avec Leopold que je ne sais jamais vraiment comment aborder. Je ne peux m’empêcher de compatir intérieurement lorsqu’il regarde son poignet dénué de toute montre, lui offrant un sourire désolé. C’est quelque chose qui m’arrive souvent, alors même que j’ai perdu ma dernière montre il y a des années. Oui, ça peut aller. J’ai juste un peu de mal avec les escaliers. Mon corps est complètement ankylosé d’être resté trop longtemps dans une position inconfortable, et je regarde sa main tendue d’un air perplexe. Je ne suis pas sûr d’arriver à tenir sur mes jambes, même avec son aide, mais je n’ai pas envie de l’inquiéter pour rien. Alors je pose mon sac de courses sur les marches et j’attrape sa main, en forçant un peu et en réprimant moult grimaces, je parviens à me redresser. Merci, désolé. Je lâche sa main et je m’appuie sur le mur, à la place, prends une grande inspiration pour faire disparaître la douleur – une méthode pas très efficace.

Mes sourcils se froncent. Je ronfle ?, je demande, d’une voix fatiguée. Quatre ans de vie commune et Victor ne me l’a jamais dit. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça, je secoue la tête et lui sourit. Si tu peux porter ça jusqu’à ma porte, je ne dirai pas non, je fais en indiquant les courses du menton, absolument gêné même si je sais très bien que je serai incapable de me hisser jusqu’en haut en portant ce sac. Je passe vraiment pour une petite mamie en détresse. Ah, il travaille ce soir. Il ne devrait pas tarder à rentrer, cela dit, et je suis soulagé, malgré tout, qu’il n’ait pas eu droit à ce spectacle pitoyable de ma personne. Tu as trouvé ce que tu as oublié ?

Je réponds par un sourire léger et un rien embarrassé, aux doux euphémismes de Keane. Il est vraiment gentil, pour accuser les escaliers d’être raides alors que je ne suis qu’un déchet au tonus musculaire proche de celui d’une limace. Ah d’accord, j’imagine que dormir assis n’est pas le mieux pour bien respirer, je ris un peu, gêné, passe une main dans mes cheveux pour les remettre en place. Plus ou moins. Je sens bien qu’ils sont tout plats sur le côté de ma tête que j’ai appuyé contre le mur en m’assoupissant. Mais comme tout le monde dans cet immeuble, et même partout, au fond, Keane m’a déjà vu avec les cheveux en bataille, le pull à l’envers et les chaussettes dépareillées, à chercher mes lunettes alors que je les porte sur le nez. Il s’en remettra.

Merci, je souffle, poliment, quand il attrape le sac et passe devant. Je le suis en me tenant bien trop à la rampe, pinçant les lèvres pour ne pas laisser de plainte m’échapper. Et je vais encore devoir monter les escaliers jusqu’à ma chambre. Je crois que je vais rester dans le canapé, pour cette fois. Comme beaucoup d’autres fois. Ah, c’est gentil, Keane. Mais il ne faut pas t’attirer des ennuis pour moi. Ce n’est pas la première fois qu’il me refile des produits de la pharmacie sans me réclamer d’argent, et vu comment Leopold est avec le loyer, je doute qu’il ne lui tape pas sur les doigts lorsqu’il y a des trous dans les comptes. Puis c’est un peu la galère de me mettre de la pommade dans le dos avec ma main et la douleur, de toute façon. Les trois doigts manquants à gauche rendent pas ça très pratique, surtout quand la crème se fout partout sur mes prothèses, c’est un enfer à nettoyer. Du coup je dois me contorsionner avec la droite et ça fait pas franchement du bien. Je suis gaucher, évidemment, sinon ça ne serait pas drôle.

Je fronce un peu les sourcils à son début de phrase interrompu, avant de comprendre ce qu’il a failli dire. Je grimace, embarrassé, et secoue légèrement la main pour lui faire signe que ce n’est pas grave et qu’on n’a qu’à oublier toute cette histoire. Tout ça dans un seul mouvement de main, oui. Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude. De la douleur, de galérer dans les escaliers, d’être épuisé à tout bout de champ. Je m’y suis tellement habitué que j’en suis venu à penser que mon état est parfaitement normal, au fond.

On arrive à la porte de mon appartement et je sors les clés de ma poche, les mains légèrement tremblantes de l’effort surhumain qu’il m’a fallu déployer pour monter jusqu’ici. J’ai l’impression d’avoir le triple de mon âge, parfois. Je pousse la porte et le laisse passer devant avec le sac de courses. Si tu peux juste poser ça sur le comptoir, merci, je fais un geste vague vers la cuisine. Il faudrait que je range ça tout de suite avant de m’affaler dans le canapé et de m’endormir à tous les coups. Je commence à enlever mon manteau quand je m’arrête brusquement, à une pensée : Tu ne veux pas que je te ramène ? Le quartier n’est vraiment pas top, à cette heure-ci, tu habites dans quel coin ?