are you okay? – no, i want a tattoo (Levi)

Il n’en est qu’à son deuxième tatouage de la journée, à trop papoter avec la clientèle, son associé.e s’est barré.e en vacances et peut pas le fliquer. C’était plus simple quand il n’avait pas ses implants, pas possible de signer ou d’écrire tout en jouant du dermographe, puis on essayait beaucoup moins de lui parler en plein milieu de la séance, évidemment. Il est presque dix-huit heures quand il encaisse les sous, après avoir dessiné un papillon sur une chute de reins intéressante. Lorsqu’il a débarqué à quinze heures, comme une fleur, il y avait deux personnes devant la porte pour la journée sans rendez-vous. Il n’est déjà pas à l’heure quand il y a des rendez-vous, alors quand il n’y en a pas. Faut pas trop lui en demander. Il fait au revoir de la main à la demoiselle, jette un coup d’œil à la vitrine en passant, personne dehors, personne sur les fauteuils à moitié défoncés qui font office de salle d’attente. Il cale l’écriteau back in 5, please dont gooooo sur la porte, remonte à l’étage pour désinfecter son matériel, et finit accoudé à la fenêtre, cigarette au bec, à mater les voitures et les gens qui passent en contrebas.

Après plusieurs minutes, il repère une silhouette avec deux chiens à l’autre bout de la rue, sourit devant l’apparition plus que mignonne en tirant une énième bouffée sur sa clope. Il est heureux d’un rien, vraiment. Le sourire s’élargit lorsque le jeune homme s’arrête devant la vitrine, semble regarder à l’intérieur du salon. Il n’aurait pas parié sur un client, à son allure, mais Gigi aime bien les allures trompeuses. Your dogs are cute, qu’il lance depuis son appui de fenêtre, pour attirer son attention. Il aurait rajouté un you too si son associé.e ne lui avait pas fait promettre de ne plus faire ça. Give me a sec, il écrase son mégot dans le cendrier qui trône juste à côté de lui, referme la fenêtre et descend pour aller ouvrir la porte. Welcome to L’Enfant Terrible!!, qu'il fait, un peu fort, avec une prononciation plus que douteuse du français. Il fait entrer les chiens et son potentiel client, s’accroupit ensuite pour les caresser (les chiens seulement, même si le monsieur est plus petit que lui, il ne faut pas exagérer). Il tend d’abord sagement la main pour voir s’ils l’acceptent, et sourit fort stupidement lorsqu’ils se mettent à la lécher. Che bellezze, what their names? qu’il interroge, en se laissant carrément tomber le cul à terre pour mieux les grattouiller.

Une bouille d’ange, vraiment, qui s’est levée vers lui, un bref instant. La vision lui reste en tête en descendant pour aller ouvrir la porte, trace un petit sourire stupide sur ses lèvres jusqu’à ce qu’il puisse l’observer de plus près. On dirait une star de ciné. Pas la star de ciné crado du week-end qui essaye de se la jouer incognito pour fuir les paparazzis. La star de ciné dans le film, après les trois heures de maquillage et de coiffure, la tenue minutieusement choisie jusqu’aux souliers vernis, la posture idéale pour capturer au mieux la lumière dans son regard clair. Et pourtant l’éclairage est pourri, au rez-de-chaussée du salon. Y’a des gens comme ça. Des gens pour lesquels on se demande un peu comment ils ont atterri dans un quartier aussi malfamé que Crimson Bay sans avoir été braqué quatre fois sur le chemin. Peut-être que ses chiens sont de bons chiens de défense. Ils ont plutôt l’air très accueillant, avec Gigi, mais tous les animaux aiment Gigi. C’est ainsi.

Une lueur s’allume dans le regard de Gigi, quand le client lance un si pour appuyer son compliment en italien. Il lui offre un sourire amusé, la langue entre les dents, quelques secondes, avant de reporter son attention sur les adorables boules de poils. Les prénoms des chiens sont annoncés et Gigi dévisage leur propriétaire, bouche ouverte, hésitant, pas certain de savoir si ses implants déconnent ou si l’homme a un bégaiement, doublé d’un accent britannique extrêmement distingué qui lui fait penser une chose fort bête : c’est un prince. Un prince anglais perdu dans un quartier douteux d’une grande ville américaine, peut-être a-t-il un rendez-vous avec un orthophoniste renommé, peut-être que c’est comme dans ce film avec le roi qui n’arrive pas à prononcer son discours. Il a envie de se rouler par terre. Il ne le fait pas, il est censé travailler. Être professionnel. Le sourire est immense, cependant, sur ses lèvres. Pas du tout moqueur, ni condescendant, juste béat, presque admiratif, terriblement tendre. Gigi aime souvent ce que les autres n’aiment pas chez elleux-mêmes, les petites choses qui font ce qu’iels sont devenu.e.s aujourd’hui. Il comprend qu’on veuille les corriger parfois, bien sûr, lui-même aimerait changer sa voix, son accent, sa prononciation approximative de certains mots, mais ça ne l’empêche pas de les aimer pour autant. Chez les autres, en tout cas. Chez lui-même, il tâche de ne pas s’écouter parler, c’est beaucoup plus simple. Tchai and Shostyyy, qu’il répète avec soin, en serrant doucement dans ses bras le plus petit qui vient de lui sauter dessus.

Le prince recommence à parler, et les implants foireux sont innocentés, pour une fois. Gigi sourit, encore. Deux chiens ravis, un beau jeune homme qui comprend l’italien, au beau milieu de son salon de tatouage, c’est difficile de faire autrement. Of course, I even have lil’toys and chew stuff for them, they can have that? Il se remet sur ses pieds pour tirer le panier d’Eustache (malheureusement à la maison) et ses jouets cachés derrière le comptoir, les mettant bien en vue des deux amours, avant de sortir des récompenses à mâchouiller et de les présenter au maître. They’re organic. My dog loves them. A croire qu’il est en fait vendeur en animalerie. Faudrait peut-être qu’il revienne à son job, avant de devoir expliquer à son associé.e qu’il a joué avec des chiens pendant une heure après n’avoir fait que deux tatouages sur une journée complète. Sooo, what’s gonna be your first tattoo? Non, il n’a pas demandé. Pas besoin pour le savoir, l’aisance avec laquelle il est entré dans le salon était très bien jouée, mais même avec deux chiens pour le distraire, Gigi n’a pas pu passer à côté de la légère anxiété mêlée à un soupçon d’adrénaline ancrée dans ses épaules, ou du petit froncement de son nez – très mignon, soit dit en passant – devant la vitrine. Flash are here, il récupère un album sur la petite table devant un des fauteuils avec des modèles imaginés par lui et son associé.e, le lui tend, or if you have an easy idea, I can draw you something on the fly. But keep in mind you’ll have to do it no matter what I draw. Clin d’œil appuyé, en rigolant, il raconte n’importe quoi.

Il aurait aimé que son chien soit là. Mais Eustache est anxieux et Gigi évite de trop le sortir de sa zone de confort. Il se souvient encore du jour où il l’a trouvé en rentrant de soirée, un chiot rachitique, couvert de saleté. Il avait poussé des petits couinements quand il l’avait lavé dans l’évier de la cuisine, qui avaient réveillé Lulu. Gigi ne les avait pas entendus, il était seulement en train de sangloter – et devait faire autant de bruit – devant cette petite chose minuscule et sans défense que quelqu’un avait dû balancer à la rue comme un vieux sac d’ordures, en essayant de redonner à la fourrure sa couleur d’origine d’un peu de savon doux. Son frère n’avait rien dit, l’avait juste aidé à sécher leur nouveau bébé et ils s’étaient endormis tous les trois dans le canapé. C’est pour ça que Gigi est toujours un peu trop investi émotionnellement quand il voit un chien. Bon, il l’est pour tout et n’importe quoi, mais avec les chiens, c’est particulièrement évident. Il offre d’ailleurs les récompenses à Tchai et Shosty, ravi que les deux se jettent dessus avec joie, puis réajuste son short qui lui est un peu remonté dans les fesses, lorsqu’il s’est assis par terre. Aucune gêne à signaler. Nooo, he’s not, but they should def’nit’ly meet. Est-il déjà en train de suggérer un rendez-vous au parc ? Non. Absolument pas. Il n’a rien dit de tel. Non coupable. Il a beau savoir que son associé.e n’est pas là, il a l’impression de sentir ses pupilles accusatrices peser dans son dos. Il se mordille la lèvre inférieure, un instant, songeur, pendant que l’autre se concentre sur ses œuvres.

Il hausse les sourcils, un rien paumé, à la question. Obvious? qu’il répète bêtement, sans perdre une miette de la petite moue qui s’est tracée sur les lèvres de son client. Charmant. Un prince charmant. Il est subjugué par les mots qu’il emploie et ses tournures de phrases, vraiment. Ah, no. No, il insiste, en prenant presque son accent itlaien, that’s just my job. Il hausse les épaules, nonchalant, il a vu assez de gens dans ses salons pour savoir d’un seul coup d’œil, Gigi, pas parce qu’il a un radar à tatouages implanté dans le cerveau – il pourrait se faire installer un truc à rayons x dans les rétines, c’est une idée –, mais parce que la nervosité est souvent mal dissimulée, a fortiori pour quelqu’un qui a appris tout mioche à comprendre les humains en les observant plutôt qu’en les écoutant. Gigi reprend son album, les sourcils légèrement froncés tandis qu’il formule sa demande. Un dragon ? Il se gratte doucement les côtes, à l’endroit du sien, d’instinct, puis grimace un sourire, en reposant les flashs sur la table où ils étaient. You’re ambitious, love that, but I don’t have three days right now. We can have matching tattoos another time, qu’il lance avec un petit clin d’œil avant de récupérer son téléphone sur le comptoir et d’appuyer sur le bouton pour ajouter un contact. Il le lui tend dans le bon sens pour qu’il remplisse ses informations lui-même. Like that we can talk about it beforehand, I’ll send you doodles and pictures of my dog, qu’il précise avec son plus beau sourire. For now, you can have something like, this size, il forme un petit cercle avec ses doigts pour montrer, a smaller animal in mind? I’d suggest forearm or thigh for the first one. Unless you like pain.

Son téléphone revient rapidement entre ses mains et il offre un petit hochement de tête en guise de remerciement. Tout sourire, il prend le temps d’ajouter prince entre parenthèses suivi du smiley couronne à côté du prénom avant de l’enregistrer, ouvre les messages et envoie directement une des centaines de photos de son chien stockées dans son portable. Le ding de la notification se fait entendre dans la poche de son client et il balance son téléphone sur le comptoir – Gigi n’est pas la personne la plus soigneuse du monde avec ses affaires. You can save me as Gigi. And call me Gigi. And the beautiful baby you’ve just received is Eustache. You’re welcome. Il accompagne ses mots du signe, par réflexe et parce que, vraiment, c’est difficile pour lui de ne pas parler avec les mains. Dans sa tête, il tente de répéter Levi plusieurs fois, mais ça ne sonne pas très juste. Il faudra qu’il demande à Lulu de le lui redire, pour être sûr de la prononciation. Ça lui semble mal d’écorcher le prénom d’un prince. Bbby the way….. I think your ddddragon ta-tattoo is tttruly beautiful. Il hausse un sourcil, se mordille la lèvre inférieure pour réprimer son sourire, commence par un Only the – tattoo?, qu’il voulait dire. Il se mord la langue, à la place, corrige dans un raclement de gorge : aahhh, thanks, en agitant une main dans les airs comme s’il voulait chasser les reproches imaginaires que son associé.e lui fait sans être là.

L’homme semble un peu plus calme et Gigi s’en satisfait, il n’y a rien de pire qu’un client trop stressé ou contrarié, ça finit toujours mal. Techniquement, il est capable de dessiner un dragon en cinq minutes, mais disons qu’il serait très moche et qu’il aurait peut-être plus l’apparence d’un ver de terre avec une tête de chèvre. Gigi pourrait tout à fait tatouer ce genre de trucs, évidemment. Ça le ferait beaucoup rire. Mais tout le monde n’a pas son humour. Et puis son prince a sûrement des goûts plus raffinés que cela. Enfin, il lui demande quelque chose d’étrange, là, non ? A friendly beer?, qu’il fait tout haut, le front et les yeux plissés, tête légèrement penchée sur le côté. On dirait un tatouage qu’un White voudrait. Il lui faut pas cinq secondes pour réaliser sa connerie : AH! A BEAR? LIKE A TEDDY BEAR??, il s’exclame, Sorry, I’m dumb, bear is totally possible. Beer too, but yeah, not your style I think? Can I? Il tend la main, s’assure qu’il est d’accord d’un regard avant d’attraper son avant-bras, caresser un peu la peau de son pouce, tout en délicatesse, comme s’il l’examinait. Pas du tout nécessaire, mais il en avait envie. Le prince a la peau douce, ça ne le surprend qu'à moitié. You should be fine. Il sourit, avenant, et le libère pour récupérer ses albums de flash et les étaler sur le comptoir côte à côte. Let’s look for some inspo. I’ll do you a new one but tell me which one you prefer so that I’ve some idea about what you likey, il fait claquer sa langue en feuilletant les pages et en les arrêtant sur des ours aux airs pas trop patibulaires. Can I ask why a bear? Il aime bien savoir, Gigi, ce que ses clients ont à l’esprit en venant se faire tatouer. Certains ont réfléchi plusieurs mois avant de choisir, et ont des explications époustouflantes à chaque symbole. D’autres trouvent juste que c’est cool, drôle ou joli – comme lui. Dans tous les cas, ça l’amuse et l’intéresse toujours beaucoup.

Gigi a envie de lui dire que ce n’est pas Eustache qui est adorable, que c’est lui, là, à sourire d’une manière aussi pure devant la photo de son chien. Il n’a pas envie de le lui dire, il a envie de le lui hurler, et d’aller le hurler à toute la rue, aussi. Impossible de savoir comment il contient toute cette intensité au quotidien, toujours est-il que si Gigi faisait un quart des choses qui lui passent par la tête, ce serait l’apocalypse. En général, il se contente d’un petit dixième, et il voit que c’est déjà bien assez comme ça, pour sa famille, ses amis, et même les gens qu’il croise par hasard. Le monde n’est pas prêt pour Gigi à son plein régime. Son corps, sans doute, ne suivrait pas non plus. Alors il respire calmement et il sourit, seulement, dévore l’autre des yeux sans piper mot – un exploit.

Il ne sait pas cacher son enthousiasme, pour paraître plus professionnel ou Dieu sait quoi, Gigi. Il a toujours cet éclat dans ses prunelles noires, quand il s’agit de quelque chose qu’il aime, que ce soit les tatouages, la musique, la cuisine ou une personne, cette manière de parler un peu trop fort, de passer d’une idée à l’autre en un éclair, en faisant des grands gestes incontrôlés. Parce que tout ça, ça le passionne, la vie, ça le passionne, il est juste un peu trop à fond, là-dedans, un peu trop investi, dans tout ce qu’il fait, peu importe si c’est une bêtise ou un acte de bonté, il fait tout avec la même générosité, le même entrain, la même joie de vivre qui lui colle tellement à la peau. Gigi, il ressent tout un peu trop fort, alors son cœur il menace d’exploser, à un moment, lorsque Levi lui parle d’un être cher qui est décédé, de quelqu’un qui ne partageait pas son sang, mais qu’il considérait comme sa vraie famille. Il ne comprend que trop bien cet amour-là. Une famille n’a pas besoin d’être liée par la génétique pour exister. Seul l’amour importe.

Les yeux sont humides, alors. Les larmes même pas ravalées, tandis qu’il sourit tendrement, plein d’empathie, au jeune homme qui ne le regarde pas – et c’est sans doute mieux ainsi. Parfois, les demandes de tatouages sont irréfléchies, de simples coups de tête, qu’il s’amuse à concrétiser. Mais d’autres fois, aussi, elles ont un sens si particulier, si personnel, qu’il ne peut qu’être comblé d’exercer ce métier. C’est ce qu’il ressent, à cet instant. Une infinie gratitude de pouvoir réaliser un dessin pour chérir un proche, le garder près de soi malgré la mort. Il essuie ses quelques larmes, du revers de la main, au moment où Levi relève la tête. Thanks for sharing it with me. It’s a beautiful idea. Le sourire est doux, sur ses lèvres. Il ne demande pas plus. Il a vu que la douleur était encore présente, que les mots ne devaient pas être simples à prononcer, encore plus devant un inconnu. Il est déjà reconnaissant pour ces quelques bribes de passé.

Il observe les flashs indiquées et écoute attentivement les souhaits de son client, prend soigneusement note, dans son esprit, de tout ce qui est dit. Hm, okay. Color is not my forte, anyway. Léger clin d’œil, encore, tout en attrapant un bloc de feuilles et ses crayolas derrière le comptoir. Il commence par tracer quelques esquisses, appliqué, très appliqué, même, parce que l’histoire est importante. Il adoucit un peu les traits, donne plus de rondeurs au dessin, parce qu’il lui semble que la rondeur est plus en phase avec l’amour, qu’il ne veut pas que l’ours paraisse dur ou trop triste. Mélancolique, peut-être, car il y a de ça, dans les paroles de Levi, une tristesse ténue, contenue, mais présente et proche du cœur. Il finit avec quatre ours, et fait glisser la feuille sous ses yeux. Anyone you like? I can keep on going, you tell me. Il lui sourit, encore, avenant, en désignant son pull de l’index et faisant tournoyer sa main pour indiquer qu’il faut l’enlever. Can you take it off, so that I check for the size, please? Left arm, right? Closer to the heart?

Le dessin a emporté ses émotions ailleurs, la langue entre les dents, concentré, il multiplie les ours comme Jésus multipliait les pains. Gigi a le tracé sûr, sa main n’hésite jamais, il est toujours temps de corriger ensuite si jamais il se plante – ce qui arrive souvent, honnêtement. Mais on apprend de ses erreurs, c’est sa maman qui lui a dit. Alors il ne se complique pas l’existence, il y va franchement avec ses crayolas, comme avec tout le reste, d’ailleurs. Lorsqu’il relève la tête, un instant de flottement, son regard se heurte aux iris clairs de Levi qui se posent seulement, semble-t-il, sur la feuille de papier. Il y a trois écoles, parmi ses clients, ceux qui suivent assidûment l’esquisse jusqu’au dessin final, ceux qui fixent résolument leur téléphone et ceux qui ont du mal à détourner les yeux de son torse dénudé. Son prince appartiendrait-il à cette dernière ? La bouche se fend d’un sourire ravi, quand, en plus, Levi lui offre un joli compliment. Il n’a pas besoin de grand-chose pour être heureux, Gigi, que ses clients apprécient son travail (et son corps), ça lui suffit.

Il observe l’emplacement désigné avec l’air le plus sérieux du monde, selon lui, c’est-à-dire pas du tout sérieux parce qu’il est juste impatient qu’il retire sa chemise. L’effeuillage ne fait que le conforter dans son délire ; il n’y a qu’une personne avec du sang royal qui porterait un pull au-dessus d’une chemise. Et qui plierait aussi soigneusement des habits déjà portés. Quelle idée, vraiment, cette double couche de vêtements lui donne presque de l’urticaire, rien que d’y penser. Lui, moins il y a de tissu contre sa peau, mieux il se porte, il devrait songer au camp naturiste pour les vacances. A beautiful…, qu’il commente, tandis que son interlocuteur enlève sa chemise, … choice. Il n’en perd pas une miette, évidemment, mais se contente d’un infime mouvement de sourcils appréciateur, l’air pensif, parce que Gigi est pro-fes-sion-nel, c’est bien connu. Il n’a absolument rien à se reprocher dans cette histoire.

Il se rappelle soudain qu’il est censé travailler, récupère sa feuille, découpe l’ours désiré et le place un instant sur le bras de Levi, au bon endroit, les lèvres un peu pincées, sourcils savamment froncés, à réfléchir tout haut : Hm, a little bigger, right? Il n’attend pas de réponse, passe derrière le comptoir pour ouvrir son ordinateur, scanner le dessin et le refaire au propre. Il s’assure que Levi approuve le résultat avant d’imprimer le pochoir et lui indiquer d’un geste théâtral le siège dans l’arrière-boutique. You can come in, il le laisse passer devant, fermant la petite barrière à la porte installée par Lulu pour empêcher Eustache de gambader dans la zone stérile. You must wait here, Shosty, daddy’s getting tattooed, qu’il explique avec douceur au chien qui est venu voir ce qu’ils trafiquaient. Ça se sent à peine qu’il est terriblement faible face aux animaux. Il passe à l’évier pour se laver les mains, enfile ses gants, puis prend place sur le tabouret près du siège. Okay, so turn like that, perfect, it’s a bit cold, sorry, il désinfecte la peau, peut-être encore plus délicat que d’habitude, et place son pochoir soigneusement. You like it like that? No second thought? Also you like talking or you want me to shut the fuck up? Après tout, il sait très bien faire les deux, alors autant demander.

Il aime l’idée que les gens se baladent en emportant ses œuvres partout où ils vont, Gigi, des petits bouts de son âme ornant des centaines de peaux. C’est romantique, c’est grisant, ça lui fout des étoiles dans les yeux à chaque fois qu’il en commence un nouveau, d’autant plus lorsqu’il est le premier à apposer son art sur le corps de quelqu’un, honoré d’être l’heureux élu face à une toile vierge, pour un premier dessin. Le sourire est immense et les prunelles brillent de ce petit bonheur sincère, alors, quand Levi confirme que c’est aujourd’hui qu’il se jette à l’eau. Gigi acquiesce et fait tourner son tabouret pour attraper son dermographe, riant à la remarque, sur son petit nuage d’obtenir déjà un tel regard et un tel sourire de son client. Not sure I can talk so much that you’ll forget the pain, but I can try, qu’il lance comme s’il acceptait de relever un défi, pour ensuite le rassurer : no worries, at your own pace. If it’s too painful, you can raise your hand to stop me, easier than talking, right? Il se garde de préciser que la douleur augmente avec le temps passé sur la table, il ne voudrait pas le faire fuir. De toute façon, vu la taille du tatouage, ça devrait se passer vite et bien, il espère. Qu’il revienne pour le prochain.

Il s’installe un peu mieux sur son tabouret, ajuste sa prise sur l’appareil et prévient d’un andiamo réjoui quand il commence. Il sent la tension de son client sous l’aiguille – tout à fait normale –, lui jette un regard en biais, observe son visage, un instant. Don’t forget to breath, il lui offre un sourire taquin et continue son ouvrage avec soin, mordillant un peu sa lèvre inférieure, concentré. Sì?, qu’il fait en entendant son prénom, écoute attentivement la question bien trop polie, qui lui trace un sourire candide sur les lèvres tandis qu’il éponge un excédent d’encre. Invasive? Il ne comprend pas le mot. Il a l’impression qu’il lui faudra un dictionnaire pour communiquer avec Levi, mais ça ne l’angoisse pas plus que ça. Il aime bien sa manière de parler très royale, peut-être même qu’il pourra répéter quelques trucs à Lou et Lulu pour leur en mettre plein la vue. Yes, I’m deaf. I mean, was? I mean sometimes still am ’cause… too much? Il rit de bon cœur en agitant sa main libre pour désigner l’univers, semble-t-il. Gigi il a tendance à être un peu trop facilement happé par tout et n’importe quoi, alors quand on a remis du son dans son existence, ça n’a fait qu’empirer la chose. Sign language is my language. My parents told me I could say stuff in Italian when I was a kid, but I’d forgot everything by the time I heard again. Forgot. Forgotten? Hell, that’s why I talk funny. Very bad at grammar. Il s’esclaffe, parce que la différence de vocabulaire est si criante entre lui et son prince que ça le fait marrer. Like, it’s funny ’cause earlier you told me your name but pretty sure I’d screw it up if I try to say it? I’m so confused when I hear words for the first time, I feel really dumb. Il termine un trait avant de relever la tête vers lui et de rouler des yeux, la langue coincée entre les dents, moqueur envers lui-même avec son insouciance habituelle. AND I ALWAYS TALK TOO MUCH, il s’écrie, faussement exaspéré, en reprenant le tatouage. So you know ASL? Did you learn? Oh, or BSL. You sound British, am I right? Well I suck at identifying accents, please don’t be mad.

Gigi apprécie les efforts de Levi pour masquer sa souffrance du coin de l’œil, l’air amusé. Chacun a sa manière de parer la douleur, certains hurlent, pleurent, geignent, d’autres serrent les dents, grimacent, oublient de respirer. Il semble que Levi fasse partie de ces derniers. Gigi, lui, a tendance à rire à travers la douleur, et à souffler comme une femme en train d’accoucher - surtout pour le dragon contre ses côtes, il l’a senti passer, celui-là. Il sait trop bien ce que c’est pour ne pas compatir avec ses clients, vraiment. Et il est toujours fier d’arriver à leur décrocher un sourire dans ces moments-là.

Il acquiesce d’un oh, okay lorsqu’il lui définit le mot distingué, bien qu’il se demande qui utilise aussi indiscreet. Il essaye de garder ça dans un coin de son crâne, ses frères ne vont pas en croire leurs oreilles s’il leur ressort. Le connaissant, il risque de le faire complètement hors contexte, mais y’a peu de chances que cela trouble sa bonne humeur. Elle est au beau fixe, d’ailleurs, toutes les paroles de Levi ne font que faire fleurir des sourires sur ses lèvres ; son prince est doux, compréhensif, charmant, beau et drôle. Si Gigi n’avait pas d’honneur, il aurait déjà prévu trois rendez-vous. Mais ça ne le dérange pas d’être patient. Aucun doute qu’il en vaut la peine.

Un prince anglais, donc. De Londres. C’est royal, ça, non ? Il y a sûrement un palais, là-bas. Gigi pense que oui, même s’il situerait probablement le Royaume-Uni au niveau de l’Australie sur une carte. Il s’interrompt quelques secondes pour observer les signes, sourit en reconnaissant le langage britannique pour son indifférence entre le s’il vous plaît et le merci. Les lèvres s’étirent encore plus au signe suivant, les mots sont restés coincés dans la gorge de Levi, apparemment. BSL, probably. We do this, il montre de sa main libre, for please, but the others are the same. Il reprend le tatouage, habilement, prévient d’un might hurt a bit more selon le mouvement de son aiguille, toujours aussi concentré, écoutant Levi attentivement. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Gigi n’éprouve aucun mal à faire deux choses en même temps. Il suffit que ça le passionne assez, et il ne se voit pas distrait à la moindre paillette qui vole dans les airs. Son métier parvient toujours à retenir toute son attention.

Il écarquille les yeux, un peu, en relevant la tête vers lui. Don’t apologize, I’m the one hurting you, qu’il fait, en riant légèrement, prenant une pause pour essuyer l’encre. Except if you’re into that, not judging here, il lève une main en signe d’innocence, clin d’œil à l’appui, puis poursuit le trait de l’ours qui commence doucement à prendre forme. Your parents disapproved what your doctor said?, il demande, les sourcils froncés à cette idée étrange. Il faut toujours écouter les médecins, c’est ce que Lou lui a répété une dizaine de fois lorsqu’il s’est retrouvé à l’hosto avec son trou dans le ventre. Bon, il les a pas trop écoutés, pour le coup, mais il n’allait pas rester au lit pendant deux semaines entières, c’est beaucoup trop. Mais les parents, en général, ils suivent les recommendations des docteurs. Gigi ne veut pas juger sans connaître, par contre, peut-être ont-ils leurs raisons. I can teach you, if you want. I’m a good teacher. Always start with cuss words. Leurs raisons ne sont pas les siennes, clairement.

Il rit à nouveau face à la réaction adorable de son client. Gigi aime voir les gens rougir, surtout quand c’est à cause de lui. Il relève les yeux vers lui lorsqu’il lui demande si c’est son truc à lui, un sourcil haussé, passe la langue sur ses lèvres qui s’étirent en un sourire taquin. Kinda like harnesses and I don’t mind trying stuff out, so… Quelques secondes, le temps de sous-entendre un maybe, puis il laisse échapper un petit rire en agitant la main l’air de dire que ce n’est pas grave, parce que Levi ne semble pas du tout à l’aise de cette conversation et il n’a pas envie de le traumatiser, non plus. Sorry-sorry, I’m just teasing you. You tell me if I make you uncomfy, okay? I’m a little too open about things sometimes. Tout le temps, en fait, Gigi ne connaît pas le sens du mot tabou, pas plus que l’embarras. Mais il essaye toujours de faire attention aux sentiments des autres et de respecter les zones de confort de chacun, alors il change de sujet. C’est sans doute mieux pour sa bonne conscience vis-à-vis de son associé, aussi.

Il se reconcentre sur le tatouage, écoutant toujours, les sourcils qui se froncent à l’explication de Levi sur le choix de ses parents. Ouch, hurtful. Il fait la grimace, un peu, sans lever les yeux de son œuvre. Les pseudo bons conseils ont fusé à de nombreuses reprises, le long de sa courte existence. Pourquoi tu n’essayes pas de parler même si tu n’entends pas, Gigi ? Tu as des cordes vocales, après tout. Pourquoi tu ne te fais pas installer des implants, Gigi ? Tes parents ne t’en ont pas offerts pour ton anniversaire ? Pourquoi tu parles encore en langue des signes alors que tu nous entends, maintenant ? Il comprend les gens, Gigi. Il comprend leur frustration, il comprend qu’iels veulent qu’on leur facilite la vie, qu’iels aient l’envie de pouvoir discuter avec lui sans faire le moindre effort, vraiment. Ça ne le dérange pas plus que ça. Ce n’est pas comme si lui faisait le moindre effort pour leur parler, après tout. Il ne se souvient plus trop ce que ça fait, le poids des regards, des jugements, d’être rongé par l’inquiétude constante de ce que pensent les autres tout bas. Certes, il s’en est posé des questions, plus jeune, a eu ce désir à certains moments de ne pas être lui-même, d’être plus sérieux, travailleur, comme Lou, d’être plus viril, plus impassible, comme Lulu. Sa crise d’adolescence a peut-être duré un mois – ou elle dure encore, c’est assez difficile à dire, avec Gigi – mais il a fini par s’épanouir loin de tous les carcans et de tous les jugements. S’il y a quelque chose dont il est fier, c’est d’être absolument et indéniablement la personne qu’il a toujours voulu être.

Il sourit, doux, lorsque Levi dit ne pas être comme ses parents. Yes, I can tell. It musn’t have been easy growing up with this pressure. I think you’re talkin’ very pretty. Avoir tout ce vocabulaire et faire de si jolies phrases en ayant des difficultés à parler, ça l’impressionne franchement. Levi est peut-être entouré de personnes qui refusent de faire des efforts et attendent de lui qu’il les fasse tous de son côté. Like thirthy minutes or so, you’ll survive? Ça le rend triste, Gigi, que des parents puissent faire subir ça à leur enfant. Ça ne fait qu’adoucir son cœur plus encore pour Levi et son rire, là. Il retient son sourire en terminant un nouveau trait. You never say fuck?? Such a helpful word. And holy shit, asshole, bitch, screw you, bastard, moron, you fucking jerk??? ll récite religieusement chaque mot, appris depuis son plus jeune âge. Chez les White, iels sont tou.te.s bilingues en vulgarités. Dammit, I want to hear you say fuck now, il fait dans un rire, les yeux brillants. Il se demande bien ce que les gens disent, dans la haute société. Et au lit ? Il secoue la tête pour chasser les pensées qui ne font qu’agiter ses épaules davantage. Ne pas le traumatiser, on a dit. I need to know, what you say when you’re really pissed?

Gigi ne pense pas qu’avoir une enfance dans un milieu aisé équivaut à avoir une enfance heureuse. Ils n’ont jamais eu beaucoup, à la maison, en grandissant, leurs parents leur ont appris à être altruistes, à donner de leur temps et de leurs possessions aux autres. Gigi n’a jamais pleuré pour offrir un de ses jouets à un enfant qui n’en avait pas, il a toujours trouvé ça merveilleux de pouvoir apporter un peu de bonheur dans la vie de quelqu’un avec un geste aussi simple, et parfois juste en montrant qu’on est là. Avoir une famille aimante, c’est très suffisant, au fond, pour Gigi, même si c’est vrai qu’il aime bien s’acheter plein de trucs qui ne servent à rien – sans écouter les conseils de Lou, il le laisse faire, c’est lui le cerveau. Il ne croit pas, en entendant Levi parler de ses parents, que ceux-ci soient très aimants, mais il respecte qu’il ne veuille pas s’en plaindre ou s’étendre sur le sujet. Peut-être qu’un jour il lui en dira plus. Il est très curieux, aussi, de rencontrer ces personnes qui voient la langue des signes comme une faiblesse, mais il essaye de ne pas trop s’emballer. Pour le moment, c’est juste un client. Qui va revenir, il espère.

Le sourire est immense, lorsque Levi rit à sa ribambelle de vulgarités. Il incline légèrement la tête, comme s’il faisait une révérence, très fier de lui. Thank you very much, I live to impress!! ll glousse un peu, en poursuivant le tatouage, relève les yeux quand Levi répond à sa question. BLOODY HELL!!! THAT’S CUTE!!!, qu’il s’exclame, le regard brillant. Gigi adore les expressions des gens, celles des autres pays, surtout, avec l’accent britannique si attirant de Levi, ça lui parle. ll écoute avec ravissement l’histoire du coming out de son client, en retouchant une ligne. Ooooh, that’s wild!! This one of the coolest coming out tale I ever heard!, qu’il s’extasie. Il ne se souvient pas tellement du sien, Gigi. Il a ramené son pom pom boy à la maison et personne n’a semblé s’en étonner. En fait, Lulu a eu l’air plus surpris quand il a débarqué avec Kyoka, deux semaines avant, il n’a jamais vraiment su pourquoi.

Le clin d’œil de Levi le revigore entièrement, il éprouve une hâte terrible à l’idée de le revoir, alors qu’ils ne sont même pas encore dit au revoir. Gigi a conscience d’être vite enthousiaste. Ce n’est pas quelque chose qui le dérange, cela dit. Hmmm, I don’t really see it this way. It’s just who I am. My brothers always say I don’t think enough, which is fair. I do a lotta stupid things. But I love doing them., il s’esclaffe, en terminant une ligne. Il entend d’ici les commentaires de Lulu quand il lui racontera sa rencontre avec un prince. Lou, lui, est toujours très pragmatique, mais ça lui rentre par une oreille et ça sort de l’autre, le pragmatisme (ou ça ne rentre pas du tout, dépendant du jour). Il se concentre sur les derniers traits du tatouage, essuie le reste d’encre et range le dermographe. That’s it, the suffering is over, il souffle en lui offrant un énième clin d’œil. You like it?? Can I take a picture for my argo? Ah. Have to explain the aftercare, il se rappelle soudain, fait glisser son tabouret jusqu’à une étagère pour récupérer un document et un pot de lotion. Gonna put a dressing on it, it should peel off in a couple of days. Then clean, put the lotion, everyday. Il montre le pot, en récitant religieusement les instructions écrites par son associé.e, le pose près de lui. Scabs are normal, don’t pull them off. It can be itchy, you can use moisturizer to ease it, eeeeer… No sun, no pools, no tight clothes. I think that’s all? Everything on the paper, anyway, il lui tend dans un sourire, and you can call me, if needed. Il se mordille la lèvre pour ne pas ajouter qu’il peut l’appeler même s’il n’en a pas besoin.

Son sourire est doux, lorsque Levi minimise un peu son histoire de coming-out. Gigi, il aurait clairement apprécié le spectacle, il imagine bien les expressions des parents et du reste de la famille – sans doute à peu près les mêmes que celles des clients quand il débarque en jupe et crop top dentelle au supermarché, encore plus savoureuses lorsqu’il se met à leur lancer des œillades langoureuses en choisissant ses aubergines. Il est conscient de ne pas plaire à tout le monde, mais l’important ce sont celleux qui l’aiment et qu’il aime. Gigi n’a pas le temps de se soucier du jugement des autres, il a beaucoup mieux à faire.

Il se sent toujours revigoré, après un tatouage, surtout s’il voit que le client est content. Il tire une immense satisfaction du simple sourire de Levi, qui observe un moment le dessin, mais aussi d’avoir gravé un souvenir sur sa peau et d’avoir contribué, quelque part, à le conserver précieusement. Il prend la photo et applique le pansement sur son bras, puis retourne à l’avant de la boutique où il retrouve les deux chiens avec bonheur, les flattant tous deux sous le menton et derrière les oreilles – ce qu’Eustache préfère, et ils ont l’air d’apprécier aussi. Heey, daddy’s back prettier than ever, right? Il se redresse pour encaisser l’argent, le visage illuminé par un sourire réjoui : Awww, I’m glad you choose me!! Il offre un énième clin d’œil en acceptant le compliment qui lui fait vraiment trop plaisir, il n’essaye même pas de le cacher. Son associé.e serait riche s’il lui filait un dollar à chaque fois qu’il fait des clins d’œil aux clients, franchement. Il l’aide à rattacher les chiens et raccompagne tout ce petit monde à la porte. See you next time!, il lance, avec un sourire charmeur, et arrive quand même à se féliciter intérieurement de ne pas l’avoir dragué tout du long.