french fries for Algernon

"Putain Bowers, j’t’ai dit de pas faire ton trafic dans l’arrière-cour là, tout le monde peut t’voir, ça fait fuir les clients!!" Amy fait claquer le torchon enroulé autour de son poing, chassant les sous-fifres de Dakota comme de grosses mouches à crotte. Il renvoie son commis slash larbin à son poste de travail, ses beuglements recouvrant les ricanements énervés de l’autre mutant qu’il avait eu la riche idée d’engager pour faire soi-disant bonne figure auprès des autres Orphans.

"Et oublie pas de passer prendre les prospectus là, ça fait deux jours!!" Si le Hammer était plus tendu que d’accoutumée (bien qu’il soit toujours un peu tendax, avec une plastique pareille, il y a de quoi se mettre la pression), c’est parce que ça faisait désormais un (deux?) mois qu’il avait commencé son opération dite "du prospectus" et que, jusqu’à maintenant, il n’avait pas pu en apprécier le moindre résultat.

Un (deux?) mois auparavant donc, Amy a eu une idée.
L’incident avec Osmond et l’homme pieuvre était encore un peu tiède, et Amy, au fond (tout au fond), s’en voulait d’avoir coûté à son patron une chance d’interroger le suspect qui avait voulu piraté tout le biz du Serpent. Et, de fait, Amy voulait lui faire un cadeau.
Dans le milieu malfrat, il y avait un nom qui revenait souvent, sifflé avec crainte, chuchoté avec respect: le Cordyceps. Un type mystérieux qui depuis toujours ne semblait se ranger sous aucune bannière si ça n’était la sienne. En bon fanboy, Amy adorait écouter les histoires de tel ou tel type qui l’avait soi-disant un jour recruté ou aperçu au coin d’une rue, après avoir accompli on ne sait quel mystérieux méfait.
Et, de fait, Amy s’est tout naturellement dit que l’allégeance du Cordyceps à la cause Orphans serait un super cadeau pour son patron.

Le truc, c’est que le Cordyceps ne se contacte pas aussi facilement, qu’on lui avait expliqué (il croit même que c’est Dakota qui avait du lui faire retomber les pieds sur Terre, grave erreur). Il existait un moyen mais il avait tout autant de chances de ne pas fonctionner qu’il s’agissait d’une offre risquée. Le Cordyceps avait dû avoir son lot de demandes de rejoindre tel ou tel clan, car il était toujours mal vu de refuser d’appartenir à qui que ce soit.

C’est là qu’Amy a eu une deuxième idée.
Il n’allait pas se contenter de démarcher le Cordyceps. Il allait le faire saliver. Littéralement; Amy s’est mis à rédiger et designer de faux prospectus invitant quiconque les recevait dans sa boîte aux lettres (how convenient) à venir profiter d’un repas gratuit au Red Chips. Il lui suffisait ensuite de glisser l’invitation dans les boîtes postales éparpillées aux quatre coins de la ville qui permettaient de se payer potentiellement les services du Cordyceps et d’attendre qu’il morde à l’hameçon.
Bon, dans les faits, c’était simple, mais le Hammer a répété l’opération plusieurs fois par semaine, histoire d’être sûr que le concerné ne puisse pas lui échapper, que ce soit effectivement pour profiter de cette offre exceptionnelle, ou pour lui casser les dents afin qu’il arrête de le harceler.
Bref, aucune raison que son plan tombe à l’eau.

La preuve en images: Amy finissait de chasser Dakota d’un coup de pied dans le vide en retournant dans la salle du fastfood. Il salue quelques clients réguliers (si, si, je vous assure), débarrasse quelques tables avant de remarquer un type attablé qui n’a pas encore été servi. Il balance son torchon sur son épaule et vient à la rencontre du nouveau venu (avec une telle dégaine, il se serait souvenu s’il faisait partie de sa clientèle). "Bienvenue au Red Chips, y’a quelque chose qui vous ferait plaisir?" demande-t-il en dégainant un minuscule bloc-note aux pages gondolées d’huile. Son pouce désigne le tableau de commandes dans son dos, n’exhibant qu’une tripotée de fish and chips gras et en tout petit, d’autres plats peu ragoutants pour les plus difficiles.

La nonchalance d’Amy n’a pas l’air d’atteindre l’enthousiasme de son client. Il faut dire que le nouveau venu a de quoi se réjouir: d’un geste assuré, il extraie un papier de sa poche qu’il aplatit sur la table. "Bonjour à vous, mon ami ! Je viens pour le repas gratuit. Fish & chips, bien sûr, quoi d'autre ? Quand vous dites "repas", c'est boisson et dessert compris, n'est-ce pas ? Amy hausse un sourcil devant ce qui lui semble être, à première vue, une arnaque (oui, il ne se souvient même plus qu’il en est lui-même à l’origine). - Nan mais on fait pas de bouffe gratos, là, c’est pas écrit—" Amy cligne des yeux et on peut apercevoir les wagons se raccrocher dans sa cervelle de piaf, tandis qu’il reconnait l’un des prospectus qu’il avait fait faire par Dakota pour rameuter le fameux Cordyceps (la version avec une faute à son pseudonyme, d’ailleurs). Le visage du Hammer s’illumine, puis se renfrogne le temps de quelques secondes, avant de s’ébrouer de nouveau. Les yeux ronds comme des soucoupes, le cuistot s’esclaffe: "Putain d’bordel de merde! qu’il mugit avant de manquer de se décrocher la nuque en regardant subitement autour de lui, afin d’évaluer le taux de fréquentation de l’établissement. Il n’y avait qu’une poignée de clients dont la moitié ne consommait pas, profitant du wifi branlant ou des toilettes douteuses. Amy a plaqué sa main sur sa bouche pour contenir son enthousiasme et s’écrase enfin sur la chaise en face du Cordyceps.

Il penche son épaisse échine au-dessus de la table qu’il fait dangereusement pencher, ses yeux rivés dans ceux de son idole. "C’est vous le C— Il grimace et, si c’eût été seulement possible, se penche davantage au-dessus du papier, son nez collé à celui de son invité de marque: le Cordyceps?" répète-t-il d’une toute petite voix. Avant que la table ne cède sous son poids, il se redresse: "J’suis trop content d’vous rencontrer, putain! J’aime beaucoup ce que vous faites!" Il lui serre la main avec un enthousiasme douloureux et moite. Il en oublie de lui servir quoi que ce soit, si ce n’est la véritable raison pour laquelle il est ici: "Fallait absolument que j’vous parle! J’ai entendu plein d’trucs sur vous et euh— j’sais pas si ça vous dirait de collaborer??"
Depuis le temps qu’il attendait une réponse, Amy avait peut-être fini par abandonner tout espoir de rencontrer un jour le Cordyceps, et ce, du bon côté de la gâchette. Aussi, il n’avait pas pris le temps de préparer davantage son plan, et se mélangeait les pinceaux au sujet de ses projets pour lui. "Euh nan, enfin j’veux dire, j’veux vous parler boulot et euh— d’un projet de collab’, mais genre pas qu’avec moi et pas que maintenant!" Amy est peut-être parano mais il a l’impression de sentir le regard désapprobateur de Dakota à l’autre bout de la pièce (turns out Dakota n’était même pas dans la pièce à ce moment-là), sidéré par le manque de professionnalisme de son compère qui perdait tous ses moyens, face à la déroutante dégaine du Cordyceps.

Amy ignorait ce qu’était un cordyceps, mais ça sonnait aussi bizarre que l’apparence de son interlocuteur. En effet, Amy était un homme assez simple d’esprit, et il ne possédait pas une imagination très débordante; aussi, maintenant qu’il attendait la réponse de son obligé, il prenait un peu plus le temps de l’observer. L’individu n’avait pas un poil sur le caillou, que le caillou soit son crâne, son arcade sourcilière, son menton ou même le dos de ses mains. Il ressemblait un peu au dessin d’un enfant fait de chair et d’os. L’étonnement pouvait se lire dans le pli des sourcils d’Amy, à qui on n’avait pas enseigné qu’il était impoli de fixer les gens, surtout quand ils étaient démunis de sourcils. Du reste, le Cordyceps avait la dégaine d’un type qu’on paye grassement pour se salir les mains; des habits noirs, une silhouette étroite et discrète, si ça n’était pour son déroutant visage, dont Amy espérait extraire une réponse, si ce n’est positive, du moins intéressée.