T’es tendue, Rain. On peut difficilement le nier alors que la date fatidique approche à grands pas. Déjà que tu n’es guère joyeuse ni bienveillante en temps normal, il faut bien admettre que ton humeur s’est montrée particulièrement exécrable ces derniers jours. Tu aboies plus que tu ne parles à tes collègues, tu les méprises plus que de raison, quand aucun d’entre eux ne te cause réellement de problème. Tu sais, pertinemment, qu’ils n’y sont pour rien. Que la Cyber-Squad n’est pas ton ennemie, que l’unité CERBER n’est pas non plus responsable de ta colère latente. Mais c’est plus fort que toi. Tu sautes à la gorge de quiconque t’approche de trop près, en ce moment. Tu pourrais cracher comme un chat, refusant que ta carapace soit percée par qui que ce soit, que ton attention soit tournée sur autre chose, ou quelqu’un d’autre, que tes missions en cours. Non, non et non. Personne ne t’aura à l’usure, personne ne pourra faire suffisamment bonne mesure pour que tu daignes accepter de t’ouvrir.
Tu es fermée, Rain, et tu as envie de rester ainsi. Prostrée en ton for intérieur, résolument scellée de l’extérieur. Plus les jours s’accumulent, et plus tu te sais être sur le fil. Ou serait-ce les autres, qui donnent l’impression de marcher sur des œufs, sitôt qu’il est question de te frôler à même les locaux de ton travail ? Pour un peu, tu montrerais les dents. Insulterais la terre entière, tabasserais le premier venu juste sous prétexte que sa gueule ne te revient pas. Mais tu prends sur toi. Oh, bien sûr, on ne dirait pas, mais c’est la vérité pure. Tu te contiens, Rain. Tu essaies de ne foncer dans aucun mur, d’assurer ton boulot correctement, d’exprimer toute haine à voix haute seulement quand il est question de ces fichus mutants ou de vos saloperies de cibles du moment. Il faut dire que la communication est la clé de ton travail, il serait malvenu de court-circuiter toutes les équipes de l’unité CERBER parce que tu te lâches un peu trop sur tes songes, tous plus morbides les uns que les autres.
Malgré tout, c’est plus fort que toi.
Pourquoi pas elle, penses-tu, quand tu croises certains visages familiers de l’Elimination Squad, tous, sauf celui que tu aimerais réellement voir.
Pourquoi t’es debout sur tes deux jambes, quand Leni est couchée six pieds sous terre ? est ce qui te traverse l’esprit, à chaque fois que tu perçois l'un des membres de son équipe, à chaque fois que tu entends leurs voix familières, qui te nargue désagréablement.
C’est ça, marrez-vous, vous le pouvez, vous ! C’est injuste. Tout ce monde entier est cruel, toute cette existence est une vaste blague, et tu les détestes, TOUS. Pourtant, elle a fait son choix, Rain, tu t’en souviens comme si c’était hier. De ce refus d’obtempérer de ta sœur, de cet engouement à foncer au-devant du danger, quand tu criais de concert avec son propre chef :
N o n, Leni, n’y va pas ! Tu sais que si tu dois blâmer quelqu’un ici, ce ne sont pas eux. Pas ses équipières, pas son chef d’équipe, pas cette team qui était une sorte de famille pour Leni. Et pourtant. Pourtant, c’est toi qui te retrouves sans sœur, aujourd’hui. Sans ta moitié, comme tu avais toujours considéré ta cadette à tes côtés.
Et l’Elimination Squad, elle ? Elle se porte bien. Elle peut toujours remplacer un employé perdu au combat, comme des altérés le feraient sans mal avec un membre manquant, à dire vrai. L’image est horrible, dans ta tête, atroce, même. Leni remplacée, par quelqu’un de plus performant, de plus obéissant certainement. Et cette pensée te rend folle de rage. Elle est grossière, irréaliste, propulsée par une vague de fureur qui ne cesse de grandir à chaque croix portée sur le calendrier. Un jour barré, c'est l'équivalent d'une journée de plus à supporter son absence. A vivre avec sa mort sur ta conscience. Alors en effet, rien n’est rationnel, dans ton raisonnement, mais tu ne peux pas voir les choses différemment. L’Unité CERBER peut compenser ses pertes. Mais toi, comment peux-tu combler ce trou béant laissé par la disparition de Leni ?
Ça aurait dû être toi. Un autre commentaire dans ta tête ou bien… «
Ça aurait dû être toi. » Une phrase. Prononcée à voix haute. Tu marques un temps d’arrêt quand tu réalises les mots qui t’ont échappée, et tu te mords l’intérieur des joues. Merde. Figée net, arrêtée en plein milieu du chemin, tu te retrouves les bras ballants, à regarder partout autour de toi. Partout, sauf en face de toi, histoire de ne pas avoir à le dévisager, et de saisir qu'il a entendu ta remarque pour le moins déplacée. Tu veux tout, sauf t'expliquer. Surtout pas avec lui. Surtout pas avec Seth.
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