tunnel vision (jizz#2)

C’est déjà la fin de journée et la foule ne désemplit pas. A chaque fois qu’il lève le nez de son estrade, Grizz a plutôt l’impression qu’elle s’allonge de plusieurs mètres. C’est interminable. ‘Faut dire, y’a rien d‘étonnant : le streamer évite si souvent les conventions et autres apparences publiques que sa rare présence attire les gens comme des fourmis autour d’une goutte de miel. Grizz s’en veut un peu d’être si égoïste – après tout, c’est le soutien de tous ces gens qui lui ont permis de vivre de son hobby, la moindre des choses serait de les remercier en face. Un petit effort, c’est tout ce qu’on lui demande.

Alors Grizz tâche d’offrir des sourires et d’ignorer le malaise qui enfle tout doucement dans ses chairs tandis que les visages défilent et que les conversations s’enchaînent. Il perd le fil parfois, il bafouille ou se trompe de prénom pour la dédicace mais on trouve ça marrant alors personne ne lui en veut de trop – il espère. La fatigue se fait sentir depuis plusieurs heures déjà. Un mal de tête s’est logé derrière sa tempe droite et migre dorénavant vers la gauche, et il sait pas si c’est à cause du bruit constant, des surstimulations, ou de son dos qui proteste contre la position voutée qu’il adopte malgré lui depuis le début de l’après-midi. Y’a des fourmillements désagréables jusque dans ses orteils. Il sait qu’il devrait s’allonger, ou au moins se lever et aller marcher un peu pour soulager la douleur, mais il ose pas. Ça ralentirait tout le monde, ça ne se fait pas. Il ne veut contrarier personne, Wonwoo.

Il s’en sort plutôt bien, en fin de comptes.
Il peut gérer jusqu’à la fin.
Ensuite, il ira remettre le trophée au vainqueur du championnat et il pourra rentrer chez lui.

Masquant une grimace derrière un sourire pincé, Wonwoo se redresse discrètement sur sa chaise en faisant glisser un poster fraichement signé de l’autre côté de la table. « Et voilà pour toi. Merci de t’être déplacé… à bientôt ? » qu’il répète machinalement pour ce qui semble être la millième fois de la journée. On doit vraiment le trouver ennuyeux à mourir… il espère que les gens n’ont pas payé trop cher pour cette pitoyable interaction. Plus bas parmi la foule, le streamer croise un regard peu impressionné et son estomac lui tombe aussitôt dans les talons. Ils doivent sûrement le détester pour ne pas avoir l’air plus enjoué, pour leur faire perdre leur temps et leur argent. Le trouvent-ils hautain ou ingrat ? Imbu de lui-même ? Il ne les a pas assez remerciés. Il devrait… « Salut Grizzly ! » Personne suivante. « M-merci ! Enfin, bonjour, ah n’importe quoi… » Grizz secoue la tête, la honte rampant le long de sa nuque tel un insecte répugnant. Le selfie le prend de court, il ouvre grand les yeux à la dernière seconde pour se donner un air plus amical, déteste devoir penser à tout ça. L’adolescent lui raconte quelque chose mais il n’arrive même pas à l’écouter, entre la douleur qui lui lèche les vertèbres et son esprit qui s’embrouille et lui hurle de prendre la fuite. Il est une horrible personne. Les gens vont s’en rendre compte, non ? Il n’a rien à faire là.

L’ado a les yeux qui brillent, devant lui. Pourtant, Grizz a toutes les peines du monde à raccrocher les wagons et à se concentrer pour saisir ses paroles. Faute de mieux, il hoche la tête et hume aux moments qu’il juge opportuns, signe aveuglément ce qui lui est tendu et prend la pose pour un énième maudit selfie. A chaque fois, y’a cette petite voix qui lui susurre à l’oreille que les photos seront décevantes voire carrément horribles et que sa tête sera le nouveau meme d’Internet pour les prochaines semaines. Malheureusement, rendre les photos interdites en convention est tout simplement inenvisageable – et dans le genre ingrat de sa part, on ne ferait pas mieux… alors il n’a qu’à ravaler ses angoisses et subir en silence. Et avec le sourire, s’il-vous-plaît.

A peine le temps de souffler que la prochaine personne s’avance mais, au lieu d’un fan, le regard croise celui d’un adulte familier – et qui n’a rien à faire dans ce genre d’endroit, à sa connaissance. Confus, Grizz se redresse sur son siège (et le regrette aussitôt lorsque son dos proteste à nouveau). Le costume bien coupé a été remplacé par un t-shirt décontracté et ses cheveux, libérés du gel, retombent artistiquement sur son front. Le sourire et les fossettes sont bien les mêmes, en revanche.

Pendant une seconde, ça le tente vraiment de mentir et de cacher son épuisement pourtant évident à travers un sourire pincé et une phrase toute faite – y’a même un faible rire soufflé et un « Ça va… » qui lui échappent pour minimiser la chose – avant que l’homme ne sorte une bouteille d’eau de son sac pour la lui tendre, sans rien ajouter de plus. « Ah… merci mais tu sais j’en ai plein hum, derrière. Garde-la pour toi plutôt, il fait chaud. » Grizz se défend par réflexe, sans raison. La vérité c’est qu’il pourrait se mettre à pleurer, pour cette stupide bouteille d’eau. C’est dire à quel point ses nerfs sont à vif.

« Oui, il y a encore beaucoup de monde… Mais ça devrait aller. Mon poignet est en bonne santé. » Un geste innocent pour prouver ses dires et un petit sourire pour l’accompagner, en souvenir de leur dernière conversation sur le sujet. Alors que le streamer finit par accepter la bouteille et la débouche, son regard se pose sur les deux silhouettes qui piétinent timidement dans l’ombre de l’animateur radio. Grizz hausse les sourcils, fait un aller-retour rapide entre eux et l’adulte qui les accompagne, avant de prendre une expression plus douce lorsque son esprit fait le lien. « C’est toi… Riley ? C’est ça ? Salut. » L’adolescente ressemble beaucoup à son père, ils ont les mêmes pommettes haut perchées. « Toi par contre je te connais. » fait-il en avisant le second gamin, beaucoup plus familier. C’est assez étrange de les voir ensemble, mais il se garde de commenter. « T’aurais dû me dire que tu venais, Yechan. Je t’aurais filé des p- » Ça s’enchaîne très vite, après ça : la bouteille reposée distraitement au bord de la table et qui bascule dans le vide, puis le réflexe de se pencher pour l’attraper avant qu’elle ne s’écrase au sol – trop tard. La douleur qui explose au milieu de son dos telle un coup de poignard chauffé à blanc planté entre deux vertèbres. Ça lui coupe le souffle immédiatement alors que sa vision vire au noir et qu’un hoquet surpris lui arrache la gorge. Plié en deux, Wonwoo reste immobile, paralysé de douleur, contraint d’attendre que ça passe en luttant contre la menace de l’évanouissement. Ça irradie dans tout son corps à chaque inspiration. Au moins, il est un peu caché par la table, à l’abris des regards – il pourra prétendre être en train de ramasser quelque chose. Personne ne se doutera de rien.

Au bout de ce qui lui semble être une éternité – quelques secondes en réalité – le supplice semble diminuer en intensité et Wonwoo retrouve ses esprits, motivé par la honte de se donner ainsi en spectacle. Il sert les dents et ne prononce pas un mot en se redressant avec mille précautions, ses jointures blanchies par la force avec laquelle il s’agrippe au rebord de la table pour ne pas s’effondrer. « … d-des places. » articule-t-il avec effort, un sourire figé sur ses traits. Parce que Wonwoo croit qu’il gère bien la douleur – il a l’habitude, après tout – alors il pense pouvoir faire comme si de rien n’était, malgré les tâches noires qui dansent dans son champ de vision et la main qui tremble violemment autour du stylo. Ça ira, il peut le faire. « Vous v-voulez… dédicace ? une d-dédicace ? » Un petit effort, Wonwoo.

cw : début de crise de panique

Grizz a pas la présence d’esprit de s’intéresser à ce que l’homme raconte mais, vu les quelques rires qu’il récolte dans le public, il lui est reconnaissant pour la distraction. Les yeux se ferment brièvement alors que la douleur irradie à fréquence régulière entre ses vertèbres, impitoyable, ne faiblissant que pour repartir de plus belle à chaque micromouvement de sa part. Grizz essaye de se concentrer sur la douleur de ses doigts qui agrippent férocement le rebord de table, à la place, mais le sourire reste figé et il ne peut que voir avec impuissance celui de l’animateur radio perdre de son éclat. C’est le regard, qui le brise. Celui de l’homme et ceux des ados. L’inquiétude sincère qu’il y perçoit comme reflet incontestable de sa faiblesse et de son incompétence – quel professionnel est incapable d’aller au bout d’une simple séance de dédicace avec enthousiasme ? Grizz se sent si bête, si nul. C’est ton métier, espèce d’andouille, agis comme tel. Une soudaine bouffée de chaleur lui fait serrer les dents tandis que son rythme cardiaque accélère. Ça devient compliqué de ne rien laisser transparaître, alors que l’homme s’agenouille pour se retrouver à sa hauteur et lui murmurer ses inquiétudes.

Le corps entièrement crispé pour se préserver d’une nouvelle vague de souffrance, le streamer baisse les yeux et bafouille un début de réponse afin de le rassurer, les lèvres se tordant vaillamment vers le haut dans un pauvre écho de sourire. Il aimerait disparaître, Wonwoo. Ici et maintenant. Sortir ? Il veut sortir oui. Fuir le plus loin possible d’ici, loin des regards et des attentes d’inconnus. Mais on s’en fout de ce qu’il veut, non ? Ces gens se sont déplacés pour lui, ils ont dépensé du temps et de l’argent pour le voir et échanger quelques mots avec lui, ce sont ces gens qui soutiennent sa carrière et il n’a d’autre choix que d’être reconnaissant et de leur rendre un minimum d’effort… non ? Quel scandale ça ferait. Les organisateur ont déjà été bien gentils de l’inviter à cet événement, pour quoi passerait-il s’il ne remplissait pas sa part du contrat ? Ingrat, impoli, paresseux… Les qualificatifs ne manquent pas. Est-ce qu’il est paresseux ? Oui, sûrement, c’est ce que tout le monde dit. Ils doivent avoir raison. Il devrait faire plus d’efforts…

Pendant une seconde, y’a un appel à l’aide silencieux qui passe au fond de ses yeux avant que la raison ne l’emporte. La voix est blanche lorsque les mots s’alignent enfin de façon cohérente. « C’est rien, mon dos… m-mon dos s’est bloqué. J’ai une prothèse. Ça va passer, t’inquiètes... » Y’a peu de chances que ça passe tout seul, Wonwoo le sait, et surtout pas en restant assis encore deux heures sur cette chaise inconfortable. Il se donne pas d’autre choix, pourtant, déterminé à faire bonne figure et à aller au bout de ce calvaire sans devenir un problème pour personne. Comme pour prouver ses dires, Grizz reporte son attention sur les deux adolescents en face de lui, prenant bien soin de planquer tout son mal-être derrière un masque d’affabilité. « Vous… êtes dans la même classe ? » qu’il souffle péniblement. Les deux visages sont flous, les taches noires envahissent sa vision périphérique. Depuis quand son cœur s’est mis à battre si vite ? Il semble sur le point d’exploser.

cw : crise de panique, auto-dépréciation

Ça faisait un petit moment que sa prothèse n’avait pas déconné de la sorte – vu l’horrible coup de poignard, probablement quelques nerfs qui ont pris cher à cause du mouvement soudain imposé à des muscles froids. Enfin il suppose. En général, la douleur est plus diffuse, similaire à un engourdissement vaguement gênant, et s’allonger ou marcher quelques minutes suffit à l’apaiser.

Y’a tous ses organes qui semblent fondre d’un coup pour s’accumuler dans ses talons quand Wonwoo voit du coin de l’œil le journaliste s’emparer d’un micro. Il a un vertige, soudain, et le cœur qui résonne dans ses tympans, envie de vomir. « Qu’est-ce que tu… » Il est devenu fou ou quoi ? Le micro grésille et Grizz se crispe un peu plus alors que les murmurent de la foule lui remonte aux oreilles comme une nuée d’insectes en colère – à moins que ce ne soit les bourdonnements de son esprit en surchauffe. Il saurait pas faire la différence, Wonwoo.

« Non fait pas ça, arrête, s’il-te-plaît- » Une supplique éraillée qui passe avec difficulté la barrière de ses lèvres. Il sent plus ses pieds, ni le bout de ses doigts. Il veut disparaître. Et l’autre qui n’arrête pas son numéro au micro, braquant toute l’attention sur lui alors qu’un étau lui comprime la gorge – n’a-t-il pas pitié ? Il n’arrange rien du tout. Pourvu qu’on le laisse tranquille, c’est tout ce qu’il demande… Des rires dans la salle. Des moqueries ? Un gémissement plaintif lui échappe alors que le streamer se recroqueville sur son siège et que son dos lui envoie une décharge de douleur en retour, lui ôtant tout désir de se lever pour tenter d’arrêter l’homme au micro. C’est un désastre. Tout le monde le déteste. Tout le monde le regarde, tous ces gens, iels le jugent et lui en veulent, iels pensent qu’il veut se défiler, c’est certain, iels le détestent, iels ne voudront plus jamais le soutenir ou même le regarder en face, iels ont raison, il est nul, lâche, bon à rien… Le discours finit par perdre son sens, Grizz décroche. Un sursaut lorsqu’il réalise que l’autre a rendu son micro et se plante maintenant devant lui. Pourquoi il sourit ? Arrive-t-il à entendre les battements erratiques de son cœur ? Le souffle qui peine à sortir de ses poumons ? Ses mots sont trop doux, trop calmes, à des milliers de kilomètres de l’ouragan qui sévit en lui, détruisant tout sur son passage. Lui dire de partir ? Oui. Non. A quoi bon ? Grizz s’étouffe sur un sanglot sans larmes alors que la honte lui comprime la gorge. Quelle pleureuse… t’as pas bientôt fini d’te donner en spectacle ? Des voix qui s’extirpent des coins les plus obscurs de sa tête pour finir de le tourmenter.

Y’a des mains qui se posent sur ses épaules, ses bras, et malgré leur douceur, la panique de Wonwoo redouble de plus belle en anticipation de la douleur. « Stopstopstop- aahngh ! » Son dos entier est en feu. « Peux pas j’peux- peux pas désolé désolé- » Il marmonne à toute vitesse, une main agrippée à un bout de tissu non-identifié, parvenant malgré tout à se préoccuper de son volume sonore pour ne pas attirer encore plus d’attention.