Happy face ;; Kuuno

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@Rosendo Cortes et @Kuuno Youngren

Le masque du conférencier était le plus facile à enfiler et conserver. Kuuno s'y était tant et si bien habitué qu'il en embrassait chaque aspect avec facilité, toute anxiété sociale évacuée au profit des connaissances qu'il partageait, se détachant pleinement de la situation pour mieux enseigner. Habituellement, chaque visage qui lui faisait face était inconnu, ou à peine reconnaissable, des traits qu'il oublierait sitôt sorti de la salle, une fois son déguisement retiré, une fois revenu à la réalité.

Cette conférence était on ne peut plus basique, une introduction aux espèces qui le fascinaient tant, dans l'espoir de les rendre moins détestées, moins incomprises. Kuuno avait pris part à tant de ces événements qu'ils commençaient à se mélanger dans son esprit, mais il était certain de ne jamais oublier cette conférence, puisqu'elle marquait une rencontre inattendue entre son univers privé et le monde public. Parce que Rosendo était là.

Kuuno l'avait repéré presque immédiatement, et s'était efforcé de ne pas lui accorder plus d'attention que nécessaire, plus que jamais conscient de la fragilité de son masque. S'il commençait à bégayer et rougir devant son public, c'en était fini de Kuuno et de ses conférences. Heureusement pour lui, Kuuno put se détacher facilement de la situation, avec l'habitude, et parvint même à accueillir une réponse de Rosendo à l'une de ses questions avec grâce, sans buter sur la moindre de ses paroles (un miracle).

Son cœur battait malgré tout à pleine vitesse, et Kuuno devait s'efforcer autant que faire se peut de ne pas communiquer sa nervosité ou sa tension à sa chère petite Miss Muffet, qui devait déjà s'accommoder d'être fixée de la sorte par les curieux qui avaient osé s'en approcher. Kuuno devait l'admettre, il était soulagé que cette conférence prenne fin, et que tout ce petit monde sorte de la pièce. Tout le monde... Sauf Rosendo, évidemment. Ses premières paroles eurent vite fait de briser le masque, et Kuuno se prit les pieds dans sa propre diction, perdant tout ce qui lui restait d'assurance :

"Oh... euh... C'est gentil. Vous... Vous n'avez pas à m'appeler "Professeur"."

Kuuno ne parvenait pas à se détacher des conventions et à se montrer familier avec Rosendo, comme un mur érigé entre eux deux. C'était ainsi avec la plupart des gens : rares étaient ceux envers qui Kuuno se permettait un langage qui n'était pas soutenu, le vouvoiement lui permettant inconsciemment d'instaurer une distance qui le protégeait.

Le compliment le frappa de plein fouet, et Kuuno fut aussi rougissant qu'un adolescent en émoi pourrait l'être, tirant nerveusement sur sa cravate. Très élégant ? Il ne savait pas trop. Il avait seulement cherché à être apprêté correctement, comme il se devait de l'être dès lors qu'il endossait le rôle de professeur ou de conférencier. Kuuno ne pouvait pas s'imaginer se présenter débraillé et décoiffé devant ses élèves ou ses spectateurs, quelle image renverrait-il de sa profession si c'était le cas ?

"C'est... hmm... C'est juste un costume. C'est normal pour ma profession."

Kuuno eut le sentiment qu'il se montrait peut-être un peu trop dur face au compliment, sitôt les mots prononcés, et réalisa qu'il n'avait pas même remercié Rosendo ni de ses gentils mots ni même de sa présence. L'embarras le saisit un peu plus et il s'empressa d'ajouter, tortillant une mèche de ses cheveux autour de son index :

"Oh, euh, je veux dire, merci ! Merci d'être là et... hmm... merci. Tout court."

Evanoui, le conférencier éloquent. Parti, le professeur plein de confiance dans ce qu'il disait et l'image qu'il renvoyait. Ne restait que l'homme bourré d'anxiété et de doute, qui pourrait être brisé par le moindre souffle de vent. Si seulement Kuuno pouvait maintenir ce masque à tout instant, sa vie serait beaucoup plus aisée qu'elle ne l'était actuellement...

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Tout allait bien. Rosendo était quelqu'un de gentil. Kuuno n'avait aucune raison d'être aussi nerveux. Et pourtant, il l'était, coeur battant à tout rompre dans sa cage thoracique, rouge aux joues, son anxiété respirant par chaque pore de sa peau. C'était probablement pour ça que Kuuno n'avait pas d'amis : qui pourrait avoir la patience nécessaire pour supporter ses névroses durablement ?

"Je... Je vais bien. La conférence s'est bien passée. Enfin, je crois. N'est-ce pas ?"

Jusqu'ici, Kuuno était convaincu que c'était bien le cas. Qu'il avait fait une bonne conférence. Mais il suffisait du moindre doute pour que tout soit remis en question. Est-ce qu'il avait été suffisamment pédagogique ? Avait-il interagi correctement avec son public ? Peut-être aurait-il dû faire preuve d'un peu plus d'humour pour distraire son public... ou... ou...

Kuuno secoua la tête, chassant ses angoisses du mieux qu'il le pouvait. Pas question d'embêter Rosendo avec ses insécurités, pas alors qu'il venait de prendre la peine de se déplacer et d'assister à tout cela. Kuuno ne s'était pas attendu à ce qu'il puisse être aussi sincèrement intéressé par le sujet, et cette idée le touchait. Assez pour que son impulsivité, rarement manifestée, le pousse à prononcer des paroles des plus osées :

"Vous voulez boire quelque chose ?"

L'invitation était lancée, avant même que Kuuno ne réalise pleinement ce qu'il venait de dire. Sitôt l'eut-il compris que l'angoisse le saisit à nouveau, et il ajouta précipitamment, regard fuyant, marmonnant d'une petite voix :

"Pour vous remercier, je veux dire. D'être venu. Vous n'avez pas à... Ce n'est pas...Hem..."

Ca y est, Kuuno s'empêtrait à nouveau dans ses mots. Mortifié, il focalisa son attention sur Miss Muffet, dans son petit terrarium de transport, qui menait son existence de son côté sans se préoccuper de tout ça. Quelle chance elle avait... S'exprimant dans le langage de l'araignée, Kuuno laissa échapper une série de sonorités étranges, qui signifiait vaguement "Je suis en train de tout gâcher".

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Kuuno était un homme solitaire, par résignation plus que par plaisir. Il lui était difficile d'interagir avec ses pairs, une chape d'anxiété s'abattant sur lui à chaque interaction, comme pour lui rappeler constamment toutes les manières possibles à sa disposition pour s'attirer toutes sortes d'inimitiés. Comme pour lui souffler à l'oreille qu'il prenait toujours trop de place, avec une audace qu'il ne devrait certainement pas se permettre.

Même avec une personne comme Rosendo, qui venait le voir de son plein gré et se montrait excessivement gentil à son égard, Kuuno restait prisonnier de ses angoisses, craignant à tout instant de le rebuter, peut-être définitivement. Il peinait à comprendre comment l'homme pouvait s'accrocher ainsi, et continuer à lui sourire de la sorte, quand Kuuno ne faisait que lui renvoyer cette image de nervosité et de mal-être. Mais il espérait que sa patience ne s'amenuiserait pas trop vite...

Ses compliments firent rougir Kuuno un peu plus qu'il ne l'était déjà, peu habitué qu'il était à en recevoir dans un cadre qui n'était pas exclusivement professionnel. L'homme embarrassé entortillait ses mèches, le cœur battant à vive allure, et ses pensées s'affolèrent tant et si bien qu'il se décida à inviter Rosendo à boire un verre, dans un élan impulsif qui n'avait rien de caractéristique pour lui.

La plaisanterie de Rosendo lui passa complètement au-dessus de la tête, et, se détournant de Miss Muffet, il s'empressa de vouloir le rassurer :

"Non, non, jamais je... !"

Mais Rosendo l'interrompit pour lui faire comprendre qu'il blaguait, et Kuuno se força à prendre une longue inspiration, pour remettre ses pensées en ordre. D'accord. Une plaisanterie. D'accord. Il se sentit malgré tout obligé d'ajouter, le regard fuyant :

"Je ne ferais jamais ça, d'accord ? Je... Je n'utilise pas mes pouvoirs pour faire du mal aux gens. Ou aux araignées."

Il fut une époque où Kuuno ne maîtrisait pas tout à fait ses dons, et les araignées se manifestaient pour le protéger. Mais c'était bien la dernière chose qu'il souhaitait, et il avait appris à contrôler ses dons spécifiquement pour éviter d'être un danger pour qui que ce soit. Cela ne lui viendrait certainement pas à l'idée d'utiliser ses pouvoirs pour... pour agresser quelqu'un. Et encore moins Rosendo, qui était si gentil avec lui.

Alors que Kuuno s'attendait sincèrement à un rejet, après une invitation aussi abrupte et soudaine, voilà que Rosendo acceptait son offre. Un bref "Oh." s'extirpa de ses lèvres, tandis que l'homme lui signifiait qu'il boirait bien un verre avec lui, peut-être même deux. Mieux encore, il finit par lui retourner la question, comme pour s'assurer que c'était bien ce qu'il voulait. Kuuno avait donc l'opportunité de reculer, s'il le souhaitait. De reprendre cet élan impulsif qu'il n'avait pas bien contrôlé.

Mais il ne le fit pas. Malgré son coeur battant à vive allure, malgré l'anxiété que cela lui inspirait, Kuuno finit par hocher la tête, soufflant d'une petite voix :

"Je... Je veux bien boire un verre avec vous. Pour faire connaissance."

Replaçant une mèche de ses cheveux, il ajouta, toujours avec ce regard fuyant, comme si la simple vision de Rosendo serait suffisante pour le réduire au mutisme :

"Je connais un petit établissement, pas très loin. Ils... Ils ont l'habitude de me voir. Après mes conférences. J'y vais généralement pour une tasse de thé, ou autre chose. Si... Si vous voulez bien me suivre..."

Toujours aussi formel. Toujours trop courtois. Kuuno se maudit intérieurement, tout en finissant de ranger ses affaires et en s'assurant que Miss Muffet pouvait rester un peu plus dans son petit terrarium. L'araignée faisait sa vie de son côté, indifférente aux tourments de son compagnon humain, qui se bataillait avec son embarras aussi sûrement que David avec Goliath.

Le trajet fut court, mais sembla pourtant durer une éternité pour Kuuno, qui ne pouvait s'empêcher de se retourner régulièrement vers Rosendo, comme si ce dernier allait prendre la poudre d'escampette à tout moment. Une table relativement isolée leur fut attribuée dans l'établissement de son choix, et Kuuno dissimula son visage derrière la carte, alors qu'il tentait vainement de reprendre ses esprits et de se calmer. Il allait passer un bon moment... Pourquoi était-il toujours dans cet état ?

Abaissant finalement la carte, il prit l'initiative de présenter ses excuses, culpabilisant à l'idée que Rosendo puisse s'ennuyer en sa présence :

"Je... Je n'ai pas vraiment l'habitude de faire ça, avec qui que ce soit. Je suis désolé d'être de mauvaise compagnie, mais cela me fait plaisir de boire ce verre avec vous. Vraiment."

Kuuno était sincère. Il l'était généralement, mais là, plus que jamais. Ce moment privilégié passé avec Rosendo, c'était quelque chose qu'il avait souhaité. Et il espérait que cela se passerait au mieux.

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Rosendo lui faisait perdre ses moyens. Habituellement, ce serait définitivement une raison pour Kuuno de chercher à l'éviter, et pourtant, le voici à l'inviter délibérément, comme si de rien n'était, en dépit de cette anxiété sociale qui lui pesait sur les épaules à chaque instant. Peut-être que Rosendo le laissait bouche bée, et que sa présence et ses mots gentils le faisaient rougir, mais c'était une chaleur, bien qu'étouffante, qu'il trouvait agréable de ressentir.

Alors, Kuuno encaissa les paroles rassurantes avec un visage écarlate et un balbutiement incohérent, à mille lieues du professeur éloquent et brillant qu'il avait donné l'impression d'être, quelques instants auparavant, pris dans sa conférence :

"Oh, je... ce n'est pas... c'est..."

Qu'est-ce que c'était ou qu'est-ce que cela n'était pas, personne n'en saurait jamais rien, et encore moins Kuuno qui était bien dans l'incapacité de finir ses phrases. Au lieu de cela, il confirma qu'il voulait bien boire ce verre, et conduisit Rosendo dans un salon de thé qu'il avait pris l'habitude de fréquenter, et dans lequel il savait que la présence de sa mygale ne lui vaudrait pas d'être chassé de sitôt (même s'il évitait de l'exposer de trop à la vue des gens, ne serait-ce que pour éviter de heurter la sensibilité de phobiques potentiels).

Le moment aurait pu être agréable, si Kuuno ne s'était pas laissé rattraper par ses propres doutes, intimement convaincu d'importuner Rosendo ou de l'ennuyer d'une quelconque façon. Comment pourrait-il en être autrement ? C'était avec lui que Rosendo passait son temps, à regarder douloureusement les secondes s’égrener, regrettant déjà probablement d'avoir accepté son invitation et d'avoir même insisté pour ne pas y échapper. Kuuno avait ressenti le besoin irrépressible de présenter ses excuses, avec la certitude d'importuner Rosendo et de lui faire perdre son temps.

Une fois de plus, Rosendo se sentait obligé de le rassurer, et la culpabilité s'installa un peu plus dans son esprit, un cycle vicieux qui ne semblait pas trouver de fin. Tout était prétexte à ce que Kuuno se reproche son comportement, regrette ses décisions, ravale ses paroles. L'homme était une véritable boule d'angoisse, constamment à deux pas de la crise de nerfs, incapable de se lier durablement à qui que ce soit en raison de ses névroses.

Kuuno s'était convaincu de n'être rien de plus qu'une gêne dans l'existence de ceux et celles qui avaient le malheur de devoir le fréquenter. Et tout semblait constamment lui rappeler ça, peu importe ce qui pouvait se passer ou ce qui pouvait lui être dit. Est-ce que ce ne serait pas mieux pour tout le monde s'il s'isolait définitivement du reste du monde ? L'idée était toute aussi rassurante que terrifiante. Difficile à croire, mais cette solitude qui était sienne, Kuuno la subissait plus qu'il ne l'accueillait avec soulagement.

Rosendo s'évertuait à vouloir le rassurer, et Kuuno n'en revenait pas de la patience qu'il déployait à son égard. Pourtant, les mots restaient coincés dans sa gorge, un "Uh." étranglé étant tout ce qu'il pouvait exprimer lorsque Rosendo lui certifia qu'il trouvait sa compagnie agréable. L'idée qu'il puisse se moquer de lui l'effleura brièvement, mais Kuuno l'effaça aussitôt. Non. Non, ce n'était pas le genre de Rosendo. Il était juste bien plus gentil à son égard qu'il ne devrait l'être.

Pire que cela, Rosendo pensait qu'il avait été dans le tort lors de leurs précédentes interactions, et il ressentait désormais le besoin de s'excuser auprès de Kuuno. Le regard de Rosendo sur son être était brûlant, et, pourtant, Kuuno ne voulait pas le voir se détourner durablement. Le voir les yeux fermés de la sorte, l'épargnant de ce contact visuel, donna finalement le courage à Kuuno de s'exprimer, ne serait-ce que pour éviter à Rosendo le moindre embarras. Un embarras que Kuuno serait seul à ressentir, en vérité.

"N... Non, tu n'as pas à t'excuser ou à fermer les yeux comme ça, c'est... c'est..."

Les mots avaient du mal à sortir. Kuuno posa ses mains sur ses genoux, à l'abri des regards. Il pinça vivement sa paume, assez pour laisser une trace, se concentrant sur la douleur pour obliger les paroles à s'extirper de sa gorge nouée :

"C'est... C'est normal d'avoir peur de ça. De moi. Ce pouvoir que j'ai... Il n'est pas... C'est..."

Kuuno s'apprêtait à continuer, mais l'arrivée du serveur interrompit son fil de pensées. Mortifié, Kuuno pointa sur la carte ce qu'il souhaitait commander, économisant ses batteries pour communiquer avec Rosendo. Il méritait cet effort de sa part, aussi difficile et douloureux cela puisse-t-il être. Inspirer. Expirer. Pincer, fort, trop fort. Kuuno reprit d'une petite voix ses paroles, avouant avec une certaine honte :

"Je... Mon pouvoir, tu n'en as pas tout vu, et c'est... c'est normal que les gens en aient peur. Ou qu'ils m'évitent. Je n'ai pas le droit de les blâmer pour ça."

Malgré tous les efforts déployés par ses parents pour le protéger de la haine d'autrui, cette dernière l'avait frappé de plein fouet, et Kuuno en restait profondément traumatisé à ce jour, incapable de se défaire de l'idée qu'il puisse être détestable ou répugnant, aux yeux de ses pairs.

"Mais je ne ferais de mal à personne. Et encore moins à toi. Tu... Je..."

Kuuno était mortifié, plus embarrassé que jamais, et sa gêne se manifesta de la pire des façons. L'homme pouvait déjà sentir une araignée remonter le long de sa gorge, et il déploya tous les efforts possibles pour l'empêcher de sortir, secoué d'une toux silencieuse, attrapant la serviette la plus proche pour dissimuler sa bouche. Oh non. Oh non, oh non, oh non.

En espérant que Rosendo n'en voit rien, Kuuno laissa l'araignée s'égarer dans sa serviette, avant de placer l'objet sur ses genoux un peu trop vivement, dans l'espoir de dissimuler la petite bête sur ses jambes. Il ne voulait pas mentir. Il détestait mentir. Mais il n'était pas prêt à assumer pleinement en face de l'homme la nature réelle de son pouvoir.

"P... Pardon. J'ai avalé de travers."

Avalé quoi ? Il n'avait rien mangé. Vraiment, quelle excuse pathétique. Quelle était la prochaine étape ? Kuuno allait-il éternuer une araignée venimeuse sur le pauvre homme, qui tentait simplement de se montrer compatissant à son égard ? Oh, non, surtout pas, pitié !

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L'anxiété de Kuuno était à son paroxysme. Il voulait tant que ce moment avec Rosendo se passe bien, que l'homme en ressorte heureux, mais cette ambition alimentait plus encore sa nervosité, et l'éloignait un peu plus à chaque moment de cet objectif. Il le voyait clairement, Rosendo déployait toutes sortes d'efforts pour l'aider à se sentir mieux, mais le malaise demeurait, l'empêchant de se détendre, de s'exprimer avec fluidité, de baisser sa garde.

Kuuno s'en voulait. Il s'en voulait de ne pas pouvoir tout simplement abattre ses murs, même en présence de quelqu'un d'aussi compréhensif que Rosendo. Déjà, il commençait à obséder sur le fait qu'il l'avait tutoyé, que, dans son élan de panique, il avait oublié toute réserve et s'était laissé aller à une familiarité à laquelle il n'était pas habitué. C'était... C'était trop, trop vite. Sans oublier son pouvoir qui faisait des siennes...

Kuuno résistait difficilement à la tentation de s'enfuir, tandis que Rosendo gardait les yeux fermés, dans un élan touchant pour l'aider à se recomposer. L'aranéologue ne pouvait toutefois pas s'y résoudre, se sentant déjà coupable rien qu'à l'imaginer. L'homme tritura ses cheveux nerveusement, tout en accordant toute son attention à tout ce que Rosendo pouvait lui dire.

Il n'avait pas peur de lui. Kuuno voulait bien le croire, à l'heure actuelle, mais Rosendo était loin d'avoir vu tout ce dont il était capable. Même l'aranéologue était parfois écœuré par son propre pouvoir, bien qu'il se soit habitué aux sensations qu'il faisait naître dans son organisme dès lors qu'il se retrouvait à l'utiliser. Comment ne pas être nauséeux en voyant une mygale sortir de sa gorge, marchant de ses petites pattes sur sa langue ?

Kuuno ne pouvait s'empêcher de vouloir remettre en doute la parole de Rosendo, non pas parce qu'il ne lui faisait pas confiance, mais parce qu'il n'avait pas toutes les cartes en main pour s'exprimer. Il fut néanmoins interrompu dans cet élan par les dernières paroles de son interlocuteur qui, si elles furent prononcées avec une profonde douceur, le frappèrent aussi sûrement qu'un coup de poignard en plein cœur.

Un frêle "Oh." s'extirpa de ses lèvres, tandis que Kuuno se débattait avec ses émotions et ses sentiments. Rosendo avait raison. Cela n'avait pas été l'intention première de Kuuno, c'était sa fichue cervelle qui s'emballait systématiquement au moindre imprévu, dès lors que le professeur sortait de sa (restreinte) zone de confort, et tentait de tout analyser, de tout comprendre, de tout anticiper. Mais, ce faisant, il prêtait des intentions et des actions potentielles à Rosendo qui n'avaient rien de charitable.

Kuuno se mordilla la lèvre inférieure, contrarié par son propre comportement, pourtant incapable de s'en défaire. Si seulement il pouvait juste se détendre, et profiter de ce moment avec Rosendo, au lieu de gâcher tout ça avec son anxiété constante et débordante.

"Je... Je suis désolé."

Il l'était, sincèrement. Parce qu'il avait prêté à Rosendo des intentions qu'il n'avait visiblement pas. Parce qu'il avait l'impression de converser davantage avec la version imaginaire qu'il se figurait de son interlocuteur, plutôt que Rosendo lui-même. Ce n'était pas ce que Kuuno souhaitait. Ce petit moment ne pouvait-il pas simplement être agréable ?

"Je... Est-ce que tu... Est-ce que vous pouvez ouvrir les yeux, s'il vous plaît ?"

Même si ça l'intimidait, Kuuno ne voulait pas laisser Rosendo aveugle. Comment pouvait-il espérer la moindre once d'amitié, s'il n'était même pas capable de supporter le regard de l'homme posé sur lui ? Pliant et dépliant sa serviette dans un geste nerveux, Kuuno reprit d'une petite voix :

"Je suis vraiment désolé, je... je ne voulais pas..."

Il ne souhaitait pas offenser Rosendo ou le repousser par son comportement. C'était simplement difficile à gérer, tant il était peu habitué à pouvoir converser librement et durablement avec qui que ce soit, en-dehors de ses parents ou dans le cadre de son travail. Cela pouvait paraître peu et ordinaire, un verre partagé, mais pour Kuuno, c'était une véritable épreuve, l'obligeant à se montrer vulnérable en compagnie de quelqu'un, et à en accepter les potentielles conséquences.

Non, Kuuno ne devait pas penser de la sorte. C'était encore une fois prêter de mauvaises intentions à Rosendo, et ce n'était pas ce qu'il voulait. Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Continuant à plier et déplier sa pauvre serviette d'un geste maladroit et nerveux, il fit l'effort de poursuivre la conversation, confrontant aussi bien son inconfort que ses angoisses :

"Je ne vous connais pas, et je présume déjà. Je ne devrais pas. Je... J'aimerais en apprendre plus. Sur vous. Qu'est-ce que vous pouvez me dire ?"

La question était vague, très vague, mais Kuuno ne parvenait pas à être plus spécifique. C'était déjà un miracle pour lui d'avoir pu parler aussi longtemps, lui qui peinait à aligner dix mots dans ce genre de contexte.

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Kuuno fut soulagé de voir Rosendo enfin ouvrir les yeux, même si l'intensité qu'il percevait de son regard demeurait toujours aussi intimidante et difficile à soutenir. Il préférait toutefois cela à un Rosendo qui s'aveuglerait définitivement dans l'espoir de le rassurer : Kuuno ne souhaitait définitivement pas un tel sacrifice de la part de celui qu'il commençait déjà à considérer comme un ami, même si l'idée faisait naître d'autres angoisses, d'autres craintes.

Kuuno avait hoché la tête en silence lorsque Rosendo lui avait dit de ne pas s'en faire, acquiesçant sans conviction. Autant lui demander de ne plus respirer, à ce rythme, puisque son anxiété lui était tout aussi naturelle. La boisson de son choix avait été déposée devant lui, et Kuuno entreprit de jouer distraitement avec la paille, afin d'éviter de maltraiter davantage sa serviette, prêtant toute son attention à Rosendo et son récit.

Le rire de Rosendo était contagieux, et il eut lui-même un bref gloussement, un son qu'il n'était guère habitué à émettre, et qui lui tira une certaine rougeur. Celle-ci s'estompa tandis qu'il continuait à se focaliser sur les paroles de son interlocuteur, ne laissant rien ni personne détourner son attention des propos qui lui étaient partagés. Une grimace compatissante prit place sur son visage lorsque Rosendo se confia à propos de sa soeur.

Par réflexe, Kuuno commença à amorcer un geste maladroit de réconfort, sa main se dirigeant vers celle de Rosendo, se ravisant au dernier moment, ramenant ses doigts tremblants vers lui, recommençant à triturer sa paille pour calmer les battements de son cœur. Qu'est-ce que Rosendo aurait pensé de lui, s'il était allé au bout de son geste beaucoup trop familier et indécent, vu leur degré actuel de proximité ?

Non, Kuuno ne pouvait pas recommencer à projeter ses insécurités sur Rosendo. Il l'avait déjà assez fait comme ça, inutile de tout gâcher en persistant dans cette voie. Au lieu de cela, il continua donc à prêter pleinement son attention à Rosendo, étirant un bref sourire à la fin de ses anecdotes. Il aimait entendre l'homme rire : la sonorité avait quelque chose de pétillant, comme une chanson qu'on ne se lasserait pas d'écouter. Il lui fallut d'ailleurs un court instant pour revenir à l'instant présent et réaliser que Rosendo lui avait demandé s'il avait des questions à lui poser.

"Oh ! Euh... Hmm..."

En attendant de trouver ses mots, Kuuno prit enfin une première gorgée de sa boisson, se repassant les paroles de Rosendo dans sa tête, avant de se décider enfin pour une question, qu'il regretta à l'instant où il l'avait posée :

"Et tu... Vous êtes heureux ?"

Il ne savait pas pourquoi il avait demandé ça. Il aurait pu lui demander des éclaircissements sur son boulot, poser des questions sur ses cyberpets, et au lieu de cela, Kuuno se demandait si l'homme était heureux. La réponse n'était-elle pourtant pas évidente ? Un homme au sourire aussi lumineux ne pouvait qu'être heureux, n'est-ce pas ? Et si ce n'était pas le cas, pourquoi viendrait-il le lui dire à lui, un quasi inconnu ? Kuuno secoua nerveusement sa jambe sous la table, tandis qu'il se sentait obligé d'ajouter des précisions qui n'avaient pas lieu d'être :

"Je veux dire... hmm... Le travail, tout ça... Est-ce que tu... Est-ce que ça vous convient ? Travailler dans l'Underapple, ça ne doit pas être facile tous les jours."

Etait-ce un préjugé ? Qu'en savait-il lui, après tout, de la vie dans l'Underapple, lui qui avait toujours vécu dans une situation financière relativement privilégiée ? Une fois de plus, Kuuno se mordilla la lèvre inférieure, ressentant le besoin de demander à Rosendo, pour être rassuré ou, au contraire, conforté dans ses doutes :

"Est-ce que c'est déplacé de ma part de demander cela ? Je n'ai jamais vécu ou travailé dans l'Underapple, après tout."

Kuuno devrait vraiment revoir ses à-priori et préjugés. Outre tout ce sur quoi il devait déjà s'améliorer...

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Rosendo aurait pu refuser de répondre, ou lui faire remarquer que ses paroles étaient déplacées, et Kuuno n'en prendrait pas offense, et s'excuserait plus encore qu'il ne l'avait déjà fait.

C'était bien le problème d'avoir si peu d'interactions, en-dehors d'un contexte purement professionnel : le professeur était tout bonnement incapable d'entretenir des conversations ordinaires, s'exprimait sur des sujets par un angle inattendu, et réfléchissait à la fois trop et pas assez à ce qu'il pouvait bien dire, ce qui était un terrible combo.

Kuuno s'empêtrait dans son embarras et s'enfonçait un peu plus à chaque instant dans ses bourdes, dont il était bien incapable de sortir seul. Rosendo, bien heureusement, se montrait patient et compréhensif à son égard, bien plus que Kuuno n'avait l'impression de le mériter.

Kuuno lui prêta toute son attention, se débattant avec sa paille pour atténuer ses expressions de nervosité. Il eut une grimace compatissante aux propos de Rosendo, et réalisa alors pleinement que, non content d'y travailler, l'homme vivait également à l'Underapple. Ouch, il avait vraiment gaffé, sur ce coup-là... Quel soulagement que Rosendo soit aussi gentil avec lui.

"Je comprends. Je suppose que chaque situation a du bon. J'ai eu tort d'émettre un jugement hâtif sur le sujet, je ne connais pas assez l'Underapple pour m'exprimer sans réfléchir. J'en suis désolé."

Excuses réitérées, sincèrement, Kuuno semblant incapable d'alléger le poids de sa culpabilité. L'homme prit une gorgée de sa boisson, tandis que Rosendo confirmait que, à ce jour, il était heureux. Et, Kuuno aurait probablement dû le prévoir, voici que sa question lui était désormais retournée.

Cela n'empêcha pas Kuuno de s'étrangler brièvement avec une gorgée trop rapide, toussotant un court instant, son corps réagissant instinctivement à la perspective d'être à nouveau sur le devant de la scène.

La question devrait être simple : elle ne l'était en rien. Kuuno pouvait disserter des heures durant sur les araignées et leurs particularités, mais dès lors que la discussion devenait plus personnelle, le voici à buter sur ses mots comme un étranger maniant à peine la langue anglaise, s'empêtrant une fois de plus dans sa timidité :

"Je... Non... Oui... Peut-être ?"

Kuuno se sentait profondément stupide. Il se réfugia derrière sa boisson, à la recherche de ses mots. Il parvint finalement à les trouver, crispant ses mains l'une contre l'autre, enfonçant légèrement ses ongles dans sa peau, évitant soigneusement le regard de Rosendo tout en s'exprimant :

"Je suis... Je suis satisfait de ma vie professionnelle. Et... Et de partager mon existence avec mes araignées. Mais je... j'aimerais..."

Le visage de Kuuno se fit rougissant, tandis qu'il admettait à demi-mot :

"J'aimerais arrêter d'avoir peur. Tout le temps. De tout et de tout le monde. Et je n'y arrive pas. J'ai... J'ai toujours peur."

L'angoisse qui l'étreignait à chaque instant. La peur du regard de l'autre, du jugement, d'être trop présent, de ne pas l'être assez, de prendre trop de place, d'être inexistant, tout se heurtait dans une tornade infernale qui agitait son corps à chaque instant. Ses ongles s'enfoncèrent un peu plus dans sa peau, sa respiration s'accélérant audiblement, tandis qu'il continuait à admettre d'une manière presque incontrôlée :

"Je n'arrête pas de penser. Aux erreurs que j'ai fait, à celles que je vais commettre, à toutes les potentielles façons de me tromper, de blesser autrui, de tout ruiner, et ça ne prend jamais fin. Ca tourne, et ça tourne, et ça tourne, et..."

Kuuno tenta de reprendre son souffle, et ne parvint qu'à prendre une inspiration sifflante. Non... Non, il fallait qu'il se calme. Il n'était pas réellement anxieux. Tout allait bien. Rosendo était si prévenant avec lui. Il... il...

"Dé... Désolé."

Respirer. Il devait respirer. Il savait que c'était sous son contrôle, qu'il devait simplement ralentir le rythme, mais il n'y arrivait pas. L'angoisse l'étreignait, comme un parent le ferait d'un enfant qu'iel refusait de voir s'échapper, et Kuuno était incapable d'échapper à ce sentiment. Il l'embrassait malgré lui, telle une couverture de survie, une bouée sans laquell il se noierait et qui, pourtant, le précipitait un peu plus chaque jour vers les abysses...

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Des mains se posèrent sur les siennes, et la sensation de douleur physique disparut, et, avec elle, le léger soulagement qu'elle lui procurait, dans cette vague d'angoisse qui ne cessait de s'abattre sur Kuuno. Le regard de l'homme était troublé, fuyant, comme s'il peinait à voir quoi que ce soit. Ce n'était pas tout à fait éloigné de la réalité : Kuuno s'était enfermé dans sa panique, et celle-ci déformait sa perception du monde.

Il avait l'impression que tout le monde les regardait, soufflait des choses à leur sujet, le jugeait, lui, qui était incapable de parler à cœur ouvert sans sombrer dans la peur, qui ne pouvait pas entretenir une simple conversation sans se laisser envahir par ses émotions. La plupart du temps, Kuuno contenait ses crises, ne les exprimant pleinement que dans le refuge de sa demeure, ou en s'enfermant aux toilettes, à l'abri des autres, les épargnant tout en se protégeant.

Mais voilà longtemps que Kuuno n'avait pas passé du temps avec quelqu'un en-dehors de son travail et, tout naturellement, ses angoisses étaient ressorties, devant la perspective de le décevoir, la peur d'être de trop, la crainte, justement, de lui faire subir ce qu'ils étaient en train de vivre actuellement. La voix de Rosendo lui parvenait tout juste audible, comme s'il devait franchir un mur pour pouvoir communiquer.

Pourtant, Kuuno s'y accrocha, aussi sûrement qu'il s'agrippa aux mains de l'homme, un phare dans ses ténèbres, une bouée de sauvetage dans l'océan de ses craintes. Lentement, mais sûrement, la respiration de Kuuno se calqua sur celle de Rosendo, et les manifestations d'angoisse commencèrent à se calmer. Kuuno était incapable de répondre verbalement à Rosendo, à cet instant précis : tout ce qu'il pouvait faire, c'était hocher la tête, deux fois, quand l'homme lui demanda s'il voulait rentrer, et s'il était accompagné par Miss Muffet. Oh, oui, elle devait avoir besoin de se dégourdir les pattes, la pauvre...

L'attaque d'anxiété avait été courte, mais intense. Kuuno avait l'impression d'avoir couru un véritable marathon lorsque, enfin, sa respiration reprit un rythme normal, et ses mains cessèrent de se crisper, même si elles n'étaient pas tout à fait détendues, comme le reste de son corps. La suite s'avéra floue et confuse pour Kuuno, tandis qu'il reprenait ses esprits peu à peu : l'addition avait été payée, et ils étaient rentrés tous deux, l'aranéologue soutenu par son nouvel ami, sa démarche maladroite, hésitante, alors qu'il regagnait encore le contrôle de ses membres.

Il avait eu quelques difficultés à ouvrir la porte, et ne rêvait rien de mieux que de simplement se recroqueviller dans son coin, mais il fallait penser à Miss Muffet. Sa cervelle prise dans un étau brumeux, Kuuno ouvrit la porte de son vivarium pour mieux y relâcher sa mygale, émettant quelques sonorités rassurantes à son égard. Enfin, il était temps pour l'homme de retrouver le confort de son canapé, sur lequel il eut tôt fait de se s'asseoir et de relever ses genoux contre lui, dans une position presque fœtale.

Enfin, son regard se releva vers Rosendo, qui l'avait accompagné tout ce temps, qui ne l'avait pas quitté alors que rien ne l'obligeait à rester, et ses yeux se remplirent brièvement de larmes. Il entreprit immédiatement de les essuyer et de retenir le reste, embarrassé par cette démonstration émotionnelle, celle de trop pour Kuuno.

Il n'avait plus l'habitude d'être dans cet état devant qui que ce soit : hormis Rosendo, il n'y avait jamais guère eu que ses parents pour le consoler et le tirer tant bien que mal de ses angoisses. Et maintenant qu'il vivait seul, il n'avait jamais pu compter que sur lui-même, ce qui était probablement pour le mieux, puisque cela signifiait qu'il n'imposait cela à personne. Comme il le faisait à Rosendo actuellement.

Une grimace sur son visage. Enfin, les mots lui revinrent, difficilement, et Kuuno les articula précautionneusement, renfermant ses bras autour de ses propres jambes :

"Je suis désolé. Je n'aurais pas dû m'emporter."

Kuuno s'en voulait. Il était un homme adulte, il devrait être capable de tenir une simple conversation sans se dissoudre dans ses propres angoisses. Pourquoi pouvait-il le faire dans son rôle de professeur, et pourtant se révéler incapable d'en faire de même dans sa vie au quotidien ? Surtout avec une personne aussi bienveillante et patiente que semblait l'être Rosendo ?

"Tu... Vous... Vous n'êtes pas obligé de rester. Je ne sais pas si je vais être de très bonne compagnie."

Il ne l'était déjà pas foncièrement dans son état normal. Mais à peine sorti d'une crise d'anxiété ? Kuuno doutait être capable de converser librement ou de distraire Rosendo d'une quelconque façon. Peut-être qu'il devait juste faire des efforts... Un peu plus d'efforts... Son regard se posa vers sa cuisine, avant qu'il ne souffle d'une petite voix :

"On n'a pas vraiment eu le temps de boire, à... à cause de moi. Vous voulez quelque chose ?"

Le moins qu'il puisse faire, pour commencer, c'était d'être un hôte digne de ce nom. Rosendo méritait bien ces égards.

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Kuuno était épuisé, de cette fatigue qui lui donnait l'impression d'être un vieillard, tentant en vain de porter le poids du monde sur ses épaules. L'aranéologue n'en pouvait plus de devoir constamment lutter contre son angoisse, cette même anxiété qui l'empêchait une fois de plus de simplement passer un bon moment. Parce qu'il avait peur. Parce que ses doutes l'assaillaient constamment jusqu'à ce qu'il n'ait plus d'autre choix que de se noyer dedans.

Pourtant, l'homme se convainquait qu'il devait trouver l'énergie, ne serait-ce que pour se racheter auprès de Rosendo, qui avait fait l'effort de se déplacer pour écouter sa conférence, et avec qui il n'avait pas même pu finir une simple boisson avant de se retrouver pris d'une crise de panique. Kuuno n'en aurait pas voulu à Rosendo si ce dernier était tout simplement parti, ou s'il avait attendu de lui les efforts qu'il tentait de déployer.

Mais l'homme continuait à agir en ange et, avec l'aise d'une personne qui ne semblait craindre ni jugement ni critique, Rosendo s'empara du plaid de Kuuno et l'en recouvrit, tout en lui faisant savoir qu'il s'occupait de tout le reste. Dire que Kuuno avait été abasourdi était un euphémisme : l'aranéologue avait été si surpris qu'il n'avait guère pu articuler plus qu'un "Euh... Thé ?" lorsque l'homme le questionna sur son choix de boisson.

La désinvolture de Rosendo l'étonnait autant qu'il l'enviait : pour un peu, Kuuno en aurait songé que Rosendo était plus à l'aise chez lui qu'il ne l'avait jamais été lui-même. Tout semblait si simple, comme s'il n'y avait pas mille questions à se poser à tout instant, une réalité que Kuuno ne pouvait pas même commencer à imaginer. Si Rosendo souhaitait quelque chose, il le faisait, semblait-il. S'il voulait dire quelque chose, il l'exprimait, sans crainte ni fioriture. Tout semblait à sa portée, d'une façon qui donnait le vertige à Kuuno.

Resserrant le plaid contre lui, Kuuno remercia doucement Rosendo lorsque celui-ci lui apporta son thé, laissant ses sens s'imprégner des volutes parfumées. Kuuno avait pris une première gorgée, au pire moment, puisque la proposition soudaine de Rosendo manqua de la lui faire recracher. Il lui fallut réunir toute sa maîtrise de son corps pour éviter le geyser, ses épaules tremblant légèrement face à une toux gardée tant bien que mal sous contrôle.

Rosendo jouissait d'une telle liberté d'être, de penser, de dire, d'agir, Kuuno ne pouvait s'empêcher de se sentir presque ébloui par une lumière pareille. Comment était-ce possible d'être si... si affranchi de tout ? Kuuno donnerait tout ce qu'il avait pour jouir ne serait-ce que d'un vingtième de la confiance que Rosendo semblait avoir en lui-même. Mais, tout envieux qu'il était, Kuuno n'éprouvait aucune amertume ou rancoeur envers Rosendo, qui possédait tout ce qu'il n'avait pas. Comment le pourrait-il, quand l'homme était si gentil avec lui ?

Sa raison lui disait de refuser la proposition qui lui avait été faite. Ce fut toutefois le coeur de Kuuno qui l'emporta, ce besoin désespéré de réconfort, de prolonger la présence de Rosendo chez lui, et il hocha la tête avec hésitation, prenant tant bien que mal place pour permettre à l'homme de... de lui caresser les cheveux. Les joues de Kuuno se firent écarlates, mais il persista malgré tout, s'enroulant un peu plus dans son plaid pour combattre sa nervosité.

Le contact n'était pas désagréable. C'était même étrangement relaxant, en dépit de l'incongruité de la situation. Kuuno se surprit à se détendre légèrement, tandis qu'il s'habituait progressivement au contact des doigts de Rosendo sur sa chevelure. Une détente qui lui permit finalement de retrouver ses mots, et le poussa à demander d'une petite voix :

"Comment... Comment faites-vous pour... pour vous affranchir à ce point de toutes les conventions ? C'est..."

C'était admirable. Et terrifiant. Kuuno était paralysé à l'idée de manifester ne serait-ce qu'un centième de ce qu'il percevait comme une incroyable audace. L'homme se mordilla la lèvre inférieure, s'entortillant un peu plus dans son plaid, tandis qu'il reprenait, non sans une certaine honte :

"Je vous envie. Vraiment. Vous... J'aimerais être aussi libre que vous."

Mais il ne l'était pas. Et il ne le serait probablement jamais.

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Des doigts dans ses cheveux. Un doux contact, répété, appuyé, évacuant peu à peu l'angoisse persistance, les restes d'une crise d'anxiété que Kuuno n'avait su ni anticiper ni contrôler. L'homme le savait, il ne devrait probablement pas se sentir si confortable ni en confiance auprès d'une personne qu'il connaissait à peine, et pourtant, le voici à le laisser pénétrer son antre, le toucher de la sorte, sans regrets ni craintes.

C'était l'envie qui dominait l'esprit de Kuuno à cet instant, cette jalousie à peine voilée pour tout ce que Rosendo possédait et qu'il n'aurait probablement jamais, cette facilité absurde à se fier des conventions, à vivre sans peur apparente du jugement d'autrui. Le sentiment aurait pu être accompagné de haine ou de ressentiment, et pourtant, il n'y avait rien de cela. Juste un désir de comprendre, un souhait impossible d'égaler son pair dans ce domaine.

L'explication que lui donna Rosendo était à la fois simple et directe, à l'image de l'homme qui prononçait ces mots. Le mystère restait cependant entier, puisque Kuuno peinait à comprendre comment tout cela pouvait réellement donner à Rosendo cette confiance dont il ne jouissait pas lui-même. En réponse, l'aranéologue souffla d'une voix songeuse, comme si cela avait une réelle importance, comme si cela pouvait tout expliquer, alors qu'il savait pertinemment que ses troubles ne pouvaient pas être simplifiés de la sorte :

"Je n'ai ni frère ni soeur. Mes parents ont toujours pris soin de moi."

Kuuno se refusait à faire porter sur ses parents le poids de son anxiété. Ils avaient toujours fait tout leur nécessaire pour l'aider, pour le soutenir, luttant avec lui contre quelque chose qu'ils étaient loin de comprendre, une angoisse étouffante avec laquelle Kuuno avait dû composer aussi loin qu'il pouvait s'en souvenir. Ce n'était de la faute de personne. Peut-être de la sienne ? Kuuno était-il également fautif de cela ? Responsable d'avoir créé les barreaux de sa propre cage ?

Kuuno laissa échapper un soupir, tandis que le doux contact de Rosendo se poursuivait, alors que son autre main se pose sur son épaule, un toucher qu'il devrait fuir, qui devrait l'intimider, mais qui, pourtant, lui offre le plus étrange et inattendu des réconforts. La question fut posée, offrant à Kuuno la possibilité de mettre davantage de mots sur cette envie qu'il éprouvait malgré lui. Ses joues se firent un peu plus écarlates encore, Kuuno incapable de se défaire du sentiment de honte qui accompagnait cette jalousie mal placée.

L'aranéologue se crispa légèrement, avant de se relaxer presque malgré lui sous le contact prolongé de Rosendo. Ses doigts se serrèrent et se desserrèrent sur le plaid, dans un geste inconscient, avant que ses pensées ne soient finalement retranscrites en mots, paroles prononcées d'une voix frêle et tout juste audible :

"J'envie... J'envie votre aisance. Votre confiance. Je peux en donner l'illusion lors de mes conférences, mais..."

Mais dès lors que Kuuno n'était plus le professeur, dès lors que le privé et l'intime s'invitaient dans la conversation, l'homme était complètement perdu, soumis à ses doutes et à sa vulnérabilité. Oh, qu'il aimerait ne jamais avoir à retirer ce masque... Mais c'était une façade dépourvue d'émotions, de richesse intérieure, purement faite de connaissances délivrées factuellement. Ce n'était tout simplement pas possible à maintenir.

"Mais ce n'est pas moi. Et... Et dès que je sors de ce rôle, j'ai peur. J'aimerais ne plus avoir peur. Comme vous."

Kuuno était terrifié. Par le reste du monde, par les autres, par les conséquences potentielles de ses paroles et de ses actes, mais également par lui-même. La violence de ses émotions l'effrayait, et plus encore ce qu'elles pourraient causer, avec un pouvoir comme le sien. Il serait plus simple de rester dans sa bulle, de ne laisser personne la franchir, mais s'il était aussi apeuré par la présence d'autrui, il l'était tout autant par son absence. La solitude, qu'il subissait plus qu'il ne la recherchait.

"Je sais que je dois vivre avec ça. Je le sais. Mais ça ne rend pas les choses plus faciles. Le pire étant que, malgré tout cela, je déteste la solitude qui est mienne."

S'ouvrir le faisait souffrir. Passer du temps avec autrui était une douleur incommensurable. Et pourtant... Pourtant, l'alternative l'horrifiait tout autant. Et Kuuno détestait cela. Il se détestait pour cela. Kuuno se mordilla à nouveau la lèvre, se cachant presque sous le plaid, tandis qu'il admettait enfin à voix haute :

"Peut-être que... Peut-être que je vous envie parce que vous avez le choix. D'être seul ou non. D'aller vers les autres ou de reculer. Vous êtes libre. Et je ne le serais jamais."

Condamné à souffrir, qu'il soit seul ou entouré. A sentir la morsure de l'isolement, même en présence d'autrui. A subir les affres de son angoisse à tout moment, comme tout autant de griffes plantées dans chaque pore de sa peau, chaque centimètre carré de sa cervelle, écrasant un cœur qui ne demande qu'à battre comme tous les autres.

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Kuuno se força tant bien que mal à taire ses pensées, lorsque Rosendo émit un bref commentaire sur sa situation familiale, son esprit dessinant déjà dans les mots de l'homme un jugement qu'il n'avait pas même exprimé. C'était si difficile pour l'aranéologue de ne pas détecter des intentions cachées, de ne pas imaginer des sous-entendus et autres idées déguisées derrière chaque parole, chaque regard, comme tout autant d'aiguilles venant se planter dans sa cervelle tourmentée.

Mais Rosendo était une personne qui semblait profondément gentille, et tout lui indiquait jusqu'alors que l'homme exprimait en toute sincérité le fond de ses pensées, sans faux-semblant, sans nuances dissimulées. Aidé par le geste réconfortant de Rosendo, qui continuait à lui caresser les cheveux de cette manière si intime pour quelqu'un qu'il connaissait à peine, Kuuno ravala ses doutes et se poussa à rester dans l'instant présent, plutôt qu'à se laisser engloutir par son anxiété.

Cette dernière eut tôt fait toutefois de refaire surface, lorsque, après avoir confié à Rosendo les subtilités de l'envie qu'il éprouvait à son égard, celui-ci le confronta à ses propres contradictions, avec la franchise brutale que Kuuno commençait à lui connaître. Kuuno sentit sa respiration se coincer brièvement dans sa gorge, et une colère sourde prendre forme dans son être, face à des paroles qu'il n'était pas prêt à entendre et encore moins à assumer.

Mais Kuuno était trop fatigué pour songer à s'en révolter, ou à s'en émouvoir davantage. Il n'interrompit donc pas Rosendo dans ce qu'il ne pouvait s'empêcher de voir comme une série d'accusations, malgré le ton doux de l'homme, en dépit de la gentillesse qu'il continuait à manifester son égard. Chaque mot le tendait un peu plus, ses doigts se crispant sur le plaid, ses dents mordillant douloureusement sa lèvre inférieure, aussi bien pour s'empêcher de parler que pour s'auto-flageller.

Les pensées de Kuuno recommencèrent à tournoyer dans son crâne, partagées entre une haine profonde de sa propre personne, une colère irrationnelle envers Rosendo, et cette peur toujours présente, démultipliée, alors qu'il était forcé d'admettre qu'il était son premier ennemi, son premier obstacle, celui qui instaurait toutes ces barrières avant que d'autres ne le fassent pour lui.

Enfin, à défaut de se décrisper, Kuuno desserra les dents, sa lèvre inférieure légèrement cisaillée, et laissa enfin entendre sa voix, lasse, fatiguée, l'épuisement pesant trop sur ses épaules pour qu'il puisse exprimer pleinement le kaléidoscope d'émotions qui le tourmentaient à cet instant précis :

"Donc, tout cela, c'est de ma faute, n'est-ce pas ?"

Le cœur de Kuuno battait à tout rompre dans sa poitrine, tandis que ces mots qu'il venait de prononcer le frappaient aussi durement qu'une balle en pleine tête. La douceur que Rosendo lui manifestait par ses gestes lui devenait insupportable, Kuuno se retrouvant à souhaiter malgré lui que les doigts se referment sur sa chevelure pour mieux l'arracher, pour le malmener, pour que son état physique s'accorde enfin avec les tourments qui s'agitaient au creux de son âme.

Pourtant, Kuuno, comme paralysé, ne parvenait ni à se soustraire aux gestes de Rosendo ni à le repousser. Il se crispa encore davantage, tension propagée dans son corps tout entier, les jointures de ses doigts commençant à blanchir tant il s'agrippait avec force au plaid. Et les mots continuèrent à glisser hors de ses lèvres malmenées, un venin qu'il ne parvenait plus à retenir, maintenant qu'il avait commencé à le faire couler :

"Je n'ai qu'à aller vers les gens, et ils m'aimeront comme par miracle, hmm ? Ils ne me diront pas qu'ils me trouvent répugnant, ou creepy, ou pathétique, parce que... parce que c'est dans ma tête tout ça, parce que le seul responsable de ma situation, c'est moi."

Les souvenirs remontaient, tous aussi douloureux les uns que les autres, de ces mots qui lui avaient été jetés à la figure, des mains qu'il avait tenté de tendre et qui avaient été repoussées sans ménagement, des moqueries à peine dissimulées. Et la peur, également, la peur face à ses pouvoirs, la peur face à son obsession, sa fascination pour des créatures incompréhensives, une peur mêlée de dégoût, qu'il partageait avec ceux qui l'avaient tantôt repoussé, tantôt ignoré, tantôt malmené.

Rosendo ne rentrait dans aucune de ces catégories, lui qui prenait soin de lui de la sorte, qui lui parlait sans détour, qui manifestait un intérêt sincère pour ce que Kuuno n'avait jamais pu partager que superficiellement avec autrui. Mais, à cet instant précis, Kuuno était bien trop focalisé sur le poids des paroles prononcées pour le réaliser, pour voir en ces mots autre chose qu'une douloureuse accusation, une blessure à ajouter à une panoplie déjà bien remplie.

C'était avec amertume et lassitude que l'aranéologue s'exprimait, le regard brumeux, lointain. Kuuno n'avait pas l'énergie ni pour pleurer ni pour crier. Le peu qu'il avait encore était mobilisée par son corps en perpétuelle tension, cette crispation lui apportant enfin la douleur qu'il avait recherché inconsciemment, une punition qu'il s'infligeait malgré lui pour le crime d'être ce qu'il était, d'être tout simplement Kuuno Youngren, l'anxiété incarnée, seul responsable de ses propres malheurs.

"C'est mon choix, hein ? C'est mon choix, à moi seul, d'être seul, d'avoir peur, tout le temps, de tout le monde, si p..."

La litanie de Kuuno s'interrompit malgré lui, et ses yeux se firent exorbités, tandis que son corps activait ses réflexes défensifs. L'homme eut tout juste le temps de glisser au sol, s'éloignant par réflexe de Rosendo, avant que son pouvoir ne s'enclenche. Agenouillé, son corps se tendit et se détendit consécutivement, tremblements violents secouant son être, tandis que l'araignée se générait dans son estomac, avant de faire progressivement son chemin hors de son organisme.

Son corps s'accommoda de la présence de la créature, la peau se distendant, laissant deviner le parcours de l'araignée à chaque pas effectué. Enfin, celle-ci eut fini de remonter le long de sa gorge, et posa ses pattes sur la langue de Kuuno, avant de s'extirper hors de ses lèvres, sa bouche s'ouvrant d'une manière anormalement grande, faisant entendre de douloureux craquements, pour permettre le passage de la créature. Lasiodora parahybana, ou la "mygale saumonée", une mygale de vingt-cinq centimètres d'envergure. Comme un ultime soupçon d'ironie, l'espèce en question était principalement connue pour son manque de timidité.

Les bruits de gorge incontrôlés de Kuuno s'interrompirent enfin, tandis que la mygale s'était complètement extraite et procédait de descendre le long de son corps pour aller rejoindre ses petites camarades. L'aranéologue se replia sur lui-même dans un mouvement qui avait tout du spasme, alors que l'horreur de la situation le saisissait à pleine gorge. Laisser échapper de petites araignées en position de nervosité, c'était une chose. Mais ça ? Devant Rosendo ? Et si ça avait été une araignée autrement plus dangereuse ? Et si elle s'en était prise à lui pour "défendre" Kuuno ?

Kuuno se mit à tousser, sensation douloureuse et désagréable répandue dans tout son corps, et ce fut d'une voix éraillée qu'il finit par souffler, toujours replié sur lui-même :

"Ne... N'approche pas..."

Kuuno était répugné. Répugné par son manque de contrôle. Répugné par le spectacle qu'il avait obligé Rosendo à voir. Répugné par tout ce qu'il était et refusait pourtant d'admettre, voulant se convaincre que le monde entier était fautif plutôt que lui-même, pour les malheurs qui étaient siens. Pitoyable. Méprisant. Pathétique.

Une autre quinte de toux le saisit, et Kuuno fut incapable de dire quoi que ce soit d'autre, tandis que son corps finissait de se réajuster après le traitement qu'il avait subi, suite à cette manifestation incontrôlée de ses pouvoirs.

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Kuuno avait commis l'irréparable, il en était intimement convaincu. Et il allait perdre Rosendo à son tour, comme il avait pu perdre chaque petite chance d'amitié qui aurait pu être sienne au fil des années. Parce qu'il était trop : trop anxieux, trop timide, trop bizarre, trop Kuuno tout simplement. Parce qu'il était désormais écœurant d'une manière qui ne pouvait pas simplement être oubliée ou balayée.

Les manifestations de ses pouvoirs terrifiaient les gens : comment les blâmer, alors que son organisme se faisait nid, alors qu'il engendrait de véritables êtres vivants, à la réputation injustement mauvaise ? Il n'avait plus que ses araignées. Elles étaient les seules à rester pour lui. Peut-être devrait-il enfin s'y résigner complètement. Ne sortir de chez lui que pour le strict essentiel. Ne jamais retirer son masque de professeur, à l'extérieur. Eviter toute tentative d'intimité. A quoi bon ? Cela se finirait toujours de la même façon.

Tandis qu'il continuait à tousser, sa gorge meurtrie laissant échapper quelques gouttes de sang, une ombre se mit à planer au-dessus de lui, celle de Rosendo, venu le rejoindre malgré sa supplique. Ce fut la panique qui prit le dessus sur sa raison, des années de mauvais traitements qui l'avaient convaincu que la majorité des gens ne pouvaient avoir que deux réactions à son égard après avoir été témoins de l'étendue réelle de ses pouvoirs : la fuite, ou la violence. Et si Rosendo n'était pas parti en courant...

Un "Nnnn..." suppliant et inarticulé s'extirpa de ses lèvres entrouvertes, tandis que Kuuno levait son bras dans un réflexe vain pour se protéger des coups qui viendraient inévitablement à pleuvoir. Il était désolé. Il n'avait pas voulu que ça se finisse comme ça. Il était vraiment, vraiment désolé. Malgré ses convictions profondes, ce ne fut pas la violence qui vint le cueillir, mais bel et bien le confort de son plaid, déposé sur son corps avec des paroles douces et apologétiques.

La respiration de Kuuno se bloqua un instant, avant de se relâcher dans un soulagement certain, tandis qu'il se permettait de se détendre légèrement sous le plaid, utilisant l'objet dans une tentative de réconfort. Il serait pourtant naïf de sa part de se relaxer : déjà, Kuuno voyait Rosendo se diriger vers la mygale qu'il avait généré malgré lui, et l'homme fut pris de la conviction pas tout à fait irrationnelle que son "ami", s'il pouvait seulement le considérer ainsi, allait l'écraser. Lui faire du mal, la tuer, parce qu'il ne savait pas qu'elle n'était pas dangereuse, parce qu'il ne la comprenait pas, parce que c'était ainsi que les gens réagissaient face à ses créatures aimées.

Un bruit suppliant s'extirpa de la gorge de Kuuno, ses yeux se remplissant de larmes, alors qu'il s'imaginait déjà subir la douleur atroce de l'agonie, une souffrance partagée avec les araignées qu'il générait et qu'il n'avait déjà éprouvée que trop de fois. Il n'avait pas la force de la protéger, de s'interposer entre Rosendo et elle, leur destin lié semblait inéluctable : la mort pour elle, une douleur incommensurable pour lui.

Une nouvelle fois, pourtant, ce fut la douceur qui l'accueillit comme une vieille amie. Kuuno ne comprenait pas les mots prononcés par Rosendo, mais ils étaient sûrement aussi inoffensifs que les gestes qu'il pouvait avoir pour sa mygale : le contact de sa main précautionneuse sur l'araignée se transmit à Kuuno, sensations partagées malgré lui, et l'homme laissa échapper un soupir d'aise bien malgré lui, qui eut tôt fait de transformer en embarras.

Kuuno se réfugia un peu plus sous son plaid, massant sa gorge d'une main, rougissant terriblement, tandis que son corps s'imprégnait de ce toucher délicat. Il pouvait presque la sentir au bout de ses doigts, tracer les subtilités de la peau de Rosendo, tandis que l'araignée avait déposé ses pattes sur l'autre main de Rosendo, sans crainte aucune. Cela lui rappelait la douceur avec laquelle l'homme lui avait précédemment caressé les cheveux, et Kuuno réalisa pleinement les erreurs commises, alors que Rosendo n'avait été que gentillesse et prévenance à son égard.

Lentement, difficilement, Kuuno se redressa, continuant néanmoins à s'envelopper de son plaid au sol, trop affaibli pour songer à se lever. L'une de ses mains s'extirpa hors de la couverture, et, sans avoir à prononcer un mot ni même une stridulation, Kuuno signala à l'araignée de lui revenir. La relation symbiotique que Kuuno avait avec les araignées qu'il générait les rendaient particulièrement susceptibles à son autorité : la mygale eut tôt fait de quitter le contact de Rosendo, aussi doux qu'embarrassant, et de venir trouver refuge auprès de Kuuno. Ce dernier, toujours sans parole, lui suggéra de trouver refuge dans ses vêtements, ce qu'elle fit aussitôt.

Ceci fait, le regard de Kuuno se posa sur Rosendo, avant de se détourner avec gêne et culpabilité. Les choses auraient pu tellement mal tourner, tout cela parce que Kuuno était incapable de se remettre en question. Et si c'était une espèce venimeuse qu'il avait généré ? Et s'il l'avait blessé par mégarde, le seul qui n'avait ni pris la fuite ni recouru à la violence à son égard ?

Même ses parents, dans toute leur bonté et leur soutien, ne pouvaient s'empêcher de faire preuve d'appréhension, lorsque Kuuno venait à utiliser ses pouvoirs, pas tout à fait à l'aise avec ses manifestations. Mais Rosendo était toujours là. Il avait eu le courage de l'approcher, après avoir vu ce que son corps pouvait générer. Et c'était sans animosité qu'il avait abordé sa mygale, cette créature qui aurait dû pourtant le répugner et le terrifier à peu près tout autant que Kuuno.

D'un geste maladroit, Kuuno essuya son visage en sueur à l'aide de sa manche, quelques gouttes de sang venant s'égarer sur le tissu. Ses doigts se resserrèrent sur son plaid, s'enveloppant un peu plus dans ce dernier comme une armure, tandis qu'il articulait précautionneusement de cette voix qui demeurait éraillée :

"P... Pardon. Je ne voulais pas."

Il n'avait pas souhaité faire usage de son pouvoir. Encore moins devant Rosendo. S'il avait pu, Kuuno aurait emporté ce secret-là dans sa tombe, mais c'était désormais chose impossible. Rosendo l'avait vu. Il l'avait vu.  Ses réflexes reprirent le dessus et, déjà, Kuuno retombait dans ses travers, tentant d'offrir une nouvelle porte de sortie à Rosendo :

"Tu... Tu n'es pas obligé de..."

Kuuno s'interrompit tout seul, aussi bien pour constater la familiarité avec laquelle il s'exprimait que pour s'empêcher de saboter à nouveau leurs interactions. Le tutoiement lui semblait désormais plus naturel : à quoi bon s'encombrer de murs supplémentaires, d'un masque inutile, quand Rosendo avait été maintenant témoin de tout ce que Kuuno avait voulu lui cacher ? Il ne chercha donc pas à le reprendre, pas plus qu'il ne tenta davantage d'éloigner l'homme.

Kuuno frotta une nouvelle fois son visage, ses yeux humides, sa peau qui suintait aussi bien de la nervosité et de la peur que de l'énergie dépensée vainement à se défendre d'une menace inexistante. Une énième quinte de toux, plus courte cette fois, le secoua un bref instant, avant qu'il ne parvienne une fois de plus à retrouver ses mots, à exprimer ses regrets :

"Je voulais... Je voulais passer un bon moment avec toi. Vraiment."

C'était pour cela qu'il avait proposé à Rosendo de boire un verre avec lui. Qu'il lui avait ouvert la porte de son intimité, de son refuge. Et qu'il l'avait laissé lui caresser les cheveux de la sorte, avec une familiarité inédite de la part de quelqu'un qu'il connaissait si peu. Parce que l'homme, unique et fascinant, était gentil avec lui. Gentil comme personne d'autre ne l'avait jamais été. Et parce qu'il voulait le connaître davantage, celui qui traitait ses araignées avec la même douceur qu'il lui réservait.

Néanmoins, il était évident que Kuuno était épuisé par tout ce qui avait pu se passer. Son organisme tout entier aspirait au repos, au calme, à une longue sieste qu'il ferait probablement sur le sol, recroquevillé dans son plaid, parce qu'il n'avait toujours pas la force de se relever ou de tenir sur ses jambes. Soupirant doucement, Kuuno retrouva une position un peu plus confortable, ses doigts se tendant et se détendant sur le plaid, tandis qu'il marmonnait à l'adresse de Rosendo :

"Est... Est-ce qu'on pourra se revoir ? J'ai... J'ai toujours ton numéro."

Bien sûr qu'il l'avait toujours. Pourquoi l'aurait-il effacé ? Pourquoi s'était-il senti obligé d'ajouter ça ? Kuuno se mordilla la lèvre inférieure, déjà bien amochée, avant de se forcer au silence. Ce n'était pas comme s'il avait l'énergie nécessaire pour en dire davantage, de toute manière.