tender is the night for a broken heart ✧ jizz#1

événement caritatif "keep it moving", 22h45

Grizz soupire discrètement, satisfait, pour évacuer le reste de tension logée dans ses épaules. Cette partie était plus corsée que les autres : si compter sur l’inexpérience de son adversaire pour l’emporter facilement était largement jouable au début, ce-dernier a fini par se révéler au fil des manches et une série d’erreurs de débutants ont bien failli coûter au Grizz la victoire. Dans le genre ridicule, ses coéquipiers d’Apex n’auraient certainement pas manqué de lui rappeler cet exploit à la moindre occasion et ce jusqu’à la fin de l’année au moins. C’est pas passé loin.

Une grimace qui se force en sourire pincé lorsqu’une lourde paluche lui tombe sur l’épaule pour le féliciter au milieu des cris de victoire et des geignements déçus, les réactions exacerbées par l’alcool et l’heure avancée de la soirée. Grizz se contente d’incliner la tête, mal-à-l’aise et déjà prêt à saisir la première opportunité de se lever de son siège et de s’éclipser – préférablement prêt du buffet, à l’autre bout de la grande salle et loin de cette foule étouffante – lorsqu’un micro lui est subitement fourré sous le nez. On lui demande un discours et ses ressentis sur la partie. Le gamer ouvre de grands yeux, horriblement conscient de la multitude de regards posés sur lui dans l’attente de… de quoi ? Y’a que du vide dans sa tête. Que du bruit blanc, rien d’autre. Les paupières qui papillonnent, Grizz qui cherche un échappatoire comme un lapin cherche à fuir un troupeau de chiens. Quelle angoisse, ce silence. « Euuuh… » Forcément, ‘fallait que le micro soit branché sur les enceintes. Grizz sent une goutte de sueur lui dévaler la nuque avant d’aller se perdre dans le col de sa chemise trop serrée. Et puis son regard qui croise celui de son dernier adversaire – l’animateur radio, Benji, c’est comme ça qu’il s’est présenté – et s’y accroche un peu désespérément. Il se rappelle plus qui lui a conseillé de se concentrer sur une seule personne dans ce genre de situations, imaginer que les autres n’existent pas, mais il est volontaire pour essayer la technique. Grizz toussote dans le micro, le regrette aussitôt lorsque la sono grésille. « Bien joué,  hum… C’était sympa. Merci. J’aime pas trop les discours alors euuh… » Quelqu’un doit avoir enfin pris pitié de lui (un Apex de son équipe ?) ou doit tout simplement s’être rendu compte qu’ils avaient pas choisi le meilleur clampin pour émouvoir la galerie parce qu’on lui retire le micro des mains avec de grands gestes pour disperser la foule et Grizz peut enfin respirer normalement. Sans se faire prier, il en profite pour déguerpir de là, la tête enfoncée dans les épaules en direction du buffet – zone safe. Il devrait chercher Ali ou un autre Apex – un allié – au plus vite et se greffer à ses côté tel une bernique sur son rocher jusqu’à la fin de cette maudite soirée.

Y’a un bourdonnement qui persiste dans ses oreilles de façon désagréable quand Wonwoo s’écarte de la foule, résidu d’un embarras maladif et l’angoisse du ridicule. Un discours quoi. Que demander de pire ? Discrètement, il frotte ses paumes humides à l’intérieur des poches de son pantalon – un truc à pinces qui lui cisaille la taille à chacun de ses pas – dans une vaine tentative de se débarrasser physiquement de sa gène. Il a repéré le buffet, de l’autre côté, et en suit la trajectoire comme un navire s’accroche à la lumière du phare en pleine tempête. Ce sera plus simple de faire la plante verte à côté des toasts au saumon fumé. Recharger les batteries au minimum, pour tenir jusqu’à la fin de soirée. Franchement, sans les avertissements d’Ali – qui l’a pris entre quatre yeux dans le taxi en arrivant : « Interdiction de prendre la fuite. », qu'il a dit – ça fait longtemps qu’il se serait barré de là.

Quelqu’un qui lui emboîte le pas, à sa gauche, et un rire qui lui fait tourner la tête (littéralement). « Euuh… » répond-t-il avec toute l’éloquence d’un ursidé sortant d’hibernation. Grizz cligne des yeux, considérant bêtement l’homme qui vient de s’incruster dans son espace pour lui faire la conversation. Et pas n’importe quel homme, apparemment. L’animateur radio tape dans sa salade avec bonne humeur et continue sur sa lancée, peu soucieux du regard sincèrement confus que lui rend son interlocuteur. Qu’est-ce qu’il lui veut ? « Ah. » Il parle beaucoup de sa fille, ne peut s’empêcher de noter Grizz – sans pour autant émettre de jugement sur la chose. « … merci ? » Un coin de lèvres qui s’étire de façon incertaine – plus une grimace qu’un sourire. Il reste poli, par défaut, mais Grizz a toujours cette méfiance instinctive qui le pousse à douter du compliment (objectivement il ne mérite pas grand-chose, le match était loin d’être égal et la défaite peu probable…). Et il sait toujours pas pourquoi l’animateur radio – Benji – est en train de lui faire causette – à lui, au milieu de tous ces gens certainement autrement plus intéressants. Un bref instant, le regard file au loin, fuyant par-dessus les têtes, pour chercher une excuse ou une porte de sortie, avant de revenir à sa gauche lorsque la demande est formulée. On y est, donc. Il veut une signature. « En fait je hum… » Comment dire. Grizz hésite, s’imagine formuler un refus et l’air déçu prendre place sur les traits de l’autre. Horreur immédiate. « Ok. ‘Fin oui, si tu veux. Je peux… » Un geste de la main pour désigner vaguement la table où sont exposés les multiples goodies estampillés Apex Predators. Plus vite ce sera fini, plus vite il pourra partir… pas vrai ? Avec un temps de retard, Grizz se rappelle d’adoucir ses traits et affiche un sourire – à peine pincé, mais de bonne volonté.

Il a un sourire à deux-mille watts, l’homme à ses côtés. Un de ceux qui illuminent tout son visage, qui creusent des fossettes dans ses joues et plissent ses yeux en demi-lunes. C’est assez déstabilisant pour que Grizz marque un temps d’arrêt, clignant bêtement des yeux alors que la commissure de ses lèvres s’étire par pur mimétisme. Si un autographe le rend aussi heureux, peut-être que Grizz peut lui en faire un ou deux de plus… Le streamer baisse le regard sur le geste de l’autre et son petit doigt tendu vers lui, comme s’il attendait quelque chose en retour. Il reste immobile, sincèrement confus, fait un aller-retour entre la main et le visage souriant, avant de souffler un petit rire gêné lorsque l’autre abandonne la tentative. Avec un temps de retard évident, Grizz comprend à quoi le geste correspondait et se sent un peu con de ne pas avoir rendu la pareille. Heureusement, l’animateur radio passe déjà à autre chose.

« Pas… encore. » A vrai dire, il n’a pas eu le temps de goûter grand-chose à part quelques bâtons de céleri au hummus avant qu’on ne l’attrape pour rencontrer Monsieur Cravate-Verte et Madame Escarpins et leur présenter son fabuleux métier. Inutile de dire que sa batterie sociale – pas bien puissante de base – est à plat depuis quelques heures déjà. « J’irai en chercher une assiette après. » concède-t-il avec un coup d’œil à celle que tient toujours Benji. Grizz lui emboîte le pas, notant pour la première fois de la soirée leur taille similaire – fait assez inusuel pour être remarqué.

La foule s’est bien dispersée autour de la table de merch depuis son ouverture. « Hmhm. Le hoodie est là. » Le streamer désigne la pile et l’exemplaire accroché au portant : un hoodie noir bardé du logo des Apex Predators sur le cœur et une version plus graphique dans le dos. Sont également exposées des versions spécifiques aux membres de l’équipe Raging Sunrise, mais Grizz se garde de les mentionner. A la place, son doigt se décale vers une autre pile d’objets. « Il y a aussi des t-shirts, des beanies – je sais pas si elle aime ça, et hum… ah, les tapis de souris sont là, je crois. » Il n’y a pas vraiment de doute à avoir vu qu’ils sont exposés en évidence, m’enfin. Grizz toussote. « T’aurais un marqueur ? » qu’il demande, mimant le geste avec la main.

Une part de Grizz se demande comment l’homme arrive à trouver autant d’énergie et d’amabilité – même pas forcée, paraît-il – déjà tant d’heures après le début de la soirée. Si c’est naturel, c’est assez impressionnant. Curieusement, le streamer se retrouve pourtant moins dérangé qu’il ne l’aurait pensé : on a beau l’avoir détourné de son objectif de rejoindre le buffet (ou, à défaut, un coin tranquille où s’allumer le joint pré-roulé au fond de sa poche intérieure), il doit bien avouer que l’animateur radio n’est pas de si mauvaise compagnie.

Contre toutes attentes, l’homme jette son dévolu sur un hoodie qui n’est autre qu’un des siens, reconnaissable avec l’ourson cousu à l’avant et les petites oreilles rondes coiffant la capuche. Grizz esquisse un début de sourire incertain. Il devrait lui dire que c’est son merch, non ? Peut-être qu’il le sait déjà. Peut-être qu’il l’a choisi exprès et que lui faire la remarque serait stupide. Ou peut-être qu’il l’ignore et que l’en informer le ferait changer d’avis. Il a dit que sa fille était fan de lui ou des Apex en général, déjà ? Grizz ne s’en souvient plus. Après tout, peut-être qu’il a juste pris ce hoodie parce que l’ours sur le devant était mignon. Oui, sûrement. « Ça me dérange pas. » qu’il répond par automatisme en attrapant le vêtement tendu. Et puis soyons honnête, même si ça le dérangeait, il signerait tout le stock de merch disponible avant de songer à se plaindre, le Grizz. Avec un peu de chance, il n’en arrivera pas jusque-là. L’homme se met à chercher un stylo avec enthousiasme – et cet immense sourire toujours accroché au visage – et Grizz l’observe d’un œil curieux, presque amusé. « Merci. J’en prendrai soin… ? » L’objet change de mains tout comme le hoodie, et le streamer ne perd pas de temps pour commencer à griffonner sa signature sur les pièces sélectionnées, saisissant l’opportunité d’enfin se rendre utile tandis que l’autre continue ses recherches au niveau des portants. « Hm ? » Grizz lève un regard interrogateur avant de le baisser sur sa propre main, sourcils froncés, comme si elle allait soudain lui faire part de douleurs quelconques. « Euh non, ça va. » 'Vaudrait mieux pas, il entend déjà Killer Whale râler jusqu’à plus soif s’iel apprend qu’un deuxième Apex se coltine des problèmes de poignet. Ça lui colle des frissons d’avance. Il se demande si les animateurs radio ont pour habitude de faire de longues séances de dédicaces – c’est un monde qu’il ne connaît que très peu, outre les quelques anecdotes que lui raconte de temps-en-temps son cousin.

Concentré sur la dédicace à ne pas rater, Grizz acquiesce simplement lorsque Benji réfléchis à voix haute. « Tu devrais. Ils sont très confortables. » Autant en profiter, songe-t-il, très pragmatique. La suite lui fait marquer une pause, entre la surprise et une méfiance inopportune face à un trait d’humour qu’il n’arriverait pas à identifier. Dans le doute, il se contente de sourire et de hocher la tête avant de récupérer le futur hoodie de Riley. La position est assez inconfortable pour son dos, ainsi plié en deux au-dessus de la table, mais il n’en laisse rien paraître.

« Elle a quel âge, Riley ? » C’est une question normale que les gens posent lorsqu’on leur parle d’enfants, pas vrai ? Non, c’est sûrement trop déplacé. Ugh, trop tard pour se taire maintenant. Il espère à moitié que l’autre homme ne l’a pas entendu, trop occupé à chercher son bonheur parmi les hoodies, bien qu’au fond la réponse pique sa curiosité : l’animateur a l’air plus ou moins de son âge, et à l’écouter sa fille semble au moins assez âgée pour s’intéresser aux jeux-vidéos et au Metaworld, d’autant que le hoodie qu’il vient de lui signer est une taille adulte. Par déduction, il a dû l’avoir eu jeune. A peine cette pensée formulée que Grizz la chasse aussitôt : ce ne sont vraiment pas ses affaires. Il se redresse et toussote, rebouchant le marqueur. « Hum j’ai fait ceux-là… est-ce que ça lui ira ? J’ai écrit un mot, je savais pas si… Je peux le refaire, si jamais. » Ce n’est pas grand-chose, vraiment. Alors que sur le hoodie, sa signature décore sobrement le tissu au niveau du cœur, le tapis de souris est quant à lui adorné d’un petit mot en écriture soignée.

Hi Riley ! Thank u for being a fan, let’s meet one day ~
Ur dad is cool too, teach him to play ?
Grizz ʕ •ᴥ•ʔ

Grizz à un mouvement de recul instinctif à voir l’autre soudain envahir son espace personnel, mais se trouve rapidement incapable de s’écarter davantage à moins d’escalader la table – et on a vu plus subtil. Le streamer se contente donc de se redresser, jouant nerveusement avec ses bagues le temps que l’animateur radio lise ses envolées lyriques – qu’est-ce qu’il se sent stupide d’avoir écrit quoi que ce soit tout à coup, il aurait vraiment dû aller au plus simple et laisser de bêtes signatures. Pour qui il se prend, sincèrement ? Idiot. En une demi-seconde, son esprit a eu le temps de regretter dix fois son geste et envisage déjà les excuses qu’il va bien pouvoir servir à son interlocuteur pour se justifier. Et puis la demi-seconde suivante, tout s’arrête. C’est un sourire qui lui est tout d’abord renvoyé, accompagné d’un compliment sur le bête gribouillage à côté de son mot… Ça aurait pu en rester là. Il aurait été soulagé, si ça en était resté là. Mais y’a un commentaire, et cette distance inconfortable, et le doute fatalement effacé par un horrible clin d’œil. Douche froide. Grizz reste immobile, trop stupéfait pour réagir proprement.

Là où il voyait une amabilité presque charmante, il voit plus que l’excès de confiance et le culot d’un mec qui se croit tout permis. Parce qu’il les connait, les kékés ultra-sociables qui se croient irrésistibles grâce à leur minois un peu trop joli pour leur propre égo. Il est pas complètement con, le Grizz. Il l’a juste été assez pour tomber dans le panneau, et ça le blesse plus qu’il n’a l’intention de l’avouer. Inconsciemment, ses traits se durcissent et son corps se tend, abandonnant toute trace de sérénité difficilement gagnée. Wonwoo peut pas s’empêcher de voir l’animateur radio sous un nouveau jour alors que son esprit ne se gêne pas pour lui fournir en quantité des hypothèses toutes plus sinistres les unes que les autres. Est-ce que c’est ce qu’il voulait depuis le départ, en fin de compte ? Le draguer ? Est-ce que ça l’amuse, ce petit jeu ? Est-ce que c’est un pari qu’il s’est lancé pour flatter son égo ? Pour faire rire ses amis ? L’esprit de Wonwoo n’a que faire du raisonnable et du réalisme, sautant de conclusion en conclusion tel un athlète olympique en quête de la médaille d’or.

Comme dans un rêve, le streamer se voit esquisser une pauvre imitation de sourire – il vise l’air professionnel avec une pointe de confusion, renvoit certainement quelque chose de complètement différent – puis se saisir du deuxième hoodie tendu. L’autre s’est enfin écarté, comme si de rien n’était. Grizz cligne des yeux. « En… maillot de bain ? » Bien que moqueuse, l’image est suffisamment ridicule pour le détendre d’un cran : Komo lui avait conseillé un jour d’imaginer ses interlocuteurs à poil pour être moins intimidé ; ironique que ça se montre enfin utile à un moment pareil. « J’ai aidé à la conception de mon merch, c’est pour ça qu’ils sont si confortables. C’est la hum… la doublure. » explique sommairement le streamer en rebouchant le marqueur. « J’en ai un exemplaire de chaque. Je les mets souvent, oui. » Et c’est la vérité, il n’a pas besoin de se forcer pour aider les ventes. Même s’il a un peu l’impression de s’être transformé en vendeur de sofas. Au final, si l’autre est convaincu ou pas, ça ne lui importe pas. Plus. « Si t’as plus besoin de moi, je vais hum… »  Un vague geste du pouce derrière son épaule pour désigner la salle, le buffet, n’importe quel coin sombre où se cacher pour les prochaines heures. Il a vraiment besoin de recharger ses batteries.

Y’a le sourire qui flanche d’un iota sur les joues de l’autre homme et Grizz se retrouve soudain à lutter contre son réflexe de s’excuser platement pour son impolitesse et de se remettre à signer des autographes jusqu’à en avoir des crampes au poignet. Il tient bon, pourtant. Il tient bon jusqu’à ce que le ton change chez son interlocuteur et qu’il se mette à le remercier en évoquant sa fille. Ça sonne si candide et, à nouveau, l’amour qu’il porte à son enfant brille comme une aura tout autour de son visage.

Si à l’extérieur, Grizz ne laisse rien paraître, à l’intérieur c’est comme si l’animateur radio venait de couper ses fils de marionnette. Les épaules s’affaissent, à peine. Plus que ses paroles, ses traits doux et son ton sincère – presque vulnérable – le touchent en plein cœur et il sait pas comment réagir, lui qui vient de lui peindre un portrait on ne peut moins flatteur. Son esprit est en proie à un conflit interne qu’il ne s’explique pas, encore trop confus et méfiant pour admettre tout de suite ses conclusions hâtives. Il aimerait lui en vouloir de changer de visage si vite et de lui faire regretter ses pensées ; s’en trouve incapable. « Pas d’problème. » qu’il marmonne alors, faute de mieux. Grizz esquisse un pas en arrière, hésitant, comme s’il attendait qu’on lui donne la permission de s’en aller. Mais Benji n’a pas terminé, lui offrant même une porte de sortie sur un plateau d’argent. Le streamer tourne la tête dans la direction indiquée – dans un jeu-vidéo, il aurait pu voir s’allumer l’icône d’une nouvelle quête annexe ainsi qu’une extension de la map – avant d’opiner maladroitement en guise de réponse. Y’a un salut tout aussi gauche qui s’ensuit et Grizz tourne enfin les talons, l’esprit embrouillé.

✧ ✧ ✧

L’assiette de salade, nettoyée de chaque miette, se tient en équilibre précaire au bord d’une coiffeuse jonchée de produits de maquillage oubliés. Avec du recul, Grizz regrette de ne pas avoir osé en prendre deux d’un coup, au risque de s’attirer les regards : il a encore faim. Pas du tout motivé pour retourner dans la cage aux lions, en revanche. Las, le streamer soupire un nuage de fumée blanche, la suivant des yeux jusqu’à ce qu’elle s’évapore dans la nuit. La brise nocturne est agréable sur son visage. Il ferme les yeux un instant. Le sommeil est si tentant et il meurt d’envie d’y succomber malgré la position inconfortable, ainsi accoudé au rebord de la fenêtre. Son dos ne le lui pardonnerait jamais. Ramenant distraitement le joint à ses lèvres, Grizz active son implant cérébral pour consulter sa messagerie. Le dernier message d’Ali semble le narguer : bientôt xx, en réponse à sa question sur leur départ. Ça fait déjà vingt minutes. A sa place, aucun doute que Sol ou même Komo ne se serait pas gêné pour dégager d’ici il y a bien longtemps en faisant coucou. Mais Grizz n’est pas Sol ou Komo.

Un bruit dans son dos le fait sursauter – enfin, il s’imagine sursauter – comme un lycéen pris la main dans le sac. Il lui faut une seconde embarrassante pour se détendre et réaliser qu’il est un adulte qui a le droit de fumer à la fenêtre et qu’aucun proviseur n’est là pour lui foutre une colle, et une seconde de plus pour reconnaître la personne qui vient d’entrer dans la pièce. « Ah hum, tu voulais la pièce ? Désolé, j’allais partir de toute façon. » C’est faux évidemment, comme le prouve sa hâte à se redresser et à chasser sa fumée par la fenêtre ouverte.

Grizz ne voit pas très clair sans ses lunettes, la grande lumière ayant été délaissée pour une petite lampe orange à côté de la fenêtre, mais il parvient tout de même à reconnaître le nouvel arrivant. Pour être honnête, il ne s’attendait pas à le revoir – ni ce soir ni dans un futur relativement proche, vu leur dernier échange. Grizz est convaincu que l’animateur radio l’a trouvé ennuyeux à mourir, pas foutu de tenir une conversation, et certainement coincé du cul pour avoir si mal pris son fichu clin d’œil. Alors pourquoi s’embête-t-il à venir lui annoncer son départ ? Pour le moment, le streamer n’a pas assez de matière grise à disposition pour trouver une raison valable mais aucun doute que son cerveau en inventera une plus tard, en réimaginant toute la scène au passage.

« C’est rien, vraiment… » La main tenant le joint est agitée devant lui alors que l’autre le remercie pour avoir signé quelques goodies. Ça lui a fait plaisir, surtout en apprenant à qui ils étaient destinés. Grizz ne participe pas souvent aux conventions – pas faute d’être invité, mais il trouve l’expérience infiniment trop angoissante pour se l’imposer. Rencontrer ses fans lui demande un effort de sociabilité surhumain et ça l’épuise bien avant l’heure de fermeture, sans compter la pression qu’il se met de devoir être à la hauteur des attentes de milliers de d’inconnus. Il se sent égoïste et ingrat, quelque part – et nombreuses sont les critiques sur Argo qui ne se privent pas de le qualifier ainsi – mais c’est ainsi. Il espère que Riley sera contente, malgré tout.

« Hum, pareil. » Il retourne la politesse par reflexe, pas certain de sa propre sincérité. L’homme n’était pas si désagréable en soit… charmant, peut-être. Grizz peut bien l’admettre. « Bonne… soirée ? Aussi ? Ou bonne nuit. Parce qu’il fait nuit dehors. » Un geste de l’index vers la fenêtre pour appuyer ses avances. A partir de quand doit-on dire l’un ou l’autre ? C’est comme bonjour et bonsoir, il ne sait jamais ce qu’il faut dire et les caissiers lui répondent toujours celui qu’il n’a pas choisi, ça l’angoisse… Là au moins il fait nuit, la question ne devrait pas se poser. Grizz cligne des yeux, pensif, puis ramène le joint à ses lèvres lorsque l’animateur disparaît à nouveau derrière la porte.