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Le monde s’est arrêté de tourner est un méchant abus de langage. « Le monde » tourne, toujours, encore et encore, sur un axe bien particulier qui n’est clairement pas celui de notre petit esprit égocentré. Et même si j’avais appris, au fil des décennies, voire des siècles, que le monde ne s’arrêterait jamais, ni pour moi, ni pour quiconque, j’avoue que cette fois-ci, j’aurais peut-être aimé une petite pause. Quelques instants de répit. Juste le temps de reprendre mon souffle. D’effacer les cauchemars et les démons dévorant mon esprit fatigué. Mais le temps n’attend pas, justement, et le temps continue de s’écouler, inexorablement dans le sablier. Alors même si les mots me manquent, même s’ils continuent de m’échapper au fil des jours qui passent, je ne peux pas me contenter de rester terrée dans mon appartement. Je dois bouger, sortir, me secouer les puces, faire quelque chose, pour empêcher l’immobilité terrible de m’étreindre. Sinon je finirai statufiée dans mon lit, comme une gargouille prisonnière de sa pierre.

Donc, je me redresse, comme si une chimère ne s’était pas enroulée autour de mon cou, pendue dans mon dos, si lourde qu’il en était presque difficile de marcher, me douche, m’habille. Reprends le cours normal de ma vie. Reprends le monde en marche, comme un train dans lequel j’aimerais grimper. Tout comme le repas caritatif de l’autre jour, j’ai une vente aux enchères qui m’attend, ce soir. Un truc un peu luxueux dans le Nexus, qui pourra certainement changer les idées – les tableaux, les bulles de champagne, la peinture, l’art. Et puis, j’ai une mission. La soirée est censée déboucher sur deux ventes de mon côté. Un premier tableau hasardeux que j’avais détesté peindre, au début du XIXème, qui s’inspirait maladroitement d’un cubisme que j’abhorrais déjà à l’époque. Bref, je ne m’attends pas à en recevoir beaucoup, mais je l’ai livré en pâture pour la vente aux enchères.

Non, le tableau qui m’intéressait réellement, c’était l’un de ceux de Severin Liljefors, un de mes nombreux alias datant de l’après Seconde Guerre Mondiale.

Severin ne peint qu’une seule et unique série de tableaux, inspiré de l’horreur de la guerre. Dix œuvres mettant en scène les Ases dans un paysage polaire apocalyptique.

Je m’occupe rarement des ventes de mes propres tableaux, que je considère pour la plupart inintéressants et mal réalisés. Mais cette série-là… elle me parle certainement parce qu’ils sont le témoin de ceux que j’ai perdu au fil des décennies. J’y ai peut-être mis plus d’âme qu’escompté. Fenrir a été vendu à Copenhague, pour une levée de fonds, à un politicien que j’appréciais particulièrement pour sa finesse d’esprit et sa langue acérée, malheureusement décédé quelques années plus tôt. Nidhögg est parti dans un petit musée viking à Roskilde. Hel a trouvé un foyer à Oslo, auprès d’un homme énigmatique qui chantait aussi bien qu’une sirène ; je ne le connaissais pas, mais je savais que mon Hel lui avait évoqué quelque chose. Et c’est certainement ça que je cherche avant tout. En peignant, en écrivant, même quand j’égare mes doigts glacés sur les crocs d’un piano ; ouvrir la porte sur un monde à partager avec quelqu’un d’autre. Écrire une symphonie qui résonnera avec le cœur d’un inconnu. Bon, et puis plus sobrement, il avait su me charmer.

Je n’aurais jamais offert Jörmungand à n’importe qui – la première partie de la soirée,  consacrée à l’exposition de « petits artistes cherchant son public », me semble être le lieu parfait pour faire la rencontre du parfait acheteur. Et s’il ne se trouve pas dans la pièce ce soir eh bien… Severin ne se retournera pas dans sa tombe, elle sera ravie de savoir qu’il faut un peu plus de temps pour trouver la maison adéquate pour son chef-d’œuvre.

On peut dire que Severin Liljefors, « ma défunte grand-mère adorée » est un petit artiste comme un autre, et le propriétaire de la galerie est ravi de pouvoir compter sur ma présence ce soir ; ce n’est pas la première fois que nous faisons affaire ensemble.

J’ai revêtu une belle robe noire pour l’occasion, dont les traces argentées laissent penser à une voix lactée. Un perfecto, des bottines en cuir, un foulard étoilé lui aussi… une touche de maquillage, de parfum, et je me mets en route pour ces mondanités, dans la chaleur toute relative de ce début de nuit. Le soleil est déjà sur le point de se coucher et la lune se découpe en ombre chinoise sur la toison argentée, au cœur de la vague purpurine du crépuscule.

La musique bat son plein quand je me présente dans la belle galerie, et je salue quelques têtes que je reconnais. M’attendant presque à y trouver mon fantôme. Que je noie dans un coupe de pétillant que l’on m’apporte bien volontiers. Je ferme les yeux, tente de museler mon pouvoir qui s’épanouit autour de moi, agrippant tous les voiles d’émotions qui entourent les acheteurs potentiels. Joie, impatience, colère, parfois, quand je passe à côté d’un couple qui a dû se disputer une seconde plus tôt, jalousie quand les prunelles acérées d’une harpie se concentrent sur l’un des bijoux d’une de ses rivales en face d’elle.

Je tente de faire abstraction de tout ça, déambule dans les lieux, avant de finalement m’arrêter devant ma toile. Enfin, celle de Severin. Parfois, je me demande si mon âme possède les rides de celle d’un grand-mère. Si je suis encore faite pour fouler cette Terre dont j’ai goûté à tous les vices. Et puis je songe à tout ce que je pourrais peindre encore. À toutes les histoires qui mériteraient d’être narrées sous l’encre de mes mots.  Mon regard s’attarde sur toutes les toiles qui m’entourent et je sais, au fond de moi, que je n’ai pas encore fini de tisser la toile de mon destin. Même s’il faut pour cela avoir mal. Même s’il faut pour cela chuter, et se relever, encore et toujours.

Je prends une profonde inspiration, trempe mes lèvres dans la coupe, quand un craquèlement de verre résonne de l’autre côté de la pièce. Un éclat de voix attire mon attention, tandis que de nouvelles émotions tapissent mon palais ; incompréhension, douleur, honte. Quelqu’un a bousculé une autre personne, un verre est tombé, rien de mal à ça.

Mais l’espace d’un instant, le verre m’a rappelé celui que j’ai brisé, il y a quelques jours – ou semaines ? j’ai perdu la notion du temps. J’ouvre ma paume, constate les plaies qui ne sont pas encore totalement cicatrisées, mon corps ayant du mal à se remettre. L’agitation dure quelques instants autour de moi, avant que le brouhaha mondain des conversations ne reprenne son rythme usuel. Puis, je relève les yeux, mon regard s’attardant sur la silhouette d’un homme que je crois reconnaître. Et une nouvelle émotion vient teinter mon aura – mais cette fois-ci, elle provient de moi.

La surprise.

Le mari de mon Hel est là.

ft. @Egon Sæther
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Il n’a jamais particulièrement aimé cet exercice. Celui des mondanités bien réglées, le plongeon dans ce bain de requins aux dents longues et au sourire effilé ; il avait pourtant appris à y nager il y a bien longtemps, sans pour autant se faire au goût du sang. Ils étaient tous là, vagabondant parmi des toiles qu’ils regardaient à peine, ou seulement pour prétendre que l’amour de l’art était leur seule motivation, leur seul mantra. Ils étaient là, champagne à la main et drapés de soie, collectionnant sourires sur sourires comme si leur vie en dépendait ; distributeurs de leurres délurés, fanant leurs regards de lueurs adorées. Egon savait comment leur ressembler ; il avait appris la leçon à force de les côtoyer, puisque l’espace de la galerie restait le seul moyen d’accès réaliste aux œuvres des autres. Il fallait alors jouer le jeu et donner le change, se vêtir des mêmes plumes que cette mascarade ridicule. Soit, prenons ça comme une comédie macabre, un enterrement gigantesque dont il se faisait croque-mort cynique.
Car s’il préférait amplement passer par des canaux de distribution plus officieux — ou même carrément illégaux — certaines œuvres n’y circulaient pas ; ça avait, pour bon exemple, été le cas de cette toile acquise à Oslo, quelques temps auparavant. Quoiqu’il n’aurait pas pu jurer que la vendeuse, en dépit de la bonne foi qu’elle semblait transmettre en faisant affaires, ait pu être d’une totale transparence avec lui. Elle lui avait conté une vague histoire de grand-mère peintre, sorte de fable tricotée à la va-vite qu’il avait fait mine de croire par politesse – ou plus sommairement parce qu’il en appréciait la compagnie, et qu’il craignait que remettre en question sa parole aurait été une bien piètre manière de se rendre sympathique. Mais la toile en question, une représentation de Hel aux accents presque fauvistes, avait suffisamment attiré son attention pour qu’il veuille en savoir plus. Ou alors, peut-être que c’était elle, qui l’avait fait — allez savoir.
Toujours est-il qu’il n’avait pas mis longtemps à faire ses recherches : nulle trace de l’artiste en question, ni dans les récits de ses contemporains, ni dans les archives de l’époque. La chose n’était pas foncièrement étonnante en elle-même ; l’histoire ne manquait pas de femmes artistes dont l’œuvre avait été invisibilisée – au mieux – ou écrasée par leurs homologues masculins. De Claudel en Morisot, les exemples étaient assez nombreux pour constituer une base solide pour balayer de vagues soupçons.
Oui, mais.
Il était bien placé pour savoir que les receleurs les plus pointus du milieu avaient le chic pour connaître les artistes oubliés ; et étant donnée la qualité picturale de la toile en question, il était plutôt étonnant que la peintre ait pu totalement échapper à leurs radars. Surtout que ce n’était pas la première fois que cette série se trouvait mise en vente, et qu’a chaque fois, les mêmes questions sur l’identité de sa créatrice subsistaient – pour rester sans réponse.

Il n’aurait pas nié avoir été frustré par le manque d’informations auquel il s’était heurté, pour au moins deux raisons : en bon receleur d’abord, il aimait avoir une vue d’ensemble sur le monde de la peinture en lui-même, pour en comprendre les acteurs. Les artistes au mystère trop épais constituaient une énigme qui lui était désagréable, d’autant plus que l’accès à l’information n’avait jamais été aussi fluide qu’à leur époque. Et surtout, il devait reconnaître également que cette opacité-là ne l’avait pas aidé à en savoir davantage sur celle qui s’était faite promotrice de la toile en question ; rencontre surprenante qui lui laissait un goût âpre d’inachevé, tant la manière dont celle-ci s’était achevée avait été abrupte. Bêtement, il aurait aimé la revoir, et pas seulement en qualité d’acheteur. C’était autre chose qui se jouait là ; l’éclosion d’un intérêt longtemps assoupi, d’une curiosité lointaine qui se nourrissait d’un nouveau souffle – qu’il recueillait avec une certaine humilité, compte tenant de ses considérations passées.

Avait-il été surpris, en voyant sa silhouette se détacher dans le blanc morbide de la salle d’enchères, au milieu de tous ces acteurs barbants ? Certainement un peu ; parce qu’il s’était figuré que leur précédente accointance n’avait été que le fruit d’un hasard charmant, d’un accident de fortune comme seuls les poètes savent les écrire. Quelque chose destiné à n’exister que l’espace d’un instant - et que c’était précisément cette éphémérité-là, qui en modelait la délicatesse étrange. Ainsi, il n’était pas voué à revoir Alice, et leur soirée partagée resterait un simple souvenir, troublé par la blancheur des nuits norvégiennes.
Et pourtant.
Il avait reconnu la silhouette de loin, sans savoir exactement que faire de cet instant-là ; était-il plus prudent de le laisser passer avec sagesse, de rester à l’écart et considérer ce qu’il s’était passé comme un moment révolu ? Ou devait-il au contraire s’en emparer avec orgueil, et se persuader que celui-ci se devait d’être prolongé d’une tentative, d’un essai – d’un ordre donné à son corps pour s’approcher ? Il n’aurait pu en être certain. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne se rappelle pas exactement avoir décidé d'aller à sa rencontre  ; c'était presque comme s'il s'était vu bouger, sans en avoir tout à fait formulé la pensée instigatrice. L'œil appuyé contre la silhouette drapée de noir, se faufiler entre les différents convives d'un mouvement d'épaules sinueux, et –

Egon ! S'était exclamée une voix étrangère, alors qu'un homme surgissait devant lui, un sourire de bonhommie parfaite accroché au visage. « Ça fait une éternité !

Honnêtement, Klaus Böhm n'était pas le gaillard le plus agaçant, dans la clique des négociants et des acheteurs du petit monde de l'art. Pourtant, il remplissait la fonction ingrate de courtier – un rôle qu'il méprisait habituellement. Mais par un étrange hasard, Klaus se trouvait être un amateur sincère de sculpture, notamment fasciné par l'œuvre de Giacometti – et l'un des rares à être capable de différencier un homme qui marche d'un autre. Pour cette raison, Egon avait une certaine sympathie pour lui – bien qu'il se montre parfois un peu trop bavard à son goût. Et puis de manière plus basique, Böhm était allemand  ; un détail qui lui permettait de se sentir plus proche de lui que d'une partie des natifs de l'état où il se trouvait  – avec lesquels il ressentait régulièrement un décalage culturel certain.
Le visage se fend d'un sourire machinal, mais l'œil, lui, guette au dessus de l'épaule du courtier pour vérifier la présence de la jeune femme ; sauf que celle-ci semble sur le point de s’éloigner – constatation qui fait naître chez lui une vague de frustration passagère.

J’ai passé un certain temps en Norvège ces derniers mois, Fait-il comme seule explication, en reportant à contre-coeur son attention sur l’homme en question. « Comment vas-tu ?
Oh, tu sais ce que c’est, Élude l’autre d’un un geste vague de la main. « Les affaires vont et viennent. Je suppose que tu es là pour dénicher une nouvelle pépite à ajouter à ta collection ?
Par curiosité, surtout, Réplique Egon d’un ton distrait, le regard fuyant de nouveau vers l’arrière-plan. « Klaus, tu m’excuserais un instant ? Il y a une vendeuse à qui je dois absolument toucher un mot.
Bien sûr, bien sûr ! Acquiesce t-il en pressant son épaule d’un geste amical. « On se voit plus tard.

Il n’est pas sûr de lui avoir répondu – du moins à voix haute – avant de le contourner pour se faufiler dans la foule. Alice s’était un peu éloignée, et il a mis quelques secondes pour retrouver le chemin de sa silhouette. Là, il exerce alors une pause légère avant de combler les derniers mètres qui les séparaient d’elle ; sans doute parce qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il aurait pu lui dire, en l’abordant ainsi.

God kveldBonsoir, Choisit-il sobrement de l’interpeller, dans cette langue qu’ils connaissaient tous deux.

Et si le menton d’Alice se tourne dans sa direction, sans doute son regard, lui, met-il une fraction de plus avant de trouver son visage. Une certaine surprise se lit sur ses traits – et peut-être y a t-il de quoi : lui non plus ne s’était pas attendu à la voir là.
Un pas est alors exercé dans sa direction, une coupe de champagne saisie à la volée sur le plateau d’un serveur aux habits pompeux. Puis un sourire ; mince, certes, mais un sourire quand même. De sa part, il ne fallait pas s’attendre à des merveilles de ce côté-là.

Je te proposerais bien de t’offrir un verre, mais j’ai peur que l’idée ne manque à la fois d’originalité et de pertinence, S’amuse t-il vaguement, l’œil inspectant ses traits.

Car si l’invitation aurait pu paraître galante – peu importe à quel point il détestait ce mot – une autre fois, elle n’aurait été que ridicule dans un endroit où tout leur était déjà offert sur un plateau d’argent.
Une gorgée de champagne est alors avalée, alors que le regard ne s’attarde sur les courbes de son visage familier.

Quelle divinité ton étonnante grand-mère a choisi de nous présenter ce soir ? Je suis curieux, Énonce t-il finalement d’une voix simple.

Mais peut-être pouvait-on deviner au creux de celle-ci la douce acidité qui laissait soupçonner qu’il n’avait jamais vraiment cru aux histoires qu’elle lui avait raconté. Peut-être prendrait-il cependant le risque de les entendre de nouveau ; car pour le plaisir de sa compagnie, sans doute aurait-il accepté de prendre part à un petit mensonge de rien du tout.

ft.  @Alice Eyre
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Unpopular opinion : l’accent scandinave est ultra sexy. Les mots roulent dans la gorge d’Egon, avec le glacial des terres vikings. Quand j’ai commencé à apprendre le danois, avant de réaliser qu’il était très proche du suédois et du norvégien, j’ai compris que tout semblerait toujours guttural. Que même les mots d’amour auraient l’aspect de la roche. J’ai longtemps cru que la colère était une émotion teintant les mots de ce peuple. Puis, j’ai appris à les connaître – et j’ai découvert un peuple bien plus chaleureux que je ne l’aurais cru. J’y ai passé de si belles années que Copenhague et Oslo et me manquent encore, à ce jour, après avoir parcouru une bonne partie de la planète à la recherche d’un bonheur illusoire. Et Egon amène avec lui ces souvenirs que je pensais effacés, avec huit petites lettres au goût de cendres et d’espoir.

Egon est comme un papillon de nuit, dont l’attention pourrait l’amener à un autre endroit, si elle fait le moindre geste brusque. Ou alors comme un prédateur, qui n’est pas encore totalement décidé sur lequel de ces vendeurs sera sa proie. Je ne me suis jamais totalement décidée sur l’effet ambivalent qu’il produit en moi, comme une ombre, mais une ombre dangereuse, qui n’est pas forcément chassée par la lumière du jour. Le sourire qu’il m’offre est comme un pansement sur mon cœur ; moi qui pensais m’ennuyer à cette vente aux enchères. Voilà une belle raison d’être divertie, même si évidemment, l’homme qui se trouve en face de moi à bien d’autres qualités que sa capacité à me changer les idées.

Il badine en attrapant une coupe de champagne et je ne peux m’empêcher d’être heureuse qu’il se soit frayé un chemin parmi les requins pour venir parler avec moi. Oui, il en faut peu pour éclairer mes journées, ces derniers temps. Et il en faut peu pour m’entraîner sur une piste glissante, danser des pas que je ne connais pas encore, découvrir une nouvelle mélodie auprès d’un autre cœur. « J’ai souvent soif, et au moins une dizaine d’idées pour rendre cette proposition originale, si nous venons à manquer de champagne ce soir. »  Je lève mon verre, à cette rencontre, trempe mes lèvres tandis qu’il prend une gorgée, sa pomme d’Adam m’inspirant soudainement mille peintures.

« Quelle divinité ton étonnante grand-mère a choisi de nous présenter ce soir ? Je suis curieux. » Je ne suis pas certaine d’analyser correctement le ton de sa voix, mais mon pouvoir se contente de m’apporter la réponse sans un plateau d’argent. Son aura qui s’épanouissait un instant dans le gris de l’ennui, se teinte désormais de nuances colorées ; du grenat pour l’acidité, du nacre pour la curiosité, et une toute petite note de vert pour une étrange satisfaction que je ne sais pas expliquer. « Elle se retourne certainement dans sa tombe. Mais de bonheur, car tu ne l’as pas oubliée. » Je lui tends un petit sourire, amusée par-dessus ma coupe de champagne, tandis que je plonge mon regard dans les épais traits balancés sur une toile blanche, quand les tourments semblaient plus faciles à supporter une fois balancés à la face du monde. « Jörmungand, qui d’autre ? L’immense monstre marin, le serpent de Midgard. » La toile représente les fonds marins, en voiles d’un bleu si sombre qu’il en tire presque vers le noir. L’animal mythologique s’enroule sur lui-même, à la manière d’un Ouroboros. On découvre après quelques secondes d’analyse qu’il est blessé. « Elle disait que c’était sa représentation, quelques secondes avant sa mort, durant le Ragnarök. Il emportera Thor dans sa tombe. » Je ne peux m’empêcher de lui jeter un petit coup d’œil, curieuse de savoir s’il mord à l’hameçon, s’il aime l’idée que mon aïeule ait donné vie à ces créatures mystiques de cette façon. Malheureusement, je ne dois pas oublier de tricoter une histoire cohérente et crédible, car je ne suis clairement pas originaire, ni du Danemark, ni de la Norvège, ni de la Suède, et il serait de mauvais ton de lui faire croire une telle chose. Je sais qu’il finirait par me piéger. « Mais je ne suis pas une fine connaisseuse de la mythologie nordique ; je n'ai eu que les contes de ma grand-mère pour m’en faire une idée. Que penses-tu de la toile ? Promis, je ne serai pas vexée si tu ne l’aimes pas. » Ce n’est pas ma préférée de la série. Mais elle dégage ce que je ressentais à l’époque ; l’impression d’être un animal mythologique blessé, pas assez faible pour mourir, pas assez fort pour survivre. Pas sûre que ce soit le bon moment pour lui dévoiler ce genre de pensées.

De nombreuses autres questions se bousculent dans mon esprit, mais je me retiens de les poser, la curiosité et l’impatience brûlant mes lèvres. La soirée avait paru si courte, la dernière fois… injustement abrégée par un coup de fil qui me demandait de venir à New Blossom en toute urgence. Ironique, quand on y pense ? Voilà que nous nous retrouvons, à l’autre bout du monde, comme si tout était normal. Comme si c’était prémédité. Mais s’il y a bien une chose que j’ai retenu avec New Blossom, c’est que rien, jamais, ne fonctionne comme je l’avais espéré. Alors peut-être que cette rencontre n’est qu’un autre coup du destin, une nouvelle carte abattue dans la partie qui se joue. Mais l’avidité me dévore, comme à chaque fois que je découvre quelqu’un d’intéressant. Qui es-tu vraiment, Egon ? Et que peux-tu m’apporter ?

ft. @Egon Sæther
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Il existe entre eux cette divine comédie, celle qui consiste à prétendre que la rencontre qu'ils expérimentent à l'instant n'est pas le fruit d'un odieux hasard – un accident qui, quoique charmant, aurait tout à fait pu ne jamais se produire. Ils semblent expérimenter le moment en question avec un naturel désarmant, de la même manière que s'ils s'étaient croisés chaque jour, ou que leur précédent tête-à-tête n'avait pas eu lieu à l'autre bout du globe ; les voilà alors qui bavardent avec simplicité, sans doute unis par la complicité de savoir que le caractère accidentel du moment possédait sa poésie propre, et qu'il leur appartenait de chérir.

Durant les semaines qui avaient suivi leur première entrevue, Egon avait parfois pensé à Alice. Bêtement d'abord, parce qu'il avait choisi de garder jalousement le tableau de Hel chez lui – puisant dans les couleurs blanchâtres de la toile, quelque chose du spleen nordique propre aux hivers rigoureux qui lui manquaient désespérément au-delà de l'Atlantique. L'œuvre portait alors en elle-même toutes les interrogations et des énigmes de leur rencontre, et s'en faisait un rappel régulier – auquel il ne pouvait s'empêcher d'attacher une vertu poétique. Et puis, peut-être aussi s'était-il pris à songer à cette dernière pour se demander s'il n'avait pas fabulé l'instant : car il arrive que les évènements trop brefs se retrouvent entourés par l'esprit d'une forme étrange de mystification – comme si la frustration de voir ceux-ci s'achever trop tôt avait dû les habiller d'une forme de fascination, afin qu'ils puissent mériter une place dans le brouhaha des souvenirs. Ainsi, la moindre poignée d'heures se trouvait auréolée d'une symbolique propre, fabriquée de toutes pièces par une âme qui n'acceptait pas tout à fait qu'elles ne puissent jamais connaitre de répétition : car sans doute, les placer en idole pardonnerait le caractère manqué de l'acte.

Il s'était alors demandé plusieurs fois s'il avait inventé sa voix, remodelé son sourire ; si la tendre malice qui pointait dans son regard était une invention, ou un réel souvenir. Et il constatait ici qu'il ne ressentait nulle déception, ou décalage vis-à-vis des images qui lui restaient de la première soirée. Alice avait gardé cette manière essentielle de laisser les mots s'envoler, se nouer entre eux pour en former des histoires – comme si l'acte-même de conter avait été une chose tout à fait naturelle. Elle était de ces personnes qu'il était plaisant d'écouter, mais qui ne semblaient pas performer la parole à outrance, se sachant douées en la matière : elle se contentait de le faire, c'est tout. À cet égard, il concédait volontiers de lui offrir toute son attention et de se taire – un exercice reposant qu'il appréciait. Car il avait vécu assez longtemps pour reconnaître que les êtres capables de rendre au silence ses lettres de noblesses étaient rares ; suffisamment pour qu'il les apprécie volontiers.

L'évocation de la grand-mère l'amuse vaguement, se glisse au pli de ses lèvres pour en froisser la commissure : peut-être avait-il abordé le sujet pour voir de quelle manière elle s'en emparerait, si elle persisterait encore dans l'élaboration de ce personnage énigmatique. Et visiblement, si elle avait saisi la pointe de dérision sous ses syllabes, elle avait fait le choix de ne pas en faire cas. Soit, il jouerait alors le jeu – ne serait-ce que parce qu'il avait la nette impression que sous cette identité potentiellement fumeuse restait quelques vérités pures, qu'il n'aurait pas été bon de jeter. Il démêlerait le tout plus tard.

Je n'oublie pas souvent ceux qui savent se montrer marquants, Réplique t-il simplement, suggérant sans doute plus volontiers l'intérêt qu'il lui avait porté à elle, le temps d'une soirée.

Voilà alors que le nez de la femme ne pivote vers une toile large, aux dimensions peut-être un brin plus réduite que celle qu'il gardait désormais dans son salon ; gouffre abyssal tressé de nuances sombres, entre absinthe et pétrole qui capturaient le regard pour le garder. Puis, la silhouette sinueuse d'une créature en perte de superbe – évocation étrange d'un monstre à terre, qui semblait éprouver son propre poids et ses dimensions grossières. Si les couleurs n'avaient rien à voir avec celles de Hel – laquelle avait choisi de trépasser dans un paysage cotonneux à la mélancolie blanche – il retrouvait la rigueur morbide des coups de pinceaux, la matière de l'huile appliquée par touches vigoureuses qui parvenaient à en convoquer l'étrange souffrance. Oh, ce tableau était sans doute puissant, lui aussi ; mais surtout, il laissait émerger en lui les souvenirs de contes nordiques éparpillés lorsque venait la nuit, des noms de créatures mythiques que son esprit d'enfant avait souvent fantasmé. C'était comme trouver, très longtemps après, la page illustrative d'un livre lu et relu avec rigueur, dont l'esprit avait dû produire les images – à défaut de s'en voir immédiatement abreuvé. Une espèce de satisfaction à voir ces productions mentales trouver une application physique et immédiate, là, devant ses yeux.
Egon est resté silencieux, d'abord, se contentant d'écouter les explications d'Alice. Des mots servis avec audace et assurance, avec la passion de ceux qui connaissent leur sujet avec exactitude ; puis, quelques autres remplis d'une humilité soudaine, comme pour tenter d'en modérer d'ardeur. Raté. Car il avait déjà remarqué la manière dont elle en parlait.

Je crois que c'est le propre des contes, Finit-il par prononcer, l'œil toujours attentif aux nuances de couleur qui se battaient devant son regard scrutateur. « Il n'existe pas de spécialiste des contes, puisque leur vertu et d'être réinventés à chaque nouvelle narration, à chaque nouvelle oreille prête à les écouter.» Il marque alors un temps de pause, comme s'il venait seulement d'entendre ses propres mots – énoncés d'un ton trop songeur pour être vraiment attentifs à eux-mêmes. « Elle devait-être une bonne conteuse, Constate t-il finalement en pivotant légèrement le nez vers Alice, qui se tenait à ses côtés. « Je n'ose pas imaginer ce que quelqu'un capable de raconter autant avec un pinceau pouvait faire de ses mots.

Sans doute faudrait-il se contenter de ce jugement-là, vis-à-vis de la toile. Egon n'était pas un homme dont le phrasé se faisait aisément dithyrambique, qui fleurissait avec facilité les choses qu'il scrutait – même lorsqu'il n'en pensait pas moins. Sorte de pudeur inculquée trop tôt, dont il n'avait jamais jugé urgent de se défaire. Ainsi fallait-il plutôt se fier à la manière dont il les scrutait, ou à l'admiration que l'on pouvait, parfois, saisir entre les lignes placides de son discours. On lui avait parfois reproché d'être avare de compliments, et s'il saisissait la frustration qu'un tel défaut de caractère impliquait, il lui permettait aussi dans son métier de garder une forme de crédibilité : difficile de croire celles et ceux qui s'extasient de tout. Au moins les économes avaient-ils le privilège d'être écoutés avec attention, lorsque la nécessité s'en faisait sentir.
Il a laissé son regard trainer une seconde de plus sur le visage de la femme à ses côtés, sans doute pour essayer d'en déchiffrer l'expression placide ; puis finalement, son menton se détourne vers la toile de nouveau, avalant une nouvelle gorgée de champagne.

Est-ce que toutes les toiles de la série parlent de la mort des idoles ? Interroge t-il avec curiosité. « La thématique serait d'actualité. Il parait que les Dieux eux-mêmes meurent de honte chaque jour, face à l'humanité.

Et il avait une façon particulière de distiller son propre cynisme avec un naturel désarmant ; d'invoquer cette facette sans doute un peu inquiète de lui-même, ce pessimisme noir, sans pour autant se montrer glaçant. Il aurait presque pu en sourire – l'insolent : et c'est d'ailleurs ce qu'il fait, de ce trait mince esquissé au creux des lèvres.
Plus loin, une petite cloche a alors résonné pour indiquer le début de la vente, attirant leurs deux attentions et les invitant à s'asseoir sur les rangées de chaises en bois, disposées devant l'estrade.

Peut-être que si je suis chanceux ce soir, Jörmungand pourra tenir compagnie à Hel, Enonce t-il avec simplicité, glissant les yeux sur ses traits fins. Puis, il a marqué une seconde de silence – juste une, avant de renchérir en un souffle plus bas : « Peut-être même que j’aurai l’occasion d’entendre tes dix idées avant que tu ne disparaisses, cette fois.


ft.  @Alice Eyre
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Je me suis souvent demandé pourquoi les gens m’intéressaient autant. Pourquoi je n’avais l’impression de ne m’épanouir que sous leurs regards. Peut-être que c’est parce que mon père n’a jamais voulu m’accorder l’attention que je désirais tant – peut-être que je suis comme une fleur, qui s’ouvre seulement quand le soleil la caresse de ses rais de lumière. Je m’abreuve des autres, persuadée de finir déshydratée si je ne mérite pas leur intérêt. Alors je plonge dans leur aura, cherche à comprendre les fils de leurs pensées et de leur esprit, nouant et dénouant leur chemin mental, dans l’espoir, peut-être, de parvenir à m'y faufiler rien qu’un instant. Je ne vis que sous les caresses des autres. Sous les mots des autres. Quand ils m'accordent une once d'intérêt. De leur temps. Car tout revient toujours au temps, n’est-ce pas ? Plus il s’écoule et plus la mort approche. Alors, dites-moi combien de minutes je vaux à vos yeux, pour que vous m’en confiez quelques-unes dans le creux de mes mains. Avant que la belle faucheuse ne vienne poser sa cape sur vos épaules, pour vous emporter dans un autre monde.

Alors, tel un tournesol, je me tourne vers Egon dont les mots flattent mon ego, désaltèrent ce terrible besoin des autres. Marquante. Voilà un mot avec lequel j’ai beaucoup de mal. Parce que j’ai marqué des peintres. J’ai marqué des poètes. J’ai marqué des auteurs. Au fil de ces quelques décennies durant lesquelles j’ai foulé ce monde, j’ai été une muse et une inspiration, une inconnue parcourant l'amour et l'aspiration de temps d'autres artistes.

Je voulais être la femme pour laquelle le pirate retrouvait la terre ferme, j’étais, tel le phare vert de Gatsby le Magnifique, celle pour qui l’homme endurerait la guerre pour lui revenir. La constellation d’éphélides sur ma cuisse est représentée par les traînées d’étoiles du célèbre Nocturne en noir et or, Emily Dickinson aurait écrit Wild Nights comme une ode à notre passion commune… J’aurais pu être l’amante cachée sous le drap de Renée Magritte, j’aurais pu être un poème, une chanson, un requiem, une pensée, un tableau, une ode, une absinthe… C’est en côtoyant tous ces artistes qui ont marqué leur temps que mon âme s’est façonnée. Et je n’ai jamais perdu le goût d’habiter les prunelles de quelqu’un.

Quand il parle des contes, je me tourne vers lui, étonnée de ce trait de poésie. Non pas que je l’en pensais dépourvu, mais ses mots se veulent rassurant. Ça doit être la corde sensible de la famille, ça. Les gens se sentent toujours un peu obligés d’être apaisant. Ou alors c’est sa manière de valider la toile. Je crois que j’aime bien ces sous-entendus distillés dans ses mots.  « Je n'ose pas imaginer ce que quelqu'un capable de raconter autant avec un pinceau pouvait faire de ses mots. » Je ris. Je ris parce qu’il a touché pile poil ce qu’il y avait sous ma carapace sans même le savoir. Pas grand-chose en ce moment, je le crains. Les mots me manquent. Mais je ne peux pas laisser mon éclat sans explication. « Oh ma grand-mère était… très, très particulière. Elle utilisait toujours ces termes, små jævler, quand on lui prenait la tête. C’était très, très vulgaire. Mais mes frères et moi, on rigolait tellement, qu’elle a fini par nous surnommer comme ça. » Et je tisse une histoire, à partir de rien. Enfin, j’ai des frères, oui. Des frères immortels qui ont traversé les décennies à mes côtés, mais qui ne sont pas là pour le moment. Mais nous n’avons pas eu la joie d’avoir de grand-mère. Ni de parents, si on va jusqu’au bout du raisonnement. « Je ne suis pas sûre qu’elle savait utiliser les mots correctement. Mais il paraît que les actes comptent plus. Et elle m’a léguée ses peintures. Elle m’a aussi appris à peindre. Enfin, ce que je fais est bien loin de ce résultat là. » Il faudra que je songe à noter tous les mensonges que je débite à la seconde. C’est bien le problème avec les histoires que je ficèle au fil de mes pensées. J’oublie la moitié de mes hérésies.

Il l’interroge sur les autres toiles de la série. Nouveau trait poétique et je ne peux m’empêcher de pencher légèrement la tête, de scruter ses traits, à la recherche d’une possible mutation. Est-ce qu’une âme aussi jeune que la sienne peut être aussi désabusée ? Peut-être. Ce monde vous prend, vous croque et vous recrache, à peine consommés. « La thématique était déjà d'actualité à son époque. Mais il faut croire que l'humain ne cesse de renouveler ses erreurs. Elle a représenté dix figures nordiques sur le point de rendre leur dernier souffle. Peut-être parce qu’elle avait compris qu’on finit tous au même endroit, divinité ou pas. »

Parfois, je me demande si mon tour viendra. Peut-être pas, car il y a moins d’un mois, je mourrais dans un entrepôt de l’Underapple sous les mains d’un ami. Pour renaître, quelques heures après, l’esprit fragmenté par la peur et les ténèbres. Plus je discute avec Egon, et plus j'ai envie de me remettre derrière un chevalet. J'ai envie de peindre. Je n'ai pas eu le temps de lui poser la question ; peut-être peint-il aussi ? En tout cas, Egon m’inspire un tableau de noirceur, où les idoles contempleraient leur propre Ragnarök. Le sourire d’Egon, qui étire ses traits morcelés par une vie qui n’a pas dû être évidente – le cynisme mouchetant son âme de taches de peinture sombres –, est plus rassurant qu’il n’y paraît. Très inspirant.  

Une clochette retentit et peut-être que le notre dernière heure est arrivée… mais non. Ce n’est que le début des hostilités, quand les hommes et leurs portefeuilles voudront prouver l’improuvable ; qu’ils sont plus forts que tout. Mais la mort finira par les dévorer. Elle y arrive toujours.

Les mots d’Egon dansent vers moi, me contentent plus que je ne voudrais l’avouer. Je souris, me mordille la lèvre inférieure quand son chant des sirènes me ravit. « Hel n’attend que ça. Je n'espérais même pas qu'une personne puisse posséder plusieurs œuvres de la série. » Le brouhaha autour de moi se tarit un instant, avant de reprendre, tandis que les auras se mélangent, que les goûts et les saveurs m’embrouillent. J’ai encore du mal à maîtriser mon pouvoir depuis ma résurrection fortuite, et les coupures dans le creux de ma main me font mal alors que je resserre mes doigts sur la coupe de champagne. « Je ne vais nulle part, ce soir. Le destin est à l’œuvre, après tout. Quelle était la probabilité pour qu’on se retrouve ici, tous les deux ? Je ne vais décemment pas lutter contre les choix des nornes. » Audace surmontée par un sourire fantôme sur mes lèvres, je plonge dans son regard, à la recherche de réponses que je n’obtiendrai pas ici. En tout cas, pas tant que nous parlerons de peintures. Je ne vais nulle part ce soir, en dehors de là où mon cœur me guidera. Et il m’a toujours emmenée dans des contrées lointaines.

ft. @Egon Sæther
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tw : évocation de la mort et du deuil.


Elle a une manière de parler de la mort étrangement légère, à mi-chemin entre la résignation et l’abnégation. De l'évoquer comme une vieille amie, une chose à laquelle on a eu le temps et l’espace de penser ; une notion de laquelle on s’est un jour inquiété, pour finalement choisir de se faire philosophe et de la considérer comme un compagnon à part entière. Quelque chose qui arriverait un jour – et alors ? Puisqu’on était tous égaux sur le sujet, ce n’était certainement pas la peine d’en faire un débat en lui-même.
D’autres auraient pu ressentir une pointe d’angoisse devant cette apparente tranquillité : pas lui. D’abord parce qu’il n’avait cessé de côtoyer cette mort à laquelle on prêtait tant de mystères et de malheurs, qu’il n’avait cessé de l’effleurer ; et puis plus simplement parce qu’en se sachant condamné, il avait été obligé d’en apprivoiser le concept et l’idée. Il se rappelait nettement avoir d’abord été envahi d’une angoisse profonde, en sachant qu’il risquerait d’arrêter de vivre d’une seconde à l’autre. Il n’était pas rare, les premiers temps, qu’il éprouve une forme de dissociation étrange au moment où il effectuait chaque acte anodin – qu’il s’observe alors en train d’agir, avec la pensée meurtrière que c’était peut-être la dernière fois. La dernière nuit, la dernière fois qu’il longerait cette rue, la dernière fois qu’il passerait la lame sur son visage pour se raser, la dernière fois qu’il —
Les déclinaisons étaient infinies ; et à ce titre, il avait vite saisi qu’au fond, rien n’avait vraiment changé. Seulement sa perception de lui-même, de l’éphémérité des choses. Une bien maigre différence, en somme. Seul le destin – auquel il ne croyait paradoxalement que très peu – avait son chemin à faire, sans qu’il n’ait son mot à dire. Un constat qui résonnait d’ailleurs parfaitement avec les dernières paroles d’Alice – bien qu’il puisse discerner au sein de celles-ci une once de malice. Car il était en réalité bien aisé de conférer à leur rencontre fortuite des airs de destinée : sans doute était-ce la meilleure excuse possible pour leur donner une raison de ne pas contrarier l’ordre des choses – un fatalisme bien pratique, lorsqu’il allait tout à fait dans le sens de leur volonté. La manière de tourner les évènements l'a un brin amusé, arrachant à ses lèvres un sourire fugace alors qu’il reposait sa coupe vide sur un coin de table.

Mieux vaut ne pas jouer avec ces choses-là, le destin est une notion trop dangereuse pour être manipulée, À t-il prétendu à son tour, mimant un sérieux parfait. « Tu es de passage en ville pour la vente ? Reprend-il alors en pivotant le menton vers elle alors que l'hôte de la soirée, debout sur l'estrade, les invitait déjà à rejoindre les rangées de chaises alignées.

Car si la question lui avait frôlé l’esprit au moment-même où il l'avait aperçue dans cette foule compacte, il n'avait pas trouvé l'espace – ou le moment opportun – pour la lui poser ; et il se surprenait à espérer que sa présence à New Blossom puisse être davantage qu'un hasard parfait. Car si ce dernier aurait définitivement eu quelque chose de poétique – ou d'un peu ironique, ça dépendait comment on prenait les choses – une part de lui aurait apprécié de la savoir riveraine de la mégalopole en question. Peut-être dans l'idée qu'il n'aurait pas que cette seule et unique soirée, pour décortiquer l'épaisse énigme qui l'entourait ; à dire vrai, il y aurait bien volontiers consacré quelques autres, si le cœur lui en disait.

De concert, voilà que chacun des donateurs, vendeurs et acheteurs se pressent entre les quelques allées de chaises pour s'y installer docilement. Et voilà Egon au premier rang du plus vieux spectacle du capitalisme moderne : celui de l'argent exhibé sans honte, dont l'art et l'antique se faisaient prétexte. Car il aurait été inutile de s'y méprendre ; personne dans cette pièce n'était là pour posséder, encore moins acquérir quoi que ce soit. Tous étaient présents seulement pour l'acte absurde de l'enchère, de la somme qui en mange une autre – du poisson qui dévore son suivant jusqu'à s'en faire requin. Il aurait aimé se dire différent, et peut-être l'était-il. Un peu, juste un peu – dans le sens où il ne trouvait aucune satisfaction dans la valeur abstraite de l'argent. En revanche, il ne pouvait que confesser son propre péché de vanité ; car il aurait été prêt à beaucoup, pour avoir l'impression, même fugace, de posséder une œuvre. Pourtant, il savait intimement que seul l'artiste à l'avoir peinte aurait pu prétendre en être l'unique, et éternel propriétaire – pour la saison bête que personne d'autre ne serait jamais en mesure d'en saisir tout à fait les nuances. À cet égard, elle ne trouverait jamais de nouveau propriétaire, ou seulement une sorte de prêteur sur gages vulgaire. Egon était lucide sur la question, mais malgré tout, la tentation restait présente ; non pas celle de posséder, mais d'adopter, de domestiquer. De la même manière qu'on ramenait un matou, ou un clébard chez soi, les toiles étaient ses compagnons de vie : elles rendaient son quotidien plus vivant, plus réel aussi. Et ça non plus, ça n'avait pas de prix.

Le duo prend alors place côte à côte, quelques rangées plus loin que la première ; sur l'estrade, le quinquagénaire en question – sans doute l'organisateur – a baragouiné quelques mots de coutume, auxquels il n'a que peu prêté attention. Au moins par ennui, ou peut-être aussi à cause de la présence d'Alice à ses côtés. Ne pas se trouver en posture d'observer ses expressions et ses réactions l'embêtait ; comme s'il avait risqué, en la quittant du regard pendant ces quelques instants, de manquer quelque chose – un détail de rien du tout qui lui en aurait raconté davantage sur elle ; qui l'aurait aidé à disperser les zones d'ombres qui flottaient encore autour de celle qu'elle était.
Mais Egon est patient : il attend la fin du discours sans broncher, et bientôt, c'est une experte qui remplace l'hôte sur l'estrade en bois verni. La première œuvre est présentée – un torchon sans grand intérêt. Pourtant, les mains se lèvent déjà pour enchérir, et un pli ironique froisse le coin de sa lèvre. S'il fallait une chose de plus pour prouver que ces imbéciles n'étaient là que pour les apparences. Il ne dira rien, pourtant ; il a appris à étouffer son propre orgueil et le garder discret – même lorsque celui-ci flirtait avec le mépris. Alors pour se distraire de son propre agacement, c'est vers Alice qu'il lance un coup d'œil – juste un, infime. Pardon, il n'a pas pu s'en empêcher. Peut-être histoire de vérifier qu'elle était toujours là, que sa promesse ne s'était pas envolée ; ce soir, qu'elle avait dit, je ne vais nulle part.
Et il avait eu terriblement envie de la croire.

Puis, une deuxième œuvre défile, et une troisième. Les bourses s'épuisent – sa patience aussi. La quatrième en revanche, fait naitre une lueur nouvelle dans son regard. Un sourire s'étire sur son visage, et Egon se redresse légèrement ; car voilà l'Autre, son homonyme. Egon.

Guten Abend, EgonBonsoir, Egon, Souffle t-il tout bas, pour lui-même.

C'est un des croquis du peintre, de ces esquisses au fusain et à la gouache réalisés sur de larges feuilles de papier bruni. La femme est étendue, le bras s'étire au dessus de sa tête, et elle le regarde. Lui, le peintre. Quelque chose remue dans son ventre, sorte de convoitise familière et irrépressible fécondée par la fascination première. L'envie d'adoption.
L'experte présente la pièce sobrement, mais lui, il a envie de produire un autre discours ; alors son épaule se penche légèrement vers sa voisine, et sans même la regarder, il guide le ton bas de sa voix vers elle. La confidence est intimiste, de l'ordre du velours – Ou du voleur.
Allez savoir.

C'est Wally Neuzil, la compagne de Schiele, Souffle t-il en laissant ses yeux glisser sur les couleurs orangées des cheveux de la modèle. « Sa muse, son seul vrai amour, à ce qu'on disait. Un jour, il a décidé d'épouser Edith, une fille aux meilleures ascendants, sans doute aussi avec une meilleure dot. Un acte d'égoïsme et de vanité purs. » Sa voix se suspend, et ses yeux glissent jusqu'au visage de Wally – Walburga. La sacrifiée. « On murmure que c'est la dernière fois qu'il a dessiné Wally, qu'il venait de lui annoncer qu'il la quittait. Mais elle n'a pas bougé, elle a continué de poser ; et il a même eu le cynisme de capturer ce regard-là, ce regard qui le haïssait et l'aimait en même temps, peut-être pour la dernière fois. Parce que peindre ce regard, et la manière dont elle le regardait, c'était se peindre lui, avec sans doute plus de réalisme que s'il avait été face au miroir. » Nouvelle pause : il semble presque pensif, frotte machinalement l'arrête d'une bague à sa main gauche. « Le plus terrible là-dedans, Achève t-il en un souffle, c'est qu'il n'aurait jamais réussi à se peindre avec tant de réalisme, s'il n'avait pas été un monstre juste avant.

Et cette fois, c'est vers son profil qu'il glisse un regard – puis un sourire tranquille.

Les peintres sont des monstres, Alice. Et nous, nous ne sommes que les spectateurs affligeants de l'art, et de son cirque.

Alors, sa main s'est levée.
L'enchère était lancée.

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Amusement paillette l’aura. Je plonge dans ses émotions, m’imprègne de ses couleurs, espère pouvoir les reporter sur une toile, un jour, peut-être. Il me met en garde, de me méfier de la destinée. Je ne peux que lui donner raison ; voilà qu’elle m’a jouée d’étranges tours, ces derniers temps. Mais je ne peux pas lui retirer qu’elle m’a offert une belle vie, quelque part. Et de belles morts à découvrir, encore et encore, ange piégé sur cette Terre. Je ne sais pas si j’en suis véritablement malheureuse. Cela m’aurait peinée de finir ma vie dans un entrepôt de l’Underapple. Alors que je suis là, avec lui, à goûter la mélodie de ses mots, à m’approprier le grave de sa voix. Je veux le marquer au fer rouge dans mon esprit, car après notre fugace entrevue à l’étranger, il s’était effacé, jour après jour, à l’instar des gens que je croise pour ne plus jamais revoir dans cette vie, ou dans la prochaine. La mémoire est loin d’être infaillible, et tout, au fil des heures, des jours et des mois, finit par s’écailler. Doucement. Lentement. Moi qui pensais ne jamais pouvoir oublier le visage de mon père. Je ne me souviens que de la manière dont il me traitait – pas de la bonne manière, selon moi.

Je ne réponds pas à sa question – qui me fait plaisir, car je comptais lui poser la même. Voleur de questions. Je préfère suivre le mouvement, tandis qu’Egon nous porte vers l’un des rangs, légèrement au centre de la pièce. Peut-être pour nous permettre de chuchoter comme les étudiants du dernier rang à la fac, même si j’imagine qu’il est là pour une bonne raison, lui, certainement bien meilleure que de se raconter des idioties sous le couvert de la main.

Personnellement, je ne compte clairement rien acheter ; déjà parce que les fonds ne sont pas mirobolants en ce moment, et ensuite parce que je n’en ai aucune envie. Évanouie au creux de mes insomnies, dévorée par le monstre qui se tapit à l’arrière de mon crâne et qui attend que je rentre, sagement, à la maison. Les cauchemars continuent de me hanter, me tenant éveillée une bonne partie de la nuit, parfois jusqu’au petit matin. Je pourrais en effet contempler une nouvelle œuvre dans mon loft du Nexus mais… Une œuvre doit s’apprivoiser, se ressentir. On m’a souvent taxée de naïve ou de trop sensible, mais j’apprécie les tableaux comme les livres – au bon moment, au bon endroit, et une fois qu’ils ont résonné en moi.

« La dernière fois que nous nous sommes vus, j’ai reçu un coup de fil me demandant de me rendre à New Blossom. Quand je suis arrivée, j’ai tellement aimé l’endroit que j’ai décidé d’y poser mes valises, au moins pour quelques temps, lui avoué-je en murmurant, tandis que l’organisateur de la soirée baragouine quelques mots que je n'écoute pas. « Alors peut-être que je recevrai ce soir un coup de fil me demandant d’aller en Norvège, mais on a déjà convenu que je ne devais pas jouer avec le destin. » Bien sûr, personne n’appellera. Déjà parce qu’elle a mis son téléphone sur silencieux, donc bon courage pour l’arracher à sa contemplation d’Egon des œuvres, et ensuite parce que plus personne n’utilise ce numéro sciemment.

Et voilà que notre conversation est interrompue par les enchères. Je le scrute, amusée, contempler les tableaux d’un œil avisé, analyser ses « concurrents » dans la pièce. Je croise les jambes, laisse l’échancrure de ma robe révéler un morceau de peau. Légèrement. Comme une toile recouverte d’un drap que l’on voudrait retirer complètement.

Je distingue clairement la lueur d’envie dans son regard quand une œuvre fait son entrée et je ne peux m’empêcher de sourire en réalisant qu’il y a donc un peintre qui possède son prénom. « La destinée, hein… ne pus-je m’empêcher de souffler. » Et Egon se penche vers moi, près à me révéler un de ses secrets. Je plonge dans sa voix de velours, me délecte de son anecdote, me sens nourrie par sa présence et son âme foisonnante. Ses émotions s’emballent, se nimbent d’un noir que je ne parviens pas à analyser. Ses doigts frissonnent, une bague attrape un éclat de lumière. Je suis scotchée à ses lèvres, me demande comment il peut prononcer cette phrase avec tant de sérieux et de concentration. « Les peintres sont des monstres, Alice. » L’étais-je, moi ? Oui, à bien des égards. J’ai protégé mon père aux mains couvertes de sang. J’ai protégé mon frère qui a arraché des vies comme on arrache de l’herbe. J’ai protégé tant de gens, monstrueux, me croyant meilleure que le commun des mortels. J’ai peint ce qu’il y avait de monstrueux en moi, et ça me faisait me sentir mieux.

« C’est pour ça que tu es à New Blossom, Egon ? Tu chasses d’autres monstres ? » Et le voilà qu’il lève la main. Qu’il enchérit. J’espère qu’il gagnera le combat, mais déjà d’autres mains se lèvent, dans une danse ridicule. « Et comment juges-tu combien ce monstre vaut ? À tes yeux ? Aux yeux des autres ? Par rapport à toutes les autres atrocités que tu verras ce soir ? » Je ne le prends pas mal. Au contraire. J’ai tenté, par tous les moyens, d’utiliser mon don pour contrebalancer les horreurs que je voyais et vivais. Je fais de mon mieux, jour après jour, malgré le vernis d’hypocrisie que teinte ma vie de luxe. Mais vivre dans la misère ne sauvera personne. À part peut-être une quête de narcissisme futile de l’être humain. « Les peintres, sont des hommes. Et les hommes sont des monstres, conclus-je simplement alors que l’enchère est sur le point de se terminer. »

Nous verrons quel monstre obtiendra gain de cause.

Car il faut peut-être être un monstre soi-même pour acheter un dessin, réceptacle de la douleur éternelle d’une femme. Qui n’avait d’autre moyen d’exister qu’au travers du regard amoureux et passionné de son amant. Et qui a tout perdu.

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Il avait une définition noble du mot monstre. Ce n'était pas celle des films d'horreur, pas celle non plus des prisons fermées à double-tour, des faits divers et des mythologies. Le monstre était une entité autre, une sorte d'anomalie sur la ligne tranquille de ce que l'œil s'habituait à voir ; il était celui qui secouait les assurances et les certitudes pour en déterrer tout ce qu'on avait résolu de ne plus remarquer, qui redonnait une valeur idôlatre aux invisibles, et inversait chaque échelle de valeur pour transformer la terre en cristal, le laid en superbe. À cet égard, le monstre avait un rôle de choix dans la société, même s'il en était traditionnellement exclu : mais il lui semblait aussi qu'il ne pouvait accomplir sa destinée qu'en se plaçant à la frontière entre ce monde et l'autre – celui qu'il était sans doute le seul à distinguer.
Il avait appris à comprendre l'importance des monstres à l'adolescence, lors de cette fugue idiote et improbable qui l'avait mené à rejoindre pendant un temps les rangs d'un cirque ambulant. Et il se rappelait nettement de chaque entité qui composait cette troupe plus ou moins joyeuse, pour la raison simple qu'aucun ne commettait l'erreur de ressembler à son voisin. Ils avaient chacun leur talent particulier, leur charmante anomalie ; leur manière de tordue de sourire ou de vous dévisager, leur manière de vous effrayer pour plus tard vous attendrir. En se représentant chaque soir sous le chapiteau devant un public partagé entre moquerie, frayeur et admiration, ils ratissaient ainsi le spectre délicat de l'émotion : ils les confrontaient à ce monde intérieur et enterré que tous avaient un jour fait le vœu d'oublier. Celui de l'enfance, probablement. Des rêves, des terreurs mêlées, le monde de ce qui ne se dit pas mais qui se devine, se ressent.

En était-il devenu un lui-même ? Sans doute en avait-il eu l'ambition, sans prétendre y arriver tout à fait. Mais sans confusion possible, il était certain qu'il se sentait bien plus à sa place auprès des êtres les plus chaotiques de ce monde, qu'aux côtés de ceux que l'ordre et la raison avait peu à peu grignotés. Davantage, Alice soulevait une vérité mordante : il était bel et bien attiré par les monstres, de la même manière qu'un papillon de nuit n'aurait pu s'empêcher de suivre la trajectoire d'une bougie dans le noir. De là à se prétendre chasseur, la dénomination était peut-être un peu forte ; peu importe, elle lui arrache un mince sourire.

C’est une façon de voir les choses, Reconnaît-il à mi-voix, sans quitter l'estrade du regard, où était encore présentée l'œuvre de Schiele. « Ou peut-être que les monstres n’aspirent qu’à se retrouver entre eux pour éviter de l’être. Chassés.

Que suggérait-il alors ? Son appartenance à ce monde fait d'altérité, de bizarrerie et de terreur ? Son statut d'infiltré au double visage, se masquant derrière les autres requins alors même qu'il aurait dû faire partie des traqués ? Ou alors, peut-être interrogeait-il son positionnement à elle, soutenant qu'il avait deviné de quel côté de la barrière elle se trouvait.
Pourtant, il s'est douté aussi que la question était une manière de sa part de lui retourner celle qu'il avait posée quelques minutes plus tôt, et à laquelle il avait trouvé une réponse plutôt très satisfaisante ; car s'il aurait été agréable de croire au hasard de leur rencontre, il l'était plus encore de savoir que la métropole qu'ils arpentaient chaque jour leur était commune. Mais contrairement à Alice, Egon n'avait pas aimé l'endroit, lorsqu'il s'y était installé. Pas particulièrement. Il en avait aimé l'énergie, il avait aimé avoir la certitude que s'il avait quelque chose de grand à faire, ce serait ici. Solveig avait un jour pensé la même chose ; en toute honnêteté, c'était la raison principale pour laquelle il y était resté.

J'habite ici, tu sais, Enonce t-il d'un ton tranquille, en redressant le bras une nouvelle fois pour surenchérir, interrompant ainsi une seconde le flot léger de ses paroles. Et alors que le coude se relâche, il glisse un coup d'œil vers le profil qu'elle lui présente à ses côtés ; le regard se fend d'une malice légère, qui s'étend jusqu'au grain de la voix. « On dirait que les nornes ont bien fait les choses.

Comme s'il avait un jour cru au destin : sans doute était-il un brin trop cynique pour ça. Il croyait en la responsabilité de chacun, en sa capacité immense d'auto-destruction. Il croyait en la bêtise des hommes, en leur monstruosité. Les bons jours, il croyait aussi en l'humanité des monstres ; mais jamais il n'avait pu se résoudre à croire le fil de sa vie tout tracé. S'il avait acheté le raisonnement en question, sans doute aurait-il été le premier à le couper, car quel intérêt ?
L'enchère se poursuit, les sommes se dévorent les unes les autres, et il dresse la main encore ; à ses côtés, Alice semble assister au spectacle avec une distance tout à fait maitrisée. Peut-être trouve t-elle même celui-ci un peu risible – car il l'est. La question, toute réthorique soit-elle, qu'elle lui pose en est une preuve flagrante. Ça lui arrache l'ombre d'un sourire.

Peu importe combien il vaut. Sans doute tout et rien à la fois, pour ce que ça change, Enonce t-il distraitement. « Prétendre donner une valeur à l'art ce serait comme... Je n'en sais rien, peser de l'air.

Car c’est la grande illusion à laquelle on essaie de nous faire croire : que tout a une valeur et qu’elle transcende même l’essence des choses ; que seuls une poignée de grands spécialistes peuvent juger de ce qu’elles sont, de comment chacun doit les voir, de leur nature profonde. Tout ça pour ne pas admettre le désarroi face à l’imprévu, à l’émotion, face à l’importance absurde que l’on accorde aux banalités, à la poésie des instants, et des accidents. Quantifier, donner des valeurs pour contrôler ce que les artistes sont les seuls à effleurer, tirer un chiffre d'une peur, une donnée d'un rêve ou d'un soupir. C'est ça, le véritable cynisme – ou la plus grande des utopies.
Alors pourquoi ? Alice a raison, au fond : pourquoi enchérir, si c'est pour refuser obstinément le système propre de la valeur ? Pourquoi affirmer ce paradoxe d'une main levée ?
Peut-être dans l'espoir d'offrir un refuge au monstre, sans plus. Le retirer de ce monde de chiffres et de comparaisons, de cette machine à broyer les émotions.

La main qu'il avait levée est restée la dernière : il n'a pas fait attention. Parce qu'il a incliné la tête vers sa voisine, et qu'encore une fois, cet échange-là n'a pu faire autrement que de se transformer en distraction.

Combien vaut une émotion ? Glisse t-il à mi-voix. Combien vaut une trahison ? Combien vaut une vie et les endroits que chacun a traversé, combien valent les pertes, les cœurs brisés ? Combien vaut ce qui a été arraché ? » Et le menton se tourne légèrement, pour donner à leurs regards la possibilité d'enfin se croiser. Sauf qu'ils sont trop proches, cette fois-ci ; et qu'à une telle proximité, il n'est pas permis d'user d'autre chose que de sincérité. « Les toiles hurlent, chuchotent et racontent, tu sais ? Lâche t-il en un souffle confident. Mais seulement dans le silence, jamais dans les musées ou les galeries. Elles bavardent tout le temps, et les gens ne sont même pas au courant. » Un silence, un sourire. «  Je suis certain que tu sais de quoi je parle.
Monsieur Sæther ? A lancé une voix depuis l'estrade, le rappelant à l'ordre d'un raclement de gorge. « Félicitations, vous avez la meilleure enchère. Le Schiele est à vous.

Le constat n'aurait pas pu être plus faux : le dessin n'était pas à lui.
Ce qu'il avait acheté, c'était seulement l'espoir d'un jour, en frôler le silence et les secrets.

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tw : regrets, troubles psychologiques, blessure


« Ou peut-être que les monstres n’aspirent qu’à se retrouver entre eux pour éviter de l’être. Chassés. » Je ne peux m’empêcher de songer aux Nightbringers, qui m’ont ouvert leurs bras voilà des siècles, quand je n’étais qu’une enfant cabossée qui ne vivrait pas aussi longtemps que prévu. J’étais la fille d’un monstre, puis offerte à un autre, qui m’avait élevée, bien mieux que n’importe quelle chimère – Darla avait été le monstre me protégeant, faisant fuir ceux qui pouvaient se cacher sous mon lit. Darius, mon vampire de père…, peut-être qu’il aimait chasser, lui. Je me perds entre les métaphores, me demandant si nous parlons désormais des artistes, des humains, des altérés ou des mutants. Mais peut-être que cela n’a pas grande importance, au fond. Nous sommes tous le monstre de quelqu’un.

Quand il m’avoue vivre ici, j’ai du mal à accepter mon cœur rate un battement, comme le témoin de mon émoi face au monstre assis à côté de moi. Car j’en suis un, moi aussi, et que je cherche peut-être justement à retrouver les loups d’une meute qui m’accepterait finalement. Un loup, peut-être, en particulier. Malice qui émaille son aura, lézarde son sourire, secoue sa voix. « On dirait que les nornes ont bien fait les choses. » Et voilà qu’une certaine rougeur s’étale sur mes joues. La chaleur se répand sans que je ne puisse la retenir, et j’imagine qu’elle fleurit aussi dans mon aura, si quelqu’un était capable de la déchiffrer. Mais les hommes sont capables de miracle, même sans être mutants. Cela fait des siècles qu’ils parviennent à se déchiffrer sans avoir Enigma sous la main.

Je crois que j’aime bien sa façon de voir l’art. Les choses. Leur valeur. A-t-il l’âge qu’il prétend avoir ? Je me pose souvent cette question quand je rencontre des gens à l’âme définitivement plus vieille, souvent émiettées par les douleurs d’un passé morcelé. Je m’imagine peser mes tableaux, et j’imagine qu’ils ne valent pas plus que ce que quelqu’un de fortuné souhaiterait lui offrir comme prix.

Mais pour Egon, je ne crois pas que ce soit le chiffre, la question. Il veut l’œuvre, parce qu’elle signifie quelque chose. Tout comme on se bat pour l’amour d’une vie ; nous serions bien incapables de lui donner un prix, et pourtant. Nous nous battons. Avec toutes les armes dont nous disposons. Comme si nous pouvions prouver une quelconque valeur de cette manière.

« Combien vaut une émotion ? » Je voudrais lui répondre honnêtement. Lui lâcher tout ce que j’ai sur le cœur, au fond. Une émotion vaut tout ; elles tapissent mon humanité, mon quotidien et ma vie. Elles sont ce qui me définissent et ce qui définissent tous ceux qui m’entourent. Les émotions qui s’enroulent autour d’Egon, comme autant de tracés de peintres enfiévrés, m’enivrent. Me donnent envie de le découvrir, de farfouiller en leur sein, de comprendre à quoi elles sont dues. Les émotions m’animent, m’étreignent, me font vivre. Il a l’air si différent de moi à ce sujet, comme s’il se recouvrait d’une armure, d’une relique historique lui permettant de mettre de l’espace entre lui et le monde. Il croit que je ne le vois pas ? Jouer de ses belles paroles, de sa culture artistiques, de sa nonchalance un brin tentatrice, comme une épée de Damoclès prête à me trancher la tête. Une émotion vaut tout. Pour moi, en tout cas. Je serre légèrement mon poing, laissant la douleur des coutures dans le creux de ma paume me rappeler que nous pourrions tous mourir d’un claquement de doigt. Que la vie ne vaut que par chacune de nos inspirations. « Combien vaut ce qui a été arraché ? » Et le reste, ce qu’il énumère, les symbolismes d’une vie, que l’on traîne tous sur nos corps comme des cicatrices, parfois cicatrisées, parfois encore ouvertes.

Il m’offre une plongée dans son regard, dans un océan dans lequel je voudrais nager, encore et encore, pour en sonder toutes les profondeurs. Toutes les failles et les noirceurs. Car Egon est un corbeau de malheur, je le sais, le sens dans la moindre de mes terminaisons nerveuses. Il est un diable qui survit comme il le peut dans un monde qui pourrait tout lui prendre. En voilà, un homme peu naïf. Peut-être même trop cynique.

« Les toiles hurlent, chuchotent et racontent, tu sais ? » Je sais ! Bon sang, mes toiles ont hurlé sous tes yeux dès notre première rencontre. Je me consume de lui dire, de lui avouer, de lui dévoiler un pan si intime de ma vie, parce que lui pourrait comprendre. Je crois. Car j’ai été trop souvent dupée, persuadée que les gens m’accepteraient telle que je suis. C’est le cas d’Achlys, qui me promettait monts et merveilles quelques semaines plus tôt. Et qui aujourd’hui m’a abandonnée ; peut-être que mon éternité lui a fait peur. Peut-être que la folie de mes sentiments, l’ardeur de mes émotions était trop. Alors je me contente de les coucher sur la toile, sur une feuille vierge, sur toutes les surfaces qui accepteraient mon cœur brisé en pâture. Quand il évoque le fait que les gens ne sont pas au courant, je ne peux m’empêcher de retenir mon souffle. M’a-t-il percée à jour ? Je n’en ai jamais eu autant envie que ce soir. Je suis sur le point d’avouer mes crimes, quand l’homme sur l’estrade, l’infame traître, me coupe l’herbe sous le pied et lui octroie la paternité de l’œuvre. Tout le monde se met à applaudir doucement et je fais de même, suivant la vague, sans cesser de scruter l’homme qui, en quelques mots, semble m’avoir mieux cernée que d’autres en une décennie. « Félicitations. Voilà une nouvelle toile pour te chuchoter des mots doux durant la nuit. » Je retiens mon sourire, à moitié sérieuse (non, il n’y a pas de sous-entendus, bien sûr). Et l’enchère finalement, se heurte au point d’orgue (pour moi), de la soirée.

Le moment où ma toile, justement, pourrait chuchoter à son esprit. Je me demande bien ce qu’elle pourrait lui inspirer. Et quand le maître de cérémonie commence les enchères sur celle-ci, je ne peux m’empêcher de me pencher légèrement vers lui, m’enivrant de son parfum et de son aura tumultueux et secrète, comme une capsule temporelle que je rêverais d’ouvrir. « Tu me diras, Egon, un jour, quand on aura certainement éclusé plus d’une coupe de champagne, comment ton cœur a été brisé. À moins qu’une toile ne raconte cette histoire-là ? » Après tout. L’homme qui chuchotait à l’oreille des œuvres, ne peut être lui-même qu’un artiste dans l’âme. Il ne peut en être autrement. J’en suis désormais persuadée.

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tw : mention de deuil.


Et il gagne. D’un coup de marteau qui adjuge la victoire, bois sur bois et applaudissements assortis. Il gagne, et le Schiele est à lui.

Il ne sait pas bien ce que ça lui fait. Sorte de satisfaction grandissante, d’affection pour cette esquisse peinte qui croit dans sa poitrine : car il est dit qu’ils passeront désormais le reste de leur vie ensemble, elle et lui. C’est une sorte de mariage, d’union tacite qui remue un flot d’émotions intimes et secrètes – de l’ordre de ces choses indicibles, gardées jalousement par les barbelés d’un esprit avare d’expansion. Un sourire passe cependant sur son visage, lorsqu’il pose les yeux sur le corps arqué de Wally, sur son regard meurtri : un pli amer, un pli d’acier. Il accrochera davantage de souffrance à ses murs, davantage de douleur à ses moulures. Sans doute devrait-il être puni pour ça. Sans doute qu’un jour, il le regrettera.
Son regard croise celui de sa voisine, et ses félicitations lui arrachent un sourire en demi-teintes ; il a certainement saisi les sous-entendus, dans les interstices de ses mots. Il les apprécie sans les relever – ou pas encore – les laisse couler sur le creux de son tympan, le grain de sa peau. Pupille qui s'active, se nourrit d'une lueur nouvelle : il est évident qu'Egon est bon public, même si peu de choses dans les traits de son visage ne le disent. Chez lui, ce n'est pas de la pudeur – pas vraiment. Plutôt une forme de réserve machinale, de réflexe de préservation. Les expressions peinent à se faire bavardes, alors sans doute a t-il par souci d'équilibre, le malheur de se doter de pupilles qui elles, le sont un peu trop. Perçantes ou massacrantes, rudes, tendres ou chantantes ; au choix. Quoiqu'il semble qu'au contact d'Alice, il n'ait que peu souvent eu la langue si déliée, le mot si facile. Ce doit être cette manière apaisée qu'elle a de bouger, de se mouvoir et d'exister – cette façon de le regarder sans le scruter, de le voir sans l'enchaîner. La méfiance naturelle s'endort, à la manière d'un animal qu'on apprivoise, baisse sa garde pour laisser loisir aux conversations volubiles d'enfin éclore. Et c'est agréable : ça aussi, il doit le reconnaître.

Les toiles ont sans doute mieux à faire que d’accompagner mes nuits, Qu'il réplique simplement. À choisir, les peaux sont de plus agréable compagnie.

Les peaux. Il en parlait au pluriel, comme si l'une ou l'autre n'avait pas été désignée. Pourtant, c'était la sienne qui se faisait nid de son œil, depuis le début de la soirée : à l'aube d'une nuque ou au crépuscule d'une jambe à peine dévoilée, il était certain qu'il n'en avait rien manqué. Qu'il aurait aimé en découvrir plus, se perdre dans le compte de ses grains de beauté – peut-être. Mais Egon esquive pour l'instant le singulier, parce qu'il préfère les danses les plus longues ; surtout lorsqu'il est question de mots, et de leur manière à eux de se taquiner. Volontiers direct de nature, il est pourtant de ces domaines où il affectionne la patience.

Voilà alors qu'arrivent Jörmungand et sa mélancolie, étendue verdâtre aux bleus-chagrin ; et il se dit qu'il en contemplerait volontiers chaque nuance tous les matins, qu'il tiendrait compagnie à Hel, et qu'ainsi, les monstres trouveraient résonance et gémellité. Il a levé la main : c'était une seconde avant qu'elle ne se penche, chatouillant son nez de son parfum. Et avec délicatesse, Alice gratte sous les couches solides de son inflexibilité de coutume, se renseigne sur l'état de son cœur, diagnostiquant chaque noirceur. Une autre fois, il se serait sans doute renfrogné ; mais la peintre est habile, et il serait presque tenté de tout lui dévoiler, de s'écorcher à vif devant elle pour tout lui montrer – chaque blessure, chaque écorchure. Le festival des ecchymoses sera pour plus tard, cependant. Après le champagne, et à l'abri des regards perçants.

Que celui qui n’a eu qu’un seul cœur brisé, et qu’une seule histoire à raconter sur le sujet s’estime chanceux, Trouve t-il à commenter à mi-voix, dressant la main de nouveau. « Les cœurs qui se fragmentent ont eux-mêmes des cœurs prêts à résister puis à tomber en lambeaux, des cœurs de cœurs de plus en plus petits, jusqu’au dos. » Les doigts tressaillent, le bras se relâche, se replie. « Les raisons qu’ont eu les miens de se briser n’ont rien d’original, la plupart tiennent dans de bêtes blessures d’égo.

Et c'était sans doute vrai. La plupart de ses meurtrissures personnelles ne lui conféraient aucun statut de victime : il s'était retrouvé blessé dans sa fierté, l'orgueil chiffonné, peut-être parfois abandonné. Rien de plus ; à l'exception, peut-être, de Solveig. Il n'était pas victime de cette tragédie-là, mais l'horreur n'avait rien eu d'égotique. Elle était juste vraie, béante, horrible.

Je n’ai jamais été assez bon peintre pour offrir une toile satisfaisante à mes petites tragédies, Ajoute t-il avec une humilité franche, secouant la tête légèrement. « Je suppose que je marchande celles des autres par dépit.

Il savait copier ; il savait reproduire les gestes des autres, trouver les couleurs exactes, repérer l'espacement des touches de peinture pour les mimer. Il n'avait jamais vraiment su créer ses gestes à lui, celles qui auraient eu une chance de dire quelque chose – n'importe quoi, en réalité – de ce qu'il était. Mais il n'était pas amer sur le sujet : chacun était né pour prendre une place bien précise, et il n'aurait pas celle de l'artiste maudit, du Schiele monstrueux qui massacre les cœurs de son petit génie. Ça ne l'empêchait pas d'admirer ceux qui le pouvaient – au contraire : il n'en appréciait que davantage leur énergie. Et leurs tragédies.

Et toi Alice ? Finit-il par adresser en pivotant le menton vers elle. « Qu’est ce que tu fais des tiennes ?

Oui, que faisait-elle de ses émotions ? Que faisait-elle de ses trahisons, des endroits qu'elle avait traversé, de ses pertes, de ses cœurs brisés ? Que faisait-elle de ce qui lui avait été arraché ?
À l'instant, à quelques mètres d'un Jörmungand chagriné, il croyait le deviner : mais il n'aurait pas pu en jurer.

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La vague de contentement qui s’empare de l’aura d’Egon ruisselle aussi sur moi, et par automatisme, je sens la bouffée de satisfaction qui l’étreint. Elle n’a pourtant rien à voir avec celle des autres « victorieux », certainement parce que j’ai envie de me connecter à celle d’Egon. Mais elle n’est pas bouffie d’égocentrisme et de narcissisme mal placé. Et le sourire qui s’épanouit sur ses traits est le bourgeon de cette racine ayant grandi. « À choisir, les peaux sont de plus agréable compagnie. — Et poète en plus de ça. » Notre voisine nous lance un regard courroucé et comme une collégienne prise la main dans le sac, je ne peux m’empêcher de rougir, tente d’éteindre le sourire qui menace de me submerger en mordillant ma lèvre inférieure. Ses mots m’ont plus échauffée que n’importe quelle danse lascive que j’ai pu partager récemment dans un bar dansant et j’ai presque honte d’avoir été enflammée par une si ridicule étincelle, qui ne m’est certainement pas destinée, rien qu’un trait d’esprit témoignant le collectionneur qu’il peut être – ailleurs que dans une salle des ventes. Ne pense pas à ça. Parfois, j’imagine rencontrer un mutant pouvant lui aussi percer la barrière des esprits, mais capable d’obtenir l’essence exacte des pensées de l’homme qui lui fait face. Je crois que je serais bien embêtée.

Ma peau fourmille d’autant plus quand il lève à nouveau nonchalamment la main. Comme si en revendiquant un morceau de son âme sans le savoir, il esquissait la plus belle parade nuptiale. Je n’aurais jamais parié qu’un tel geste puisse un jour m’émouvoir autant. Qu’il désire rapprocher Hel et sa progéniture, qu’il envisage ne serait-ce un instant que de donner son argent pour une de mes créations. Certains disent souvent que l’argent ne vaut rien, qu’il n’est gage d’aucun sentiment, mais je ne suis pas d’accord. Pour la majorité des gens, l’argent n’est qu’une conversion du temps qu’ils se sont échinés à travailler. Et le temps est la seule chose qui semble compter, en ce bas monde.

La pirouette qu’il effectue au sujet du cœur brisé pourrait me faire sourire, amèrement cette fois-ci. Il n’a pas tort, même si certains se targuent de savoir s’en prémunir. « … la plupart tiennent dans de bêtes blessures d’égo. — L’un des pires ennemis de l’homme. » Lui qui semble se dire au-dessus de tout et des autres ; voilà qu’il me révèle une part humaine sous sa carapace. J’attends presque de sentir les morceaux de son âme sous ma langue, mais il n’en est rien ; soignée ou bien protégée, l’aura d’Egon ne lui dévoile pas les blessures dont il parle. Pas encore.

Et quand il me révèle qu’il n’a jamais offert son inspiration à la caresse opaline d’une toile vierge, je hausse un sourcil, étonnée. J’ai presque envie de lui dire que je peux lui apprendre, qu’il doit avoir certaines choses à révéler, même s’il ne s’en pense pas capable. J’en viens à me demander si mes petites tragédies sont assez intéressantes pour les offrir au monde, au vu de son avis. Et puis je me rappelle du nombre de ventes que j’ai effectuées ; elles doivent bien valoir quelque chose. Peut-être que les échos hurlés par mon cœur brisé valent quelque chose. Au moins dans l’esprit des autres. « Et toi Alice ? » Mon nom qui roule dans sa bouche, teinté d’un léger accent qui m’a tout de suite interpellée quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Voilà qu’il lui en vient de la curiosité à ce sujet. J’aurais presque envie de lui avouer la supercherie, que c’est mon âme que tout le monde peut contempler à cet instant, mais je me retiens. Le secret a grandi dans mon ADN au moment où l’on m’a injecté du Vitae, et il est arbre florissant de ma constitution. J’ai fait l’erreur d’abattre une fois mon armure, pour une femme qui s’est enfuie avec ce qu’elle a trouvé dessous. Heureusement pour moi, je ne crois pas avoir le cœur brisé. Pas par elle, en tout cas.

« Ma grand-mère m’a peut-être légué un morceau de son don. Mais voilà des années que je n’ai pas osé m’approcher d’un morceau de toile, moi non plus. Peut-être parce que l’adolescence me poussait à me dévoiler et que désormais… j’ai peut-être ce regard cynique aussi sur mes ‘petites tragédies’. » Parler de mon adolescence me fait rire, tant elle me semble loin. Même si, par bien des égards, j’ai l’impression d’être toujours coincée à ce stade émotionnel et que je n’avais jamais vraiment mûri. « J’ai troqué la peinture pour l’écriture. Mais je ne suis pas sûre de te passionner à ce sujet. » Même si on aime l’art, il y a tant de domaines que l’on ne peut s’intéresser à tous les sujets.

Je suis presque sur le point de lever ma main pour enchérir sur mon propre tableau, pas certaine de vouloir m’en séparer. Et puis je songe à cette série qui s’est de toute façon échappée aux quatre coins du globe, et qui ne m’appartient plus. Alors je laisse se dérouler l’enchère, espérant qu’elle ne s’élève pas trop haut, priant presque les dieux nordiques pour qu’elle échoue chez Egon. Petit moment égocentrique et narcissique de ma part, de vouloir qu’un petit bout de moi soit chez lui. Et à marquer, à nouveau, l’histoire des hommes, l’esprit des gens. Car aussi solitaire se trouve l’artiste face à son œuvre, lorsqu’il fait le choix de l’exposer au monde, c’est bien pour satisfaire ce terrible monstre nommé ego. Et peut-être, quelque part, chercher à séduire quelqu’un, pour se venger de tous ceux qui nous ont un jour tourné le dos. Tu vois, je vaux quelque chose, semble-t-on crier quand notre travail trouve écho chez quelqu’un. Tu vois, je vaux quelque chose. De l’argent… du temps… de l’attention… toutes les monnaies sont bonnes, pour se satisfaire et se rassurer.

Il faut croire qu’après cette soirée, avec le regard que me coule Egon et les mots qu’il m’offre, le contrat est déjà rempli. Que Jörmungand se vende ou pas, j’ai été vue, payée et appréciée.

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tw : aucun a priori.


Elle avait une façon tout à fait personnelle de s'emparer de chacune de ses interrogations pointées, de ses questions dirigées pour les faire siennes ; de les accepter avec tant de naturel qu'il était difficile d'imaginer qu'elle ait pu mentir, d'une façon ou d'une autre. Pourtant, il était presque persuadé qu'il existait dans cette histoire-là, de grand-mère et de peinture, une part d'ombre infime qu'elle s'appliquait à dissimuler avec tant d'élégance qu'il était presque tenté de ne pas plus creuser. Et si sa curiosité lui dictait précisément le contraire, une part de lui commençait à lui murmurer de cesser de chercher ; qu'elle lui dirait bien ce qu'elle voulait, puisqu'il existait sans doute une toute petite part de vérité dans chaque mensonge du monde. Soit. S'il souhaitait la connaître, il se contenterait alors des mots arrangés, car il était malgré tout certain d'y distinguer une sincérité réelle, et non pas modelée par une quelconque manipulation ; il avait trop fréquenté les escrocs de ce monde pour se laisser berner par ceux qui entouraient leurs propos de duplicité. Et si le paradoxe restait saisissant, il était curieusement prêt à l'accepter. Du moins, pour la soirée.

L'enchère suivait son cours, et seules deux autres personnes semblaient encore décidées à lui disputer l'acquisition de la toile aux couleurs bleutés ; pendant un instant, Egon s'est laissé gagner par un agacement léger en saisissant que sa dernière enchère ne les avait pas découragés. Mais bien vite, c'est une nouvelle onde de curiosité qu'il ressent, et qui le pousse à jeter un coup d'œil léger à sa voisine.

L'écriture ? Répète t-il avec une pointe de surprise. « Je ne vois pas en quoi elle serait moins noble. Les mots racontent autant d'histoires que les couleurs, et parviennent même à faire tenir des centaines de tableaux dans un simple livre. » Il a marqué un temps de pause, haussant de nouveau la main vers le haut. « C'est une belle pratique. Roman ou poésie ?

Il n'était pas un lecteur assidu, il l'aurait volontiers reconnu. Pour autant, il appréciait l'exercice en question lorsqu'il prenait le temps de s'y consacrer, et attachait une certaine affection aux lieux dans lesquels les livres se trouvaient regroupés. Par paresse ou facilité cependant, il avait depuis longtemps délaissé la compagnie de ces derniers, oubliant régulièrement – puis se remémorant avec un plaisir ingénu – ce qu'elle représentait. Ou peut-être était-il devenu, avec le temps, un brin trop sévère avec les écrivains de son temps ; qu'il ne lisait plus que les mots capables de le transpercer, de le passionner sans demie-mesure – ou alors, ce n'était pas la peine. Allez savoir. Toujours est-il que le sujet l'intéressait, même s'il se serait bien gardé de s'en revendiquer expert.

Alors j'avais raison, Se permet-il de souffler à mi-voix, d'un ton presque songeur. Et alors, sentant le regard de la jeune femme frôler son profil – sans doute pour essayer de déterminer ce qu'il voulait dire par là, il a laissé le pli de sa lèvre se froisser en un sourire à la malice légère. « Tu es bien une artiste. Ne sois pas vexée d'avoir été percée à jour, les années m'ont doté d'un sixième sens pour vous repérer parmi les autres.

Et même si l'énonciation en question visait plutôt à taquiner, une part restait vraie : car les créatifs de ce monde étaient dotés d'une façon d'exister, de se mouvoir et de percevoir le monde tout à fait différentes des autres. Il avait appris à les reconnaitre, à saisir la teinte particulière de leur regard – et souvent s'en montrer séduit ; ce soir là ne faisait pas exception. Le précédent non plus, par ailleurs.

Une fois encore, Egon lève la main ; sauf que cette fois, il est le dernier, et personne ne l'imite. Une poussée d'adrénaline et de satisfaction croit alors dans le fond de ses tripes, alors que son regard s'appuie sur la toile en question. L'œil du faussaire pétille, car il sait qu'il a gagné. Sans doute ses deux achats auront creusé durablement dans ses liquidités, mais il n'en a cure : seule l'idée de pouvoir laisser les deux toiles habiter son espace le plus intime – celui de son appartement – a de l'importance à présent. Le bruit du marteau en bois et des discrets applaudissements est une joie douce, à lui seul. Y'a un sourire étrange qui s'étire alors sur ses lèvres, tandis qu'il pivote de nouveau le menton vers sa voisine.

Voilà la fratrie enfin réunie, Lui glisse t-il avec tranquillité. « S'ils te manquent, un jour, tu pourras toujours venir leur rendre visite.

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tw : rien, c'est louche


Mon aveu pour l’écriture nimbe son aura d’une surprise et d’une curiosité sincères. J’aime le pastel qui émaille son aura, j’aime la douceur (superficielle) de ses émotions. Elles ressemblent à des taches de peinture qui se dilueraient dans de l’eau. Et quand je plonge dans son regard, je ne sais pas ce que j’aime le plus – détricoter les émotions qui le parsèment, ou me perdre dans ses prunelles. Peut-être un peu des deux. Je n’ai pourtant pas pu beaucoup de champagne, mais Egon me monte à la tête. Peut-être par la chaleur de sa voix, par les secrets qu’il me chuchote à l’oreille, par l’incongruité de la situation. J’aime l’idée que le destin l’ait remis sur mon chemin, j’aime ce petit jeu qui s’installe entre nous, et qui me fait vibrer à nouveau. Peut-être qu’il est l’étincelle d’inspiration qui me manquait pour me remettre à explorer mes propres sentiments désuets, pour ensuite les jeter sur une toile ou une page blanche.

Je ne sais pas pourquoi j’attendais son aval, parce que je suis clairement fière de ce que je produis depuis des décennies, désormais. L’écriture est une partie de moi ; sans elle, je fane et je meurs. Mais savoir qu’il valide… hm, je porte un peu trop d’intérêt à l’avis des autres sur ce que je suis, parfois. « Roman. Je crains être une piètre poète. Et j’avoue en plus être assez malléable et aimer suivre la mode. Ces derniers temps, j’étais sur une série de thrillers anthropologiques. Mais j’aime écrire de tout. Je trouve l’inspiration dans un rien. » Je pince les lèvres, songeant à Seeker que j’ai lâchement abandonné ces derniers temps ; je ne sais pas si un nouveau tome sur ses aventures sortira. Je crains que non. « Et toi ? En dehors des tableaux et de la peinture, quelque chose d’autre rythme ton quotidien ? » Ne réponds pas la mélodie des corps, m’amusé-je moi-même. Mais l’homme en face de moi peut paraître si énigmatique, au fond. Ses réponses ne sont que des bribes d’informations. En fait, j’aimerais presque qu’on quitte ce lieu, qu’on se trouve un coin pour discuter des heures. Mais peut-être est-ce la configuration de la soirée qui provoque cette frustration de ma part ; nous sommes là à chuchoter, tout en devant nous concentrer sur le déroulé de la soirée.

« Et j’avais raison. Tu es bien une artiste. » Je ris, et la voisine à côté de moi me jette un regard courroucé. Je cache mon sourire dans le creux de ma paume, avant d’acquiescer. « Bien vu Sherlock Holmes. L’enquête a été parfaitement menée. » Quand moi je patauge à essayer de terminer ce qu’il cache derrière les différentes couches de son armure.

Et il lève la main, inlassablement. Une pointe de culpabilité m’étrille au même instant. Je me sens un peu ridicule, assise là, à le voir enchérir sur un tableau qui m’appartient. Et quand finalement le coup de grâce est offert par le marteau heurtant le panneau de bois, et qu’il devient le propriétaire de l’œuvre, un nouveau frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Je frétille plus que je ne le devrais à l’idée que la toile lui échoue. « Voilà la fratrie enfin réunie. S'ils te manquent, un jour, tu pourras toujours venir leur rendre visite. — La proposition n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Mais encore faudrait-il que je sache où tu comptes les entreposer. » Malice dans le regard, proposition du bout des lèvres. Je renchéris, les joues légèrement rubéfiées par la soirée. « La prochaine fois, je te proposerai une vente privée directement. Ça me dérange que tu aies dû débourser autant pour ce tableau. » Et pire que tout, j’ai l’impression qu’il n’a de grande valeur que pour moi. « Mais je suis contente que tu sois l’acquéreur. Ils comptaient beaucoup pour moi, étrangement. Je sais que tu les traiteras avec respect. » Comme il l’a toujours fait à mon égard, bien que nous nous soyons côtoyés qu’une poignée d’heures.

Le maître de cérémonie indique qu’une dernière pièce nous sera dévoilée, avant qu’une petite pause n’ait lieu. Histoire que tout le monde puisse se rafraîchir et peut-être faire un tour sur son appli bancaire. Car comme d’habitude, les sommes s’envolent, épousées par les passions échauffées, et la bataille d’ego qui se livre dans une salle d’enchères.

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tw : aucun a priori.


Il admirait celles et ceux qui s'intéressaient de tout, et parvenaient à faire fleurir leurs talents dans de multiples recoins. Qui glissaient d'un médium créatif à l'autre sans le moindre effort, tendant un fil invisible entre chaque pratique que le monde savait porter pour s'en faire apôtre flexible, jamais enchainé à l'une ou l'autre de ses obsession – si n'est celle de créer. Au contraire de ces artistes aux visages multiples, lui ne s'était jamais trouvé tant ému d'une forme d'art autre que celle de la peinture, se frustrant toujours d'y voir manquer quelque chose. Sur la toile tendue des écrans de cinéma, il s'agaçait des images trop lisses, des manques de matière et des coups de pinceau manquants ; à propos de la musique, il déplorait le fait de devoir imaginer les couleurs, là où un tableau les lui offrait sans détour. Il les appréciait tous à leur manière, sans doute – tout en sachant qu'elles avaient toutes depuis longtemps perdu la course.
Alors, la curiosité distillée par Alice lui arrache un vague sourire, un brin contrit ; il n'est pas embarrassé par la réponse qu'il a – ou plutôt n'a pas – à lui offrir, plutôt amusé par l'étendue de sa propre obsession pour les toiles encadrées.

J’ai peur d’être assez obsessionnel en terme d’occupations, Confesse t-il du bout de la voix. Et de préoccupations. » Un silence, dont l'ouverture infime laisse cependant échapper quelques mots de plus. « Mais je reste ouvert aux surprises, Ajoute t-il finalement un peu plus bas.

Bien entendu, il n'aurait pas évoqué les sujets qui le tenaient au quotidien – bien moins poétiques que n'importe quel débat sur la paternité d'un croquis de Rodin. Il n'aurait pas évoqué les débats sans fin avec les acheteurs et revendeurs, les rixes auprès des petits arnaqueurs qui pensaient pouvoir grimper les échelons invisibles de l'Underapple en concluant avec lui un deal en sa défaveur. Si ce monde-là faisait partie intégrante de sa vie, il n'était pas assez stupide pour en parler à n'importe qui – d'autant qu'il avait toujours mis un point d'honneur à rester le plus discret possible sur le sujet de ces activités-là. Et malgré les atours charmants sous lesquels Alice se présentait, il ne savait strictement rien d'elle, d'où elle venait – ce qu'elle lui voulait. Davantage encore, il savait pertinemment qu'elle cachait de nombreuses zones d'ombres ; sortes d'espaces oniriques qui n'étaient pas dérangeants lorsque se tissaient ce type de rapports intra-personnels, mais qui le seraient devenus s'il avait fallu tout évoquer de sa vie. En bref, les petits mensonges qu'ils tricotaient avaient quelque chose de délicatement intriguant, tant qu'il n'était question que de se séduire ; mais ils confisquaient toute confiance aveugle – encore aurait-il fallu qu'il ait été décidé à l'accorder.

Malgré tout, l'un et l'autre étaient certainement conscients que l'enjeu n'était pas là, ce soir. Simple rencontre hédoniste, au parfum des inclinaisons auprès desquelles l'esprit se plait à se bercer. Ou se berner – tout dépendait de la fin de l'histoire. Pas à pas, voilà donc qu'ils se rapprochaient avec la lenteur exquise de ceux qui savent pertinemment ce qui les attend, sans pour autant offrir au destin un tel lot de certitudes moribondes ; car il fallait croire que le hasard, et l'enchantement des indécisions avaient encore leur part à jouer.

Les entreposer ? Répète t-il alors en haussant un sourcil étonné. « Je ne leur ferai pas l’offense de les entasser dans un hangar ou un grenier, ou alors, autant ne pas les acheter du tout. » Il a marqué une pause, le regard trainant sur la silhouette de sa nouvelle acquisition, soigneusement remballée par les employés chargés de la manipuler. « Hel se trouve actuellement dans mon salon, Ajoute finalement le scandinave, avec la simplicité de ceux qui ne semblent pas saisir ce qu'ils sous-entendent. Et ce serait criminel de la séparer de son adelphe, tu ne penses pas ?

Pourtant, il ne savait pertinemment, que ses mots avaient tout d'une invitation. Et il se doutait qu'elle le saisirait aussi – qu'elle l'avait déjà saisi: il n'y avait qu'à voir son regard, lorsqu'il croise le sien. Il n'y a qu'à voir la franchise sanctifiée de ses prunelles, accordées de la rosacée de ses pommettes – et puis la proposition d'une vente privée. Charmante façon de dédoubler la proposition d'un moment en aparté, de donner à la soirée une suite évidente ; au nom de l'art, bien entendu.
Et s'il était évident que l'amour de la peinture n'était plus le seul à exprimer ses désirs et ses aspirations, le jeu qui consistait à le prétendre semblait encore les amuser : laissons-les donc encore en profiter.

Peu importe, Balaie t-il d'un vague mouvement de main face à son constat ennuyé. « L’argent est le seul langage que ces personnes parlent, pour saisir la valeur de l’art. Si l’hommage doit passer par l’argent, ça m’est égal. » Et lorsqu'Alice évoque son attachement sincère aux toiles achetées, Egon laisse son regard glisser sur le profil qu'elle lui présente, un brin intrigué. « Je suis curieux : pourquoi vendre ces toiles, si tu as pour elles un tel attachement sentimental ? J’ai l’impression que l’argent n’est pas une réponse, dans ton cas. Je me trompe ?

Et peut-être était-ce arrogant de chercher à deviner tant de choses à son sujet. Après tout, elle était presqu'une étrangère quelques heures plus tôt – avec laquelle il ne partageait que le souvenir d'une soirée agréable. Mais s'il ne s'offusquait pas de la part de mystères à son sujet, il aimait l'idée d'apprendre à en savoir davantage sur elle – notamment sur son rapport complexe à ces toiles-ci. Car il était tout à fait certain que ces deux énigmes là étaient intimement entremêlées.
Devant leurs yeux, une dernière pièce est présentée – sorte de sculpture de bronze brunâtre, perchée sur un petit socle étroit. Bien moins intéressé par la réalisation en question que par la réponse de sa voisine, Egon n'y laisse trainer qu'un regard distrait, qui se s'éveille réellement que lorsque le marteau claque sur le bois – annonçant en même temps la fin de l'enchère. Les silhouettes s'agitent alors autour d'eux, et les deux acolytes ne se font pas prier pour se lever, sans doute bien heureux de pouvoir bavarder librement.

Tu m’excuses une seconde ? Je dois régler quelques détails avec le commissaire-priseur, histoire d’être libéré au plus vite de ces idioties administratives. » Une pause, un pli à ses lèvres. « Ensuite, peut-être que tu pourras enfin me parler de ta dizaine d’idées pour rendre cette soirée plus agréable encore.

ft.  @Alice Eyre
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« J’ai peur d’être assez obsessionnel en terme d’occupations. — Mes préférés, ne puis-je m’empêcher de chuchoter. Je ne l’avouais que rarement mais c’était aussi mon cas ; ce qui pouvait faire lever les yeux au ciel de certains proches dans mon entourage. J’avoue m’avoir agacée moi-même à plusieurs reprise, surtout quand je fais des fixettes sur des sujets pendant des semaines, sans pouvoir m’en échapper. Broyée par le cercle vicieux de mes pensées cycliques. Ouvert aux surprises. Elle se demande si c’est un sous-entendu, une ouverture, une porte vers un nouveau monde. Une curiosité profonde, qui le pousse déjà vers la peinture de toute évidence. Et vers l’art en général.

Le mot entreposer lui vrille les oreilles, érafle sa fierté. Le choix de mot ne lui sied pas, et je ne sais pas si c’est un jeu auquel il se prête, une autre danse dont je ne connais pas l’issue, ou une réelle conviction. Mais peut-être devrais-je m’habituer de le voir considérer les toiles comme de meilleurs amis que les êtres humains – et peut-être devrais-je aussi lui donner raison. Elles ne trahissent pas, n’abandonnent pas, ne déçoivent pas, jamais.

Et les mots suivant menacent de me planter un couteau dans le cœur. Et c’est étrangement agréable. « Hel se trouve actuellement dans mon salon. » Yeux qui s’écarquillent, pouls qui s’accélèrent. L’homme aux goûts raffinés a entreposé mon œuvre dans un lieu qu’il visite tous les jours. Et la femme au visage de mort et de vie est certainement la première qu’il salue le matin, en dehors d’une dulcinée potentielle. Je ne parviens pas à retenir le sourire qui fleurit sur mes lèvres, ni le rougissement qui rubéfie mes joues. L’idée que le second tableau vienne retrouver sa place d’origine auprès de sa grande sœur est un aveu qui appose un baume sur mon cœur. Et son questionnement est pour le moins pertinent, et je me retrouve un peu comme une idiote, à ne pas savoir quoi lui répondre. Il met l’argent comme un point d’orgue pour la valeur d’une œuvre, langage qu’il est capable de parler si la situation le requiert. Langage que je maîtrise mais dont je n’ai clairement pas besoin, en ce moment.

Mon attention se porte sur les œuvres qui défilent, un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. J’ai envie de lui parler, envie de me confier, parce qu’il pourrait comprendre. Rares sont les personnes à lire en moi à ce point, à pouvoir saisir tout l’intérêt d’une peinture, toute la vie qu’on peut y insuffler. « Si te confie un secret sur ces toiles, tu le garderais pour toi ? » Me voilà jauger l’aura de l’homme qui se tient devant moi. Secret est peut-être un peu un peu galvaudé, puisqu’il semble déjà un brin éventé par l’homme trop curieux.

J’attends une seconde sa réponse, mais le voilà appelé pour régler les derniers détails de la vente. J’acquiesce, le laisse aller obtenir l’acte de propriété de ce qui ressemble à un morceau de mon cœur. Oh, je ne vais pas lui dire ainsi, de peur qu’il me trouve un poil mélodramatique – ce que j’étais, au demeurant. Mais il n’avait pas besoin de le découvrir maintenant. Il valait mieux garder quelques surprises pour la suite ; lui qui disait les apprécier. Ainsi, nous verrons.

Je me lève, échange quelques mots sympathiques avec d’autres membres venus participer à la vente – me fais gentiment taquiner par Grayson quant à mes bavardages inopinés avec ce « charmant monsieur ». Je lui pose des questions sur lui, d’ailleurs, car Grayson, un mécène réputé dans le Nexus, connaît tout sur tout. Mais il hausse les épaules, désabusé. Niet. Nada. Rien. Mais il peut « ouvrir ses écoutilles si je le désire ». J’acquiesce, car on ne sait jamais, et après avoir échangé encore quelques banalités, je me tourne pour retrouver le fameux Egon-dont-on-ne-sait-rien. « J’augmente les enchères, mon bonsieur. Si vous savez garder des secrets, la soirée pourrait alors devenir beaucoup plus amusante. » J’ai une petite idée d’où l’emmener ce soir. Je penche légèrement la tête sur le côté, jette un dernier coup d’œil aux toiles qui sont soudainement embarquées pour aller ailleurs. Pour trouver une nouvelle demeure. « Mais il me faut aussi savoir si tu as un couvre-feu. » Curiosité dans les prunelles, sourire au bout des lèvres. Je déteste poser les questions délicates.

ft. @Egon Sæther
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