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it's all we got to face (hells#2)

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TW : adultèèèèreÀ plusieurs reprises elle s’était réveillée en sursaut et à chaque fois elle avait dirigé vers lui la veilleuse de sa montre pour guetter sur son visage un doute, ou une inquiétude. Car rien ne la trouble comme l’idée de parler durant son sommeil, de prononcer le seul prénom auquel elle aurait voulu s’interdire de penser. L’interdiction la fait renoncer à lire ses messages pour un temps, mais pour un temps seulement. De toute façon, le jour où elles ont transgressé le territoire sacré du lit conjugal, l’ultime barrière avait été abattue. Déjà, elle émerge plus fatiguée qu’en se couchant, pour quitter enfin la chambre et faire sortir son petit confort de ses gonds, en murmurant un à-plus-chéri de circonstance. Les premières années, l’idée du mariage partagée avec quelques milliards d’individus l’a préservée. La conviction l’emportait sur la tentation, jusqu’à ce qu’elle retrouve Sanna à New-Blossom, avec sa personnalité qui fane tout ce qui la précède, même son cadet. Des heures auraient pu s’écouler dans la contemplation de son téléphone stupide d’inertie. Pourtant ça vibre et elle obéit. Et quand ça ne vibre pas c’est pire encore : elle vit dans l’attente, terra incognita de l’humeur où tout devient disproportionné. Mais Sanna veut finalement la voir, et elle doit prendre un malin plaisir à la faire attendre, se douter de l’effet produit puisqu’elle apporte le mal et le remède. Mince consolation, alors que Rocío est là à s'habiller en prenant la mesure de son impuissance et abdication.

Dès la sortie, elle évite de croiser le regard des imposants gardes du corps aux mines d’agents secrets, en principe préposés à l’ouverture et à la fermeture des portes. Un système de sécurité sophistiqué dont elle ne peut croire qu’il est motivé par sa seule occupation dans CERBER. À impressionner plus qu’à rassurer, parce qu’à la réflexion, qui peut bien avoir envie d’attaquer un agent du gouvernement dans un quartier aussi paranoïaque ? Gare-toi au bout de la rue. Parce que les caméras de surveillance de l’immeuble sont munies de focales suffisamment puissantes pour se faufiler jusqu’au siège conducteur. De quoi confirmer le paradoxe en vertu duquel elles ne sont parfaitement libres que cloîtrées entre quatre murs. Elle marche dans la nuit en rabattant sa veste, et attend dans la pénombre en se rassemblant : l’épreuve lui est indispensable tant elle se sent partir en morceaux. Elle ouvre la conversation avec Simon pour lui justifier son absence alors que tous les scénarios, du plus pertinent au plus invraisemblable, se succèdent dans son esprit. Un surcroît de travail ? Un appel de sa mère ? Une mobilisation pour Lucero et Rosendo ? Une urgence au Mexique ? Un tel mensonge aurait été indigne de leur histoire. Au mensonge se serait substitué l’écoeurement, qu’aurait suivi une insondable déception. Je suis chez Sanna. Message qu’elle efface immédiatement, mais les mots tracés sur l’écran, plus encore que les paroles, restent gravés dans l’arrière-pays de la mémoire. Surtout des mots aussi puissants et rares. Certaines phrases, on aimerait les gifler. Comme celles de son amante : je crois que c'est à toi de te poser cette question. La phrase qui tue pour qui veut bien la lire et s’en imprégner. Douze mots qui rendent fou quand on les relit. À toi de te poser la question, Rocío. Elle en est là exactement. Avec beaucoup de chance, puisqu’elles sont bien au-delà du ne pas y penser, ne pas en parler, ça repartira peut-être comme c’est venu, comme ça, et l’épisode restera confiné dans les zones du non-dit. Plus elle scrute l’écran de son smartphone, derrière ce léger voile de tristesse, mieux elle entend le grain de la voix de Sanna qui le lui dirait d’un ton naturellement détaché et qui la désarçonnerait. Elle fixe cette phrase si obsédante en se demandant ce qu’elle lui doit. Simon, quant à lui, pourrait peut-être pardonner, mais il lui serait impossible d’oublier, et il faudrait que cette peine lui soit infligée par celles qui lui importent plus que tout. Tout en refermant les applications, laissant pour le moment la légitimation de son départ, désactivant la géolocalisation, Rocío fait un effort pour se remémorer le plus exactement possible les paroles de Sanna pendant la soirée de l’autre jour. Son appréhension face à cette situation. Cette peur dont elles sont les seules à connaître la cause. À une ou deux reprises, Rocío aurait pleuré si dans CERBER, ils n’étaient pas si naturellement enclins à censurer leurs émotions. À ce moment de leur histoire, quand elle a cru la perdre, elle a pu quand même la retrouver, là où elle s’y attendait le moins : chez elle. Et ce soir encore, Sanna est bien là, réapparue inopinément, quand les dés sont jetés pour l’une et pour l’autre. Le spectre de Charlotte la hante toujours, alors qu’elle découvre qu’elle n’a jamais jalousé celles qui s’approchaient de Simon, et la phrase de Sanna revient juste à temps la bousculer pour qu’elle range son téléphone et perçoive le bruit de moteur qui s’approche.

En entrant dans la voiture, elle ne lui offre qu’un regard en biais, l’air préventif. Quelques secondes après, alors que son cœur s'emballe déjà, Rocío se tourne complètement pour la regarder, inconstante ; et elle l’est juste assez pour passer sans prévenir du registre de la frustration à la séduction, de l’abandon à la tendresse, et retour. Alors, elle lui saisit la main et, abdiquant toute fierté, renonçant à toute réserve, demande qu’elle accélère. Une fuite hors du Nexus qui la ferait échapper un peu à la clandestinité. À tout ce que leur liaison peut avoir de pesant, de contraignant, d’irrespirable. Vivre enfin à coeur ouvert, chez Sanna. Ce doit être quelque chose comme ça, l’idée du bonheur. “Ça a été, avec tes clients ?” Et pourquoi tous ces non-dits, en plus ? Même pas pour sauver la face, ni pour la sécurité, mais pour Simon, et son équilibre. Elle chasse cette idée en se demandant plutôt ce qu’elle doit vraiment à Simon, au fond. Enfin, Rocío se redresse contre son siège uniquement pour lui composer un message : j’ai été appelée par CERBER, m’attends pas. En évitant de lui préciser s’il s’agit d’une cyberpsychose - qu’il pourrait facilement vérifier - mais sans omettre un emoji vide de sens, très pressée d’éteindre son téléphone, stoïque comme peut l’être un coupable dénué de culpabilité. Peut-être que Simon finirait par déceler son secret, qu’il aurait l’intelligence de vaincre ses secrètes hésitations, l’audace de prendre la décision à sa place. En retrouvant la main de Sanna, elle observe longtemps son profil, et elle n’est jamais plus sincère qu’en sa présence parce que c’est le seul moment où elle ne triche plus : “qu’on mette les choses au clair : t’es pas un pansement. Ni juste un secret.” La vraie torture étant que celui qu’elle a dans son lit n’est pas celle qu’elle a dans la peau. Elle n’a plus qu’à choisir et agir en conséquence. L’accommodement permanent ou la rupture radicale avec Simon. “Toi et moi c’est… différent. Ok ?”
@Sanna Hellqvist
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Elle savait qu'elle n'aurait pas dû récupérer ces gamins : trop sobres pour l'heure, le regard trop fuyant pour des fêtards, des indications floues au possible sur la destination. Par principe, Sanna évite toujours d'accepter le transport de gamins ; c'est toujours la même chose, dans New Blossom, les twenty-somethings alcoolisés qui ont pas assez pour choper une Del' automatisée et qui se rabattent sur une jolie caisse pour bien la tapisser de gerbe ou de fonds de bouteilles aux mélanges douteux, imprégner les banquettes de l'odeur de transpiration mélangée au joint et au dernier parfum cher trouvé sur les marchés noirs de l'Underapple. Elle n’a accepté ceux-là que parce qu’ils semblaient aux antipodes de la description habituelle du jeune diplômé en crise de l’indépendance, et maintenant elle le regrette. Quarante minutes d'attentes sur les dix promises, la main naturelle de Sanna tapote sur le volant avec de plus en plus de force et sans peur de s'y faire mal ; elle n'ose même pas éteindre le moteur, parce que ce genre de courses se jouent à la seconde et que si quelqu'un doit payer, ce ne sera pas elle. Hors de question. Rien de l'extérieur ne promet pourtant une fuite en trombe ; la ruelle est calme, le deli d'en face ne se formalise de rien qui pourrait perturber sa bulle et le bar à la jonction dégueule des jeunes travailleurs éméchés sans discontinuer.

Quand ils sortent dans un ensemble tonitruant d’alarmes et de vitres brisées, ils perturbent à peine le calme du reste : comme si on avait entouré leur groupe effréné de papier bulle, calfeutré leur crime avec des casques anti bruits. Le petit monde s'injecte dans la voiture de Sanna avec force et c'est seulement ça, qui la fait redescendre sur Terre, autant que grincer des dents – imaginer leurs culs se poser sur ses sièges avec tout le sang ou les bouts de verres qui se trimballent la fout presque autant mal à l'aise que l'alarme de la boutique qui se déverse maintenant dans toute la ruelle. Elle démarre en trombe avec un œil dans le rétro, reprenant un rythme de conduite normal et anodin au prochain croisement. Pas besoin d’apparaître plus suspicieux que de raison, ni de s’affoler : par-dessous les soupirs congratulatoires et les tapes dans le dos de ses passagers, son coeur le fait déjà très bien pour elle.
Elle les dépose cinq rues plus loin, le temps de quadriller le quartier pour s’assurer que ni la police, ni CERBER n’ont réveillé leurs agents, et s’astreint à faire le tour de son véhicule pour vérifier l’état des banquettes : ni sang, ni bijoux oubliés. Pas de pourboires, non plus. Connards de merde.

Sa mâchoire la lance, quand elle reprend le volant et ce jusqu’à sa destination, et Sanna choisit sagement d’attribuer ça au stress de la soirée ; elle se rappelle d’il y a quelques mois, une promesse faite face à elle-même dans la glace que quoi qu’il en soit, Rocío n’aurait plus jamais ce pouvoir sur elle. Elle a menti, de toute évidence - mais personne n’a à savoir à quel point. Pas même elle, surtout pas alors qu’elle se rend au bas de l’immeuble où cohabitent son frère et son amante, parce que ça non plus, ce n’est pas son problème, et si elle est capable d’appliquer le même degré de flegme à tout aspect de sa vie, alors peut-être pourra-t-elle enfin se protéger suffisamment du reste.

« Ouais, cool. »

C’est tout ce qu’elle répond à sa belle-soeur alors que celle-ci se glisse dans l’habitacle juste à côté d’elle, et elle décide que cool sera le mot qui régira la soirée - tant pis, si on dirait une ado à qui on a demandé sa journée à l’école. Sanna ne s’épanche pas, Sanna ne fait pas de vagues de ses émotions. Elle reste aussi floue et insaisissable qu’on la souhaite, et si Rocío la veut plus proche, elle-même se souhaite disciplinée et raisonnable. Elle n'ajoute donc rien jusqu'à ce que Rocío le fasse d'elle-même. C'est fréquent, que l'on prête à Sanna la maturité émotionnelle d'un enfant de six ans ; c'est toujours si utile, comme bouclier de défense. C'est encore plus rassurant, quand on joue si bien le rôle qu'on peut s'en convaincre soi-même. « Ça l’est toujours, jusqu’à ce que ça ne le soit plus », qu’elle profère du bout des lèvres, l’air amusé sans toutefois trop savoir sur quel terrain elle s’engage. Ce sont des jolis mots à aligner, et ça lui semblait bien à dire sur le coup, mais ça ne révèle rien de plus que son profond désarroi face à une situation qui la dépasse. Quel genre de monstre peut-il bien faire ça à son frère ? « Parlons pas de ça, ok ? » C'est un décret pris sans trop lui laisser le choix. « Chez moi, du coup ? » Sa belle-soeur a eu le temps de changer d’avis dix fois, de se convaincre que Simon était mieux pour elle, de décider que Sanna n’était qu’un sac de noeuds trop complexe et trop embarrassant pour s’y attarder outre-mesure. A moins que ce ne soit la concernée qui attende un repli, parce qu’elle-même est incapable d’aller à l’encontre de ses pulsions. Incapable de dire non pour rentrer chez elle, même si sa relation avec son frère finirait par en dépendre. Infoutue de lâcher sa main, préférant conduire avec son mod d’un bras instable et presque tremblant. Elle ne saurait même pas quoi dire, à l’issue de tout ça, à part peut-être tu sais, ça m’a blessée, toute cette connerie de demoiselle d’honneur, mais même ça, ça n’encapsule pas tout, et l’idée de poser des mots sur ses émotions lui est un concept si étranger que trop y penser la met mal à l’aise. « Parce que j’peux toujours rappeler Charlotte, sinon, la soirée sera pas perdue. » Elle est toujours là, cette envie de lui faire mal, aussi injuste que consommatrice. Immédiatement : « Pardon. » Mais l’est-elle vraiment, désolée ? C’est impossible à démêler et c’en devient douloureux. « T’as pris ta journée pour les essayages de demain ? »
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Cool, alors.” Elle reprend ses mots et les accompagne d’un froncement de sourcils et un hochement de tête qui n’a pas plus l’air cool que l'attitude de Sanna. Rien ne dément en Rocío cette mentalité d’agent double. Après tout, leur vie commune dans la clandestinité la plus opaque qui soit, non pour cacher mais pour protéger, l’ont faite passer maître dans l’art de la dissimulation, elle aussi. Rocío est bien placée pour savoir que Sanna ment avec aplomb, et vice versa. Jusqu’à ce que ça ne le soit plus ? Rocío déglutit en desserrant sa main un instant avant de la reprendre. Une telle charge, si intense en non-dits, et si dense en procès d’intention, est tellement inattendue que Rocío en reste penaude. Sa bouche s’ouvre mais n’émet aucun son quand une répartie percutante s’impose. Elle sent le rouge lui monter au visage et quelque chose lui voiler les yeux. “Tu veux jamais en parler.” Cinq mots anodins, mais assemblés dans cet ordre et murmurés avec conviction qui rendent la réponse de Rocío si ferme, si manifestement sans appel, et son visage si saturé de tristesse, qu’elle se détourne d’elle-même. Elle retourne la phrase dans sa tête, essaie de lire entre les lignes et c’est pire, parce que rien ne blesse en profondeur comme l’insinuation. Mais peu après, sa curiosité repart à l’assaut du profil de Sanna : “c’est peut-être moi, d’ailleurs, le pansement post Meghan, j’ai jamais eu aucune indication du contraire.”

Et en rétrospective, elle se demande quelle avait la cause exacte de son désir. Pourquoi elle plus qu’une autre. En même temps, Sanna devait forcément ressentir une forme de supériorité sur tous les autres : Rocío avait découvert en sa présence des ressentis jusqu’alors inconnus, qu’elle estimait impossible, des émotions révolutionnaires en elles-mêmes. Comment, alors, ne pas envier une telle relation. Même si ce sont des instants volés. Surtout. “Chez toi. Ou à l’hôtel.” Et pourtant, Rocío lui lance un regard si peiné qu’il y ait peu de chances qu’elles fassent l’amour ce soir. Mais elle reste, quoi qu’il en soit. L’hôtel, en retrospective, est vraiment leur territoire, le lieu géométrique de toutes les transgressions. Un lieu privé en public, ouvert et clos à la fois. C’est là qu’elle cloisonne son existence avec plus ou moins de réussite. Aussitôt, les hostilités sont relancées et c’est aujourd’hui que Sanna va l’achever, avec beaucoup de réussite, elle. “Arrête.” Pour l’avoir tourmentée, le sujet la hante désormais. Plus elle avance à reculons, plus elle sent le piège se refermer. Un piège dont Sanna et elle sont les seules responsables. Elle rumine encore en jouant avec la manche de sa veste, rien en dehors de l'habitacle de la voiture ne l'atteint plus. Ça lui reste en travers de la gorge et sa réponse au bord des lèvres. “Tu sais pas ce que ça me fait de t’imaginer avec elle.”

Après la première fois, indépendamment des circonstances, elle ne la regardait plus de la même manière. Leur intimité a façonné un monde de souvenirs communs qui a survécu jusqu’ici. D’abord le déni, puis, le désir irrépressible de ne plus rien ignorer qu’elle puisse un jour regretter. Et malgré tout, elle lui en veut un peu, de ne pas avoir su respecter les distances qu’elles se sont fixées. Ou de ne pas l’avoir repoussée, chez elle, debout contre le mur, à sept mètres, autant dire à un souffle, de leurs couples respectifs. Ses retours, autant que ses départs, portent le fer dans la plaie, empêchant toute cicatrisation. “Infranchissable.” Qu'elle tranche soudainement, d’un ton neutre et froid, masque impassible, en réalisant que ce n'est pas à Sanna qu'elle en veut au fond, mais à elle-même. “C’est un des qualificatifs que j’utiliserais.” En référence à leurs échanges par message. Elle le serre dans son poing, son téléphone, comme pour lui faire rendre les images et les mots afin de les emporter. Cruelle, parfois. Irrésistible, aussi.

Enfin, Rocío, se redresse, et se penche pour poser un baiser contre sa mâchoire avec une désinvolture et une logorrhée étudiées. “J’ai rien pris du tout. C’est vraiment ce que t’avais prévu ? Je change de cheffe d’équipe, au fait, je sais pas si je t’avais dit. J’espère qu’elle sera moins pire que Dave.” Si large soit le fossé entre sa mentalité et la leur, elle doit persister dans sa conviction qu’un jour viendra, Yassine les feront descendre de leurs rives opposées, le gouffre de l’incompréhension pour se retrouver. Elle est prise d’un mouvement de recul vers la fenêtre, à croire qu’elle s’attend de nouveau à voir surgir l’amertume de Sanna. Dans le meilleur des cas, quand elle a le sentiment d’être au pied du mur, elle en ressort un peu plus édifiée contre la nature humaine. “Tu sais, s’il fallait absolument trouver une chose positive à dire sur CERBER, et le danger, je dirais qu’à risquer ma vie tous les jours ça m’a fait réaliser à quel point j’avais besoin de toi.” Sanna lui fait prendre conscience d’une réalité qu’elle a trop longtemps fuie : Simon ne lui suffirait pas. La question de la fidélité ne se pose plus, au fond, que par rapport à leur relation. C’est elle, finalement, qu’elle a l’impression de tromper, en restant avec lui. Elle le sait : partir ou rester, pas d’autre solution, pas de demi-mesure, à la longue. “On peut oublier le mariage et les essayages pour ce soir, s’il te plait ?”
@Sanna Hellqvist
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C’est aussi tendu que ça devrait l’être, s’imagine-t-elle, parce que Sanna ne les imagine l’une et l’autre qu’au travers d’un prisme où tout est coupable et punitif, incapable de figurer quelque idée de soulagement, de sérénité, de joie à l’idée de l’avoir pour elle, d’être la préférée de la fratrie Hellqvist. Le moindre plaisir coupable d’avoir su supplanter son cadet, ne serait-ce que pour la nuit, et quoi qu’il se passe dans celle-ci, est aussitôt rattrapé par la douleur lancinante de souhaiter le malheur de celui qui devrait être la prunelle de ses yeux. Une entrevue brève dans une voiture de fonction : peut-être qu’elles ne méritent que ça, et tant pis si la main de Rocio s’accroche à la sienne et qu’elle doit repousser l’envie d’entremêler leurs doigts. Non, elle ne veut jamais en parler, réalise-t-elle en même temps que les mots de son amante la frappent, un peu trop fort. Elle ne veut plus, du moins, parce qu’elle a beau retourner le problème dans sa tête quand elle est seule, elle en vient toujours à la même conclusion : elle a beau être la favorite maintenant, ce sera Simon à l’autel, Simon le père de plusieurs gamins, Simon à son bras. Et dans l’optique où tout exploserait par sa faute, ce serait Simon qu’on plaindrait, elle qu’on blâmerait, et Rocio serait définitivement sortie de toute équation possible, reléguée au rang de victime collatérale d’une guerre entre frère et soeur. Il n’y a aucune façon que tout cela se finisse bien. Et si pour toute défense, l’intéressée ne trouve qu’à rétorquer sur son mariage foiré à elle, ce n’est que pour fournir une preuve de plus que toute cette relation est empoisonnée d’entrée de jeu. « M’imaginer des torts pour occulter les tiens ? Osé. » Au lieu de se rebiffer, la jeune femme penche la tête côté fenêtre avec l'air pensif de celle qui considère l'idée de façon complètement détachée et clinique : « Peut-être », se contente-t-elle d'analyser, comme elle prendrait une hypothèse détachée pour corriger en douceur un enfant qui se plante en foutant un carré dans un rond, sans prendre la peine de démentir sa voisine de siège. Rocío sait déjà qu'elle est bien plus que ça, que son mariage foiré avec une tire au flanc n'a aucune comparaison à tenir avec quoi que soit ce flou indéfinissable qui les ramène inlassablement l'une vers l'autre, et si elle l'oublie, ce n'est pas Sanna qui la démentira spontanément.

Elles quittent le parking provisoire pour une direction floue sur laquelle Rocío lui laisse le choix : Sanna choisit spontanément l’hôtel, soudain pudique à l’idée de ramener son amante chez elle et de l’autoriser à prendre un peu plus de place dans son quotidien. Tout est à vif, d’un coup, un peu trop pour que la Suédoise sache s’y prendre autrement qu’en provoquant, rendue méchante par une tristesse qu’elle ne sait plus ignorer. Les balles atteignent sa vis-à-vis de plein fouet et elle s’efforce de considérer sa peine comme une réussite plutôt que comme une atteinte à elle-même et à tout ce qui subsiste de fragile entre elles. La Sanna habituelle aurait aussitôt soufflé un tu sais que c’est rien avec elle aussi vrai que blessant pour la concernée, regrettant sa propre provocation au moment même où elle était sortie. La Sanna de ce soir se retient, parce qu’elle est usée de rassurer Rocío pour rester seule avec ses doutes. Le sujet reste en suspens, de fait. La page ne se referme pas et elle refuse d’y écrire la note de fin. Peut-être sa belle-soeur a raison, alors, quand elle la qualifie d’infranchissable. Opaque, ça, pour sûr : Sanna fait de son insensibilité apparente un étendard qu’elle brigue à la moindre occasion, fière de moins pleurer que son frère, moins s’énerver que son père, moins détester que sa mère. Elle s’en est forgée une carapace dont elle n’arrive plus à se débarrasser, à de rares exceptions près et ce soir, Rocío n’en fait pas partie. Elle se pousse à se dire que c’est une bonne chose et non une énième preuve de sa propre faiblesse.

Et pourtant, la tension glisse et s’échappe d’elles et elles retrouvent les rôles qu’elles endossent dans leur intimité, à l’abri dans une bulle qui n’appartient qu’à elles et dans laquelle autrui peut rarement rentrer, exception faite de ce soir ; Rocío embrasse sa joue et Sanna reprend sa main un peu plus fort, la glissant jusqu’à sa cuisse pour avoir sa propre main plus près du volant, et elles se racontent leur journée comme si elles n’étaient pas en pleine fuite dans le dos de l’homme qui les réunit malgré lui. La scène est terriblement domestique. « Peut pas être pire », marmonne la chauffeuse en réaction au changement de boss mentionné plus tôt ; « tu vois, c’est ça qu’est bien avec le fait d’être sa propre boss : j’ai pas à accepter des patrons à la con qui essaient de m’apprendre que c’est bien de flinguer des pauvres gamins. » C’avait peut-être été le premier sujet qu’elles s’étaient trouvées en commun, le refus de l’ordre instauré, et Sanna en serait figure de proue si elle n’était pas désormais soumise au bon vouloir de ses clients. Ses os en tremblent encore, une frayeur diffuse et étouffée, la conscience de ses propres failles.

« T’avais besoin de manquer te prendre une balle dans la tête tous les jours pour t’en rendre compte ? Je suis pas sûre de me sentir flattée, là. »

C'est d'autant plus domestique qu'elle se prend au jeu de l'épouse attentionnée et inquiète pour sa moitié ; le simulacre tombe déjà en lambeaux. Il aura duré deux minutes trente, soit trente secondes de plus que les autres fois. Elles s'en rendent compte, sûrement, parce que déjà Rocío brise l'immersion, lui demande d’oublier tout ça, pour une fois, pour ce soir. Une main tendue par-dessus le volant, au-dessus du tapis fumant de merde de tout ce qu’elles brûlent avec leur inconscience. Mais ce caprice-là, cette fois, Sanna veut bien y accéder. « On peut, ouais. » Elles peuvent essayer, en tout cas ; et Sanna semble avoir été assez séduite par la perspective pour s’y relancer d’elle-même : « Tu fous quoi à CERBER, même ? Dis-moi que c’est un rêve de gosse et je te croirai pas. » Elle lui lance un regard en coin, détachant à peine son regard de la route, main tournant le volant à 45° pour entrer sur le parking de l’hôtel. L’envie la prend de faire demi-tour, d’aller chez elle, et elle la refoule autant que possible : pas cette fois, pas ce soir, pas avec l’idée du mariage encore si fraîche dans son crâne et la présence d’une autre encore si prégnante dans l’appartement. « T’as jamais voulu faire autre chose ? Genre, laisser tomber ta carrière, trouver un truc qui te plaît ? » Créneau, moteur éteint, prothèse qui se réactive dans ce mécanisme de sortie de veille qu’elle ne remarque même plus. Sanna reste, pourtant, n’amorce aucun geste en direction de la portière, rabattant l’arrière de son crâne contre l’appuie-tête pour tourner son menton en direction de sa vis-à-vis. C’est la première fois ce soir.

@Rocío Cortes
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Il en faut peu de la part de Sanna - deux mots tout au plus - pour que Rocío ne reparte à la dérive, forgée par l’expérience de ses propres erreurs. Dont la première qui, même trois ans après son départ d’Atlanta, la pousse dans les moments de désarroi comme dans les instants de joie, à composer le numéro de téléphone de sa mère pour partager avec elle, comme avant : généralement, elle raccroche avant même la sonnerie et rougit de l’incongruité de son réflexe. Alors la honte s’efface devant le chagrin, car rien n'entame la peine de ne jamais pouvoir lui avouer ce qui la tracasse. D’autant qu’elle avait si facilement adopté le ton de celle qui comprend le septième commandement, ‘tu n’adultéreras point’, comme l’article 7 de son propre code pénal. Elle sait ce qu’elle dirait ; qu’ils auront de sérieux problèmes à affronter, et que si Simon ne prend pas les devants, Rocío ne les affronte jamais quand ils viennent. Elle a appris encaisser et à se taire, et elle ne penserait même pas à reprendre sa mère. Sanna non plus, elle ne la reprend plus, les yeux rivés sur CBay, elle voit plus qu’elle ne regarde, défiler par la vitre les façades d’immeubles, les zones commerciales et les néons, toujours. Pour la première fois le Mexique lui semble loin, hors d'atteinte. Et comment aurait été sa vie si elle n'avait jamais quitté Atlanta, quand l’idée du mariage la faisait encore sourire et qu'elle pouvait regarder sa mère dans les yeux ? A mesure que le silence s’établit et qu’elle soupèse leurs mains sur la cuisse de la Suédoise, Rocío se sent retrouver des marques en reproduisant des gestes qui sont les siens de longue date : relever la tête et se redresser, vieille habitude militaire héritée de la mère et que CERBER a martelé en elle, quelle que soit la douleur qui en est chargée, quels que soient le moment ou la fatigue accumulée, règle de vie à laquelle ne doit pas déroger un.e Cortes sous peine de se rendre éternellement et irréversiblement vulnérable.

“Ha, je sais ça peut difficilement être pire.” Elle se tient droite, mais son demi-sourire n’est pas assez impressionnant qu'on n’en oublie son orgueil, ses fautes. “Quoi, personne te dit à toi, que tu peux pas t’abriter derrière quelques erreurs pour discréditer tout le système de maintien de l’ordre ?” Quelques erreurs. L’effroi la saisit encore à ce jour. “T’as de la chance. Tu vas trouver ça bête mais, ça s’est décidé tout seul, avant que je réalise que j’étais loin de l’enfant-soldat modèle.” Elle prend un air amusé mais parle d’une voix calme, presque chuchotée, assommée par le précédent échange, comme un constat désabusé, formulé pour elle-même. “Pour faire quoi ? Je crois même pas qu’on puisse quitter CERBER. Il y aurait sûrement une enquête, et ce serait le bordel.” Pour toi, surtout, Sanna. Depuis le temps que sa belle-sœur l’habite, Rocío a réussi à être captivée par elle, mais après tout, que sait-elle vraiment de sa vie ? L’essentiel lui échappe. Elle ignore les moments clés de son parcours, des pans entiers de son travail. Elle croit en savoir suffisamment, juste assez pour imaginer que Sanna ne la plongerait pas sciemment dans l’illégalité. Ça la dérangerait aussi, au fond, d’une façon plus lâche et personnelle, sachant qu’elle pourrait être soupçonnée de prendre part aux délations et se faire lyncher par ses collègues explosifs à qui elle sert des regards noirs, et qui pourraient à tout moment devenir hostiles en se retournant contre elle, et pourquoi pas la crucifier sur place en lui plantant des clous dans les mains et les pieds ; il n’y a probablement pas de vengeance assez terrible dans son unité s’ils découvrent que Rocío est une possible traître. Alors elle doit s’acquitter de ses missions avec entrain. Et en aucun cas elle ne doit leur montrer que quelque chose ne va pas, qu’il se passe quoi que ce soit de dramatique ou d’important. Jouer la comédie, comme elle sait si bien le faire. On la paie grassement pour ça, aussi. “Je sais pas pourquoi on continue de prescrire le pacifisme dans l'équipe, qu’il faut pas tuer, alors que tous mes collègues le font.” Elle ne sait plus si elle cherche à changer son quotidien pour libérer sa conscience ou simplement, très égoïstement, pour elle-même. Parce que si elle est investie dans une mission sommaire qui ne la rebute pas, elle n’a pas besoin de penser à Sanna, qui se retourne vers elle, enfin.  

Rocío, par habitude, toise un instant l’entrée de l’hôtel, observe en guettant autour de la voiture. Le lieu étant réputé pour sa discrétion, elle aperçoit régulièrement de nouveaux visages, scrute l’extérieur d’un coup d’oeil rapide, sans s’attendre véritablement à reconnaître qui que ce soit, mais par une mesure de précaution devenue réflexe, avant de se retourner à son tour, hésitante, blessée, mais franchement, avec Sanna, un échange de regards suffit. Les premiers échanges de regards, d’ailleurs, rendus plus denses encore par l’interdit de la situation, avaient d’emblée décidé pour elles. Elle s’achemine en face d’elle, le long du siège passager. Sa main vient frôler son avant-bras et sa paume reposer sur sa cuisse. Toutes deux s’observent, mais c'est Rocío qui retient son souffle en se demandant comment la voiture va pouvoir à elle seule soutenir cette atmosphère. C’est comme si elle pouvait toucher ou sentir toute la tension glisser sur elle. Un immeuble ne pourrait-il pas s’effondrer et les ensevelir pour une fois ? Son coeur ne pourrait-il pas se déchirer maintenant et jaillir hors d'elle dans le silence de la voiture, laissant derrière lui son corps inutile ? Jusqu’à ce qu’elle reprenne son poste, il semblerait que Rocío Cortes appartienne encore à la condition humaine ; après, plus tard, elle relèvera de CERBER, une espèce particulière dont elle étudie les mœurs et coutumes au gré de ses péripéties. Sans jamais la quitter du regard, elle lui caresse la jambe du bout des doigts, avec un mélange d’incrédulité et d’abnégation dans le sourire qu’elle lui offre : “salut.” Au-delà des regrets, loin de tout remords, dénuée de la moindre trace d’amertume ou de colère, sans elle, Rocío aurait le sentiment ineffable de passer à côté de quelque chose de rare. Ce qu’on ne vit qu’une fois. Pas de mots pour ça, mais une alchimie des plus insaisissables.

La Mexicaine lui indique la portière d’un coup de menton, mais avant que Sanna ne puisse faire un geste, Rocío la tire à elle, d’une main, temps suspendu, si proche qu’à peine un souffle ne peut traverser la distance qui les sépare. Elle a décidé de ne rien laisser paraître de la sensation d'avoir été précipitée avec elle dans une pente dangereuse et insondable. Mais peut-être faudrait-il déjà qu’elle arrête de s’agripper à son bras comme si c’était le dernier hélicoptère out of Pearl Harbor. Un long soupir d’abord : “comment ça se fait que tu te sois retrouvée ici ?” Puis un baiser contre la main valide qu’elle porte à ses lèvres, aussi bref qu’inespéré. “Ça te plaisait plus Atlanta ?” Un autre, enfin, plus long, à croire qu’il lui faut d’abord se délivrer de l’insouciance de ce qu’il y a en elle de plus impérieux, avant de renouer avec la source de son inquiétude : “Simon est jamais allé dans les détails, mais je sais bien que tu faisais pas que livrer des pizzas.” Si elle abaisse leurs mains c'est uniquement pour la regarder et qu’importe que la ceinture soit en train de lui lacérer le cou ; ce n’est pas un de ces regards habituels qui la plupart du temps escaladent et dévorent jusqu’à ce qu’elles s’embrassent et se déchirent les vêtements. Celui-ci est volontaire, et dépeint quelque chose de tout nouveau, de la part de Rocío : je suis désolée ; t’es en sécurité avec moi ; je ferais n’importe quoi pour toi. Et, comme pour dissiper au plus vite l’affection qui doit se lire sur son visage, elle ajoute aussitôt, dans un sourire satisfait mêlé de maladresse bien mal tempérée. “Avant qu’on monte je voudrais que tu saches que je suis déçue de pas voir ton t-shirt best burgers in town.” Et si Rocío ignore où Sanna s’habille, elle sait au moins où elle se déshabille. “Holo, réserve la Suite 959, paiement en Metacoin et envoie le code d’accès sur ma montre.”
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« Personne me dit grand-chose. » Elle sursimplifie la situation d’un haussement d’épaules désinvolte, main valide toujours posée négligemment sur le volant, comme pour accentuer la liberté dont elle jouit apparemment face au carcan dans lequel Cortes s’est enfermée sans le réaliser. L’une flique dans une organisation mercenaire maintenant étatisée, l’autre conductrice sans prétention dans une petite affaire spécialisée en sécurité qui ne sortait en apparence pas des clous. Elle avait choisi la voie qu'elle considérait la plus sûre, à savoir une entreprise privée de petite taille, de laquelle se parachuter sans trop de répercussions en cas de pépin. La Sanna de l'époque avait toujours choisi d'être aussi invisible que possible, pourtant, et donc toujours assez bas dans l'échelle, assez noyée dans la masse. Un poste important de direction, c'était tout autre chose. C'était de l'investissement, déjà, de l'attachement, et elle savait qui elle devait blâmer pour cette orientation soudaine. Il y a un an encore, jamais n’aurait-elle pensé solidifier son séjour à New Blossom comme une résidence permanente. Et de fait, elle est vraisemblablement incapable d’imaginer la pression qui pèse sur les épaules de Rocio, le mal-être constant d’un quotidien où la violence déborde. A peu de choses près, c’est le leur à tous ; pourtant elle est aux premières loges, son amante, autant que son frère l’est, et s’il semble mieux le gérer en gardant tout pour lui, Sanna sait que c’est tout l’inverse qui s’y passe. Elle s’en doute sans jamais le verbaliser : s’il y a un pépin, un jour, Simon sera le premier à abuser de son arme pour se défendre. Un pétage de plomb, un stress trop fort. Ca arrive si facilement qu’on vend à tous le mythe que c’est normal. « Parce qu'une force armée et belliqueuse, tu crois que ça empêcherait le crime ? » L’ordre en place existe depuis si longtemps qu’elle ne se souvient même plus d’un temps où ce n’était pas ça, la police, où il y avait un but autre que mater toute forme de rébellion dans l’indifférence et le sang ; est-ce que ça a bien existé ? Elle se demande ce qu’il en est, au Mexique. Elle ne demande pas. « Si y a au moins l'illusion que le pouvoir en place te veut du bien, t'as un minimum envie d'y croire sans te rebeller ou trop dépasser les bornes. Vous êtes le dernier rempart entre l’homme et la folie, vous maintenez la frontière entre le commun des mortels et les trop altérés, les trop mutés. » Ce n’était qu’une énième injonction sur des gamins recrutés trop jeunes à qui on donnait des armes sans qu’ils n’aient été formés plus de 10 heures dessus. Trop de boulot, trop de pression, trop d’ordres contraires à concilier et auxquels obéir sans broncher, avec l’expectative d’une docilité et d’un calme souverains, même sous un surplus d’altérations pour régler les taux anormalement élevés d’adrénaline et de dopamine chopés sur les crimes trop nombreux. «  Si vous donnez pas l’impression de gérer, vous lâchez Mayhem sur la ville en deux secondes. » Et ce ne serait que de leur faute.

Imaginer Rocio là-dedans, c’est aussi douloureux que quand Simon lui avait passé un coup de fil pour lui dire qu’il avait réussi ses concours. Sanna avait réagi comme elle le faisait toujours lors d’inquiétude ou de tristesse : avec colère. Elle en avait voulu à Simon, bêtement, de vouloir tant combler les exigences parentales qu’elle n’avait pas su relever, de vouloir prendre le flambeau pour qu’ils soient au moins fiers d’un enfant ; elle l’avait détesté, non de vouloir endosser son rôle, mais de s’y contraindre quand elle-même n’avait réussi qu’à fuir. Simon, il avait besoin de reconnaissance, de discipline, d’amour ; il avait passé son enfance à courber l’échine sous le regard paternel à tel point que celui-ci s’était imprimé en lui, tatoué sur son âme, bien plus que Sanna n’en avait été affectée, parce qu’il était un homme et devait se conduire comme tel. Il n’avait jamais été doué, pour ça, Simon ; alors il avait trouvé CERBER, et dans l’organisation, deux de ses trois piliers. Pour l’amour, il avait été chercher à peine plus loin, et il s’était dit que ça suffirait. Cue Sanna, qui revient sur son grand cheval blanc après des années d’absence.

Elle détache son regard fixé sur la devanture du motel et elle le laisse retomber sur son amante, en même temps que celle-ci tourne les yeux en sa direction. Sanna se maudit intérieurement. Pour tout : pour avoir accepté pour ce soir, pour avoir envoyé un message, pour s’être laissée séduire une, deux, trois fois de trop ; pour avoir séduit une, deux, trois fois de trop. C’est toujours la même culpabilité qui l’avale toute entière, parce qu’elle est accompagnée d’une impuissance qui la broie de l’intérieur jusqu’à ce qu’elle en crache la seule vérité absolue qu’il lui reste : elles n’arrêteront jamais ce qu’elles ont mis en marche, qu’importe le prix ou la fin. «  Hey », qu’elle se contente de répondre alors, et son ton un peu mélancolique englobe à peu près tout ça ; l’arrière de son crâne retrouve l’appuie-tête alors qu’elle offre un sourire un peu contrit, personnification même d’une cruauté douloureuse pour elle. La main de Rocio étreint son bras jusqu’à lui en couper le flux sanguin et elle le sent à peine ; il n’y a plus grand-chose en-dehors de cet échange infime et précieux. Une trêve entre deux guerres, aussi délicate que ces dernières sont éclatantes. La question qui tombe en est encore plus mauvaise, ponctuée d’un baiser sur sa main, et elle doit puiser en elle pour répondre, ne pas contourner le sujet avec une blague potache ou déplacée : « Je voulais me rapprocher de Simon. » C'est ironique comme cruel tout à la fois, la sœur préférée tire au flanc qui veut revenir dans les bonnes grâces de son cadet en lui empruntant de l'argent le temps de se remettre debout. C'était vrai, pourtant. Sanna était revenue avec la certitude ancrée qu'il serait la réponse à tout, et qu'elle pouvait redevenir le pilier de ce petit frère fragile qui avait fini par apprendre à survivre sans elle. Ça l'avait frappée d'emblée, comme il était devenu indépendant sans elle. Beau et grand, une fois qu'il n'était plus dans l'ombre de son aînée. Elle avait suffisamment culpabilisé de le replonger dans ses embrouilles au point qu'elle avait longuement considéré l'idée de se tirer un beau matin sans demander son reste, et puis elle était restée. Il y avait eu ce matin là, où Rocío l'avait surprise avec son sac sur le dos et son air hagard. J'ai trouvé un endroit, avait-elle menti, parce que ça valait mieux que la vérité. L'après midi même, elle avait trouvé un vieux motel en proie aux gangs en bord de route et elle avait annulé son billet retour pour Atlanta.
Si elle voulait être honnête, ce n'était pas pour son frère qu'elle était restée, mais pour sa fiancée. Pour le regard désapprobateur et un peu teinté de tristesse qu'elle avait vu ce jour. Quoi qu'on en dise : Sanna était l'entière initiatrice de ce bordel, et jamais elle ne se percevrait autrement auprès de son cadet.

« Des pizzas, des pièces de bécanes… C’était pas toujours légal, mais y avait rien de transcendant, hein. »

Et il n’y a toujours rien, la prie-t-elle silencieusement de croire. Des pièces détachées rares : ça valait mieux à penser que le reste, l’étrange et l’indicible, parfois l’inacceptable. Elle ne s’épanche pas. « Désolée, c’est pas très sexy, livreuse de pizzas. » Il est joueur, ce sourire-là. Il est prêt à laisser tout ça derrière pour ce soir et à ne surtout plus mentionner le sujet des carrières, ou de la soirée, ou du mariage. Chacune sa part du deal. « Et désolée pour le t-shirt, faut que je le lave des fois, et j’en ai que trois de rechange. » Impossible de dire si elle plaisante ou non, tant son ton est informatif ; ce soir, c’est la chemise standard de boulot, toujours avec les birkenstock-chaussettes. « Une suite, carrément ? Ça t'allait plus, les chambres avec douche rouillée et punaises de lit dans la table de nuit ? » Les établissements miteux, ça relevait désormais de l’époque où elles prétendaient encore ressentir un quelconque malaise vis-à-vis de leur liaison. Que ça semble loin, en rétrospective. Sanna s’extrait de la voiture et trottine pour ouvrir celle de Rocio, juste à temps pour lui présenter son bras, un peu connement. Ca aussi, c’est nouveau : avant, c’était regards baissés jusqu’à la chambre, et tant mieux si elles n’avaient pas le temps d’allumer la lumière : ça leur laisserait amplement le temps de contempler les dégâts une fois ceux-ci causés. Cette fois, elle l’allume d’emblée, referme derrière elles et se laisse tomber sur le lit avec un soupir, bras écartés en position de l’ange, tapotant la place à côté d’elle pour que Rocio se glisse dans ses bras. Sanna prend le temps de détailler ses traits, de les redécouvrir, une fois le ressentiment passé ; de retomber amoureuse, sans vouloir s’empêcher cette fois. « T’as déjà mangé, j’imagine ? Moi pas. Pas depuis hier, je crois. Enfin si, y avait un Mars dans la portière, je l’avais oublié. » Son bras organique se referme autour de Rocio, la garde près d’elle, et elle s’autorise enfin à pousser un soupir énorme qu’il lui semble retenir depuis des mois. La suite n’a rien d’extrêmement convaincant : une bouteille de vin (en supplément), des peignoirs (la baignoire ne marche sûrement pas) et des serviettes pliées comme des lapins. Au milieu de ça, elles deux, et l’odeur des cheveux de Rocio qu’elle redécouvre enfin, la chaleur de son corps près du sien, qui l’apaise au lieu de la brûler. Il y a tout, ici, et surtout la simplicité de ce qu’elle ne devrait pas vouloir. « Tu m’as manquée », elle souffle dans ses cheveux. Silence. Une minute, peut-être ; une heure, qui sait. A cette heure, Simon a déjà pu se réveiller pour aller prendre un verre d’eau, tomber sur le message et s’inquiéter, au point d’allumer la télé, de la contacter par Holo pour qu’elle le rassure, de s’habiller pour rejoindre Rocio peut-être. Ca lui glisse dessus aussi facilement que tout le reste. « Tu voudrais pas retourner à Atlanta ? »
@Rocío Cortes
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Ça fait trois ans que Rocío est là, à New-Blossom, avec la solide impression de travailler comme une bête et tout ce qu’elle s’imagine de sacrifice de soi. Pour elle, ce n’est pas une surprise que les stormtroopers continuent à taper comme des néandertaliens, sans en connaître les raisons. En réalité, elle a peur que le moment vienne où les réactions glisseraient de dissidence à l’indifférence. Et si CERBER lui donne souvent le sentiment d’être contaminée par la peau sale du monde, ses autres problèmes lui semblent plus propres et plus limpides depuis une chambre d’hôtel, quelles que soient leurs importances ; à croire que l’anonymat a la vertu de la laver et de l’envelopper dans cette illusion.

"Je voulais faire les choses bien pour une fois." Ce que Sanna lui fait perdre en estime de soi, Rocío le gagne en résilience. Et quoi qu’il en soit, elle est là, devant elle, un bras tendu en guise de réconciliation tacite, à laquelle Rocío, surprise, répond gauchement en lui agrippant la taille, trop près d’elle pour qu’on s’imagine qu’elle envisage de renoncer à la toucher en public. L’attitude de son amante gagne en mystère de minute en minute à mesure qu’elle l’observe. Peut-être Sanna pousse-t-elle son principe de cohérence à son maximum, dans le refus absolu de négocier avec les circonstances actuelles. Dans la position idéale pour l’embrasser sans que ça se voie, et pour échanger un regard à l’insu de tous. Il y a ceux qui se rendent d’un point à un autre, ceux qui rentrent, ceux qui fuient, et l’image qu’elles donnent pourrait lui être indifférente, pour une fois, dans cette micro-société flottante ; les illégitimes qu’elles sont, s’accommoder de l’analyse de chacun par tous. Mais on a beau être hors du monde à l’hôtel, Rocío s’y croit le centre : à peine risque-t-elle de se pencher vers Sanna qu’elle en redoute la diffusion internationale. Elle se contente alors de lui sourire avec un air incertain. Et elle espère que Sanna aura la sagesse de s’en contenter. Dans le meilleur des cas, elle la couvrira d’un regard encore enlisé dans leur amour, au pire, elle lui concèdera un mouvement d’épaule ou un de ses hochements de tête qui suffisent à la faire taire. Dans les deux cas, elle lui offre ce mélange si rare et si explosif d’intensité et de magnétisme qui émane de sa personne.  

Elles rejoignent la suite isolée, n’échangent pas un mot quand elle se laisse tomber auprès d’elle, non sans être parvenue à conserver un visage absolument inexpressif. Rocío repense à la première fois : dès le choc passé, leurs regards qui se croisent ; jamais une chute n’a été ressentie avec autant d'intensité. N’importe qui se serait relevé pour s’excuser mais elles sont restées immobiles sans chercher à se retirer de cette hypnose réciproque. Elle en perd les échos de leur échange dans la voiture, et elle rapproche son visage du sien, pour approuver d’un mouvement de tête, sans le moindre commentaire, le visage enfoui dans son cou, l’air plus épris et méditatif que jamais : toi aussi tu m’as manquée. Rocío aussi, dans le fond, peut se taire, absolument tout cloisonner autour d’elle. Elle peut vouer des journées entières murée dans une forteresse sans jamais avoir l’impression de faire perdre le temps de ses vis-à-vis. Par son simple mutisme, elle fait taire toute conversation et Simon, à tout prendre, a toujours préféré sa compagnie muette qu’une vie vide de sa présence. Quand elle regarde Sanna, ça l’accable ; mais quand elle se compare, ça la rassure, juste le temps de joindre ses doigts aux siens et ça l’assomme de nouveau. Mais comme elle n’a pas le choix, elle se résigne à faire confiance, et ça lui fait éprouver si fort la nostalgie de tout ce qu’elle a perdu à plusieurs reprises et tout ce qu’elle a de nouveau à perdre que pour un peu, elle serait repartie vers la voiture. Mais non. Rocío reste, la peine à la mesure de l’emballement qui avait été le sien à la perspective de la rejoindre. Et pour toute réponse, elle se redresse sur un coude : “sans toi ?” Elle pouffe presque, puis soupire, sans cesser de la dévisager, ou plutôt d’essayer de ne pas la dévisager, comme si elle s’attendait à ce que Sanna devine quelque chose, comme si sa réaction la mettait face à une évidence, ce qui, par contrecoup, lui flanque l’angoisse. “Non, pourquoi je voudrais retourner à Atlanta ?”, avant de se lever complètement du lit.

“Tu veux manger quoi ?” S’interrompant uniquement pour lancer un large regard d’avant en arrière qui balaye la pièce, et de dire sur le ton de la confidence : “choix décoratifs intéressants.” Dans la suite 959, la réplique disproportionnée d’une tête d’Athéna en marbre blanc statuaire au poli savonneux, un canapé Louis XV, vraisemblablement inspiré de celui de la Pompadour, et des murs illustrés de fresques bibliques. La composition des plats sur le menu lui glisse dessus, tant et si bien qu’elle n’hésite pas longtemps à pousser le fauteuil au milieu de la pièce où il trône, d’un coup de pied et à s’y jeter le dos en premier pour mieux se concentrer. La femme et le meuble faisant corps, elle met Sanna à distance mais sans violence ni froideur, seulement incomplète avec sa seule personne ; son expression affectée semble appeler ses autres moi à la rescousse. Un peu perdue, hésitante face aux sentiments dont elle est chargée qui vont bien un moment mais qui deviennent vite irrespirables.
Un halo d’irréel enveloppe toujours Sanna lorsqu’on frappe à la porte et que l’assurance la déserte petit à petit. Chacune regarde l’autre mais nulle n’ose, jusqu’à ce que John Smith, un grand bonhomme costard-cravate, copie conforme de Simon, maître d’hôtel, prenne la parole pour leur apporter la carte et les informer sur ce qu’ils réservent pour le dîner : “champagne ?” Toute sa personne donne à Rocío l’impression d’une silhouette indécise entre sac de peau et carcasse d’homme, assurément la réincarnation de Ponce Pilate, tant elle se sent défaillir. “Peut-être une visite au spa ?” Ajoute-t-il, sec, fort, volubile, avec des mains nerveuses. Mais le sens de ses mots échappent à la Mexicaine, tant et si bien qu’il s’est interrompu pour jeter un coup d’œil interrogateur à Sanna. Au silence qui suit sa question, à la chaleur et la tension qui se dégagent et aux regards muets qu’elle échange avec son amante, il apparaît évident qu’on comprendrait vite qu’elles se connaissent au moins intimement ; on imagine mal autre chose dans un lieu pareil. Aussi, de pathétique elle en devient hautaine ; Rocío se redresse pour lui cacher la vue de la chambre et de son amante. Au fond, elle hésiterait à lui fermer la porte au nez s’il n’y avait pas là dedans quelque chose de profondément suspect ; quoi de plus énigmatique que ce qu’on essaie de cacher ? Jusqu’à ce qu’il prononce la phrase-clé, taboue à l’hôtel parce qu’elle enflamme les imaginations, elle est inconsciente de son ridicule : “un do not disturb plutôt…” Avec le sourire aux lèvres qui se veut rassurant mais qui n’a pas plus d’effet sur la Mexicaine que son clin d’œil complice. Ce qu’il doit penser d’elles : deux femmes en fuite, à n’en pas douter, qui refusent d’être prisonnières de leurs histoires respectives. Et comme il tente maladroitement de comprendre l’origine de leur situation, Rocío coupe court : “Merci, ça ira. Une part de chaque plat sur le menu.” C’est bien tard pour lui tendre le seau à champagne et promettre de revenir vite : une certaine inquiétude s’est réinstallée en elle. Un silence s’ensuit, sûrement de plus en plus pesant, et dans l’instant, elle a la conviction, pour ne pas dire la certitude, d’être percée à jour. Considéré isolément, chaque incident peut paraître anodin, coïncidentiel, aléatoire, mais il suffit de les réunir en un faisceau d’indices concordants pour lever le doute.

Assurée d’avoir la paix jusqu’à son retour, elle ferme la porte à clé et se retourne avec un hochement de tête pour toute explication, accompagné d’un sourire entendu en désignant à Sanna le champagne, mais ça ne la rassure pas elle-même pour autant. “J’ai commandé tout le menu…” Et quelque chose doit manquer à son allure, qui doit paraître incohérente, comme si une crise géologique avait provoqué un cataclysme en elle et que les raisons pour les risques encourus étaient tombées dans les sous-sols de sa pensée. Elle murmure sans chercher à savoir si sa voix l’atteint : “on aurait peut-être dû se contenter des douches rouillées.” L’interruption lui pèse un peu moins, en retrouvant le bord du lit, car Sanna demeure choisie, jamais subie. Loin d’elle, Rocío sait qu’elle est en manque, habitée en permanence et ça l’occupe plus que toute autre activité, au-delà du raisonnable. Elle se sent en déséquilibre au bord d’un gouffre mais animée d’un espoir secret. Elle ouvre la bouteille et remplit deux coupes, simplement parce que le prix force la curiosité, puis tendant une main à son amante elle l’invite à la rejoindre au bord du lit. Comme si un réflexe naturel en elle s’opposait à tout ce qui conspirait pour les séparer, elle s’accroupit à sa hauteur. Une main passe dans ses cheveux, dans son cou, un souffle à ses oreilles et : me encantas.”

@Sanna Hellqvist
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