human nature (MADDOX)

“That men do not learn very much from the lessons of history is the most important of all the lessons that history has to teach.” @Maddox Threepwood

« Voilà qui conclut votre introduction aux mythologies polynésiennes. La semaine prochaine, nous entamerons le chapitre sur Hawaï. N’oubliez pas de lire les pages 200 à 250 de votre manuel. » C’était le genre de phrase que Caleb n’avait jamais pensé prononcer un jour. L’aube de sa vie ne suggérait pas qu’il puisse se retrouver un jour à enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Des années durant, c’était à peine s’il avait su lire, à peine s’il avait été cultivé. Deux siècles bientôt et demi d’existence avaient changé ça. Mais là encore, malgré l’aide des années, il n’estimait pas avoir ce qu’il était nécessaire de posséder pour transmettre son savoir. Longtemps, Caleb avait eu une vision assez arrêtée de ce qu’était un professeur, et à plus forte raison un professeur d’université. Un cliché qui lui semblait être tout à l’opposé de l’homme qu’il était. La petite éducation reçue par ses parents ne lui avait pas permis d’imaginer autre chose que les élites à la place des enseignements comme des étudiants. Est-ce que les choses avaient vraiment changé ? Au fond, il n’en était pas persuadé. Tout le monde n’avait pas, comme lui, la chance d’avoir des centaines d’années pour s’extirper du carcan social dans lequel on naissait. Il n’était pas sûr non plus d’avoir réellement sa place à l’université. L’avenir le dirait ; et avec un peu – beaucoup – de chance, il serait moins nuageux que par le passé, à défaut d’être radieux. Caleb demeurait pessimiste de nature. Même en ayant toutes les cartes en main, il aurait douté de ses capacités à être heureux, à ne serait-ce que parvenir à effleurer le bonheur du bout des doigts. À chaque fois qu’il s’en était rapproché, tout avait fini par voler en éclats. Si bien qu’il avait fini par se demander, le plus sincèrement du monde, s’il n’était pas maudit. Il n’y avait, après tout, plus rien qui semblait impossible. Il aurait pu s’en contenter, par la force de l’habitude, s’il n’y avait eu que lui. Mais depuis la naissance d’Emilia, il n’avait d’autre choix que celui d’essayer. Plus facile à dire qu’à faire, quand la partie semblait avoir été truquée en votre défaveur.

Dans les couloirs de l’université, Caleb avait abandonné toute tentative de se fondre dans la masse. Puisqu’il savait ne pas passer inaperçu, il en profitait pour se frayer un chemin dans la foule avec davantage d’aisance. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était probablement l’heure d’avaler quelque chose. De façon plutôt étrange, le dragon qui l’habitait n’avait pas un appétit démesuré. Une chance pour lui, s’était-il toujours dit. Le régime alimentaire de la créature étant pour le moins particulier, il pouvait s’estimer heureux de ne pas avoir à le satisfaire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Et plus les transformations étaient espacées et moins il était taraudé par cette faim si caractéristique. Ce qui ne l’empêchait pas de redouter chaque jour le moment inévitable où il devrait s’y soumettre. Mais en attendant l’heure fatidique… Il préférait de loin déjeuner avec un ami, prétendre n’être qu’un homme parmi tant d’autres, une goutte d’eau dans un océan de normalité. Il cogna trois petits coups à la porte d’un bureau, attendit qu’on l’invite à y entrer avant de se glisser à l’intérieur. « Navré, je suis en retard. Je me suis un peu emporté pendant mon cours, je n’ai pas vu l’heure. » Caleb adressa l’un de ses rares sourires à Maddox. Il avait l’impression de toujours voir le gamin qu’il avait rencontré pour la première fois des décennies plus tôt, rongé par les remords. C’était le genre de choses avec lesquelles il ne pouvait que tristement compatir. Les regrets, il ne connaissait que ça. « Toujours partant pour aller déjeuner ? Ailleurs qu’à la cafétéria, j’entends. J’ai beau ne pas être difficile, je crois que je pose ma démission dans la minute si je dois avaler encore une fois l’une de leurs pizzas caoutchouteuses. »

made by valkyrja

“That men do not learn very much from the lessons of history is the most important of all the lessons that history has to teach.” @Maddox Threepwood

Il arrivait encore à Caleb de s’étonner de la situation, comme si elle avait un petit quelque chose d’absurde qu’il ne parvenait pas encore à intégrer. Maddox et lui avaient connu des situations bien moins simples, bien moins sûres. La vie était étrange, pour les gens comme eux. Celles et ceux qui les croisaient jour après jour dans les couloirs lumineux de l’université ne pouvaient pas imaginer ce qu’ils avaient traversé ensemble. À vue d’œil, ils n’étaient rien qu’une paire de professeurs comme il y en avait des dizaines d’autres au sein de l’établissement. D’apparence, rien ne les distinguait des autres. Et pourtant, ils avaient traversé l’enfer. Ensemble, souvent séparément, ils avaient dû faire face aux horreurs naturelles de la vie, aux horreurs nées de l’esprit tortueux des hommes. Et ils avaient survécu ; beaucoup n’avaient pas eu cette… Chance ? Opportunité ? Caleb ne s’était jamais considéré comme chanceux. Il avait l’âme d’un survivant et rien d’autre. « Hé, respecte tes aînés, sale gosse ! Mes dents vont très bien, je ne te permets pas ! » Il eut un petit ricanement. Maddox avait beau avoir lui aussi dépassé le siècle de vie depuis longtemps, ça ne l’empêchait pas de le traiter comme un jeunot, comme il l’aurait fait avec un jeune frère. C’était un peu les fondations de leur relation, entre deux traumatismes surmontés ensemble, mais qu’ils préféraient ne pas évoquer s’ils pouvaient l’éviter. Il tendit le bras pour permettre au petit rat de compagnie de Maddox de grimper sur lui, un sourire amusé au coin des lèvres. Caleb s’était toujours senti plus à l’aise avec les animaux qu’avec les gens. Il n’y avait pas de faux semblants, avec eux. Ni malice ni méchanceté gratuite non plus. Il s’était souvent demandé si c’était la raison pour la laquelle il ne percevait pas leur âme : ils n’avaient aucun crime à dissimuler.

Le petit rongeur installé sur son épaule, Caleb croisa les bras sur son poitrail. « J’admets que j’éviterais volontiers les pizzas. Ça n’a jamais vraiment été ma tasse de thé. Mais peu importe, à vrai dire. » Dès qu’il s’agissait de nourriture, Caleb détestait se plaindre. Il avait connu la faim, la vraie, celle qui vous réveillait au milieu de la nuit, celle qui vous tordait l’estomac jusqu’à vous donner envie de vomir, celle qui faisait trembler et supplier pour quelques miettes. Encore aujourd’hui, quand il se regardait dans le miroir, il avait du mal à reconnaître l’homme qu’il était devenu. Difficile de croire qu’il n’avait un jour eu que la peau sur les os. Il grimaça, repoussa rapidement ces pensées négatives dans un recoin de son esprit. Pour une fois qu’il semblait être de bonne humeur, il ne fallait pas gâcher ce sentiment. « Il me semble qu’un nouveau restaurant végétarien a ouvert à quelques rues d’ici. On pourrait essayer ? De toute façon, rien ne sera jamais pire que le caoutchouc de l’université. Et dire qu’il faut payer pour, en plus ! » Caleb sortit son téléphone de la poche de sa veste et tapota rapidement sur l’écran pour trouver l’adresse du restaurant. La petite rate glissa sur sa manche, comme pour venir inspecter l’écran du téléphone. « Tiens regarde, ils acceptent même les animaux de compagnie dans l’établissement ! Tu crois qu’on pourrait leur demander de mettre un petit couvert pour toi, hm ? » On aurait presque pu croire que l’animal avait hoché la tête pour lui répondre par l’affirmative. Pour sa part, Caleb se convainquit que oui, elle lui avait répondu. « On y va ? Ça a l’air d’être plutôt populaire, on ferait mieux d’y être avant qu’il n’y ait plus de table pour deux grands gars comme nous. » Caleb eut un petit rire, moqueur envers lui-même. Il le savait, il ne passait pas – ou plus – inaperçu et préférait en rire, faute d’en pleurer, à présent.

made by valkyrja

“That men do not learn very much from the lessons of history is the most important of all the lessons that history has to teach.” @Maddox Threepwood

Les couloirs de l’université étaient devenus un endroit familier et rassurant pour Caleb. C’était un endroit qu’il n’aurait pas cru pouvoir arpenter un jour, et encore moins parce qu’il y enseignait. Lui, professeur ? C’était une réalité qui n’aurait jamais dû devenir une réalité ; un malheureux concours de circonstances l’avait conduit sur les bancs de l’enseignement. Une ironie qui ne manquait pas de lui échapper, à lui, qui savait à peine lire et écrire quand les scientifiques d’Icarus avaient agité le ticket d’or sous son nez. Il lui arrivait encore de se demander ce qu’aurait pu être sa vie, s’il n’avait pas cédé à l’appel de ces maudites sirènes. Il serait mort depuis longtemps, c’était certain, mais peut-être aurait-il pu faire quelque chose pour sauver sa mère, ses sœurs. C’était une question, non, un échec, qui n’avait jamais cessé de le hanter. Un jour, il leur avait dit au revoir en leur promettant qu’il avait trouvé la solution pour les sauver et il ne les avait jamais revues vivantes. « Hm ? » Caleb battit des paupières le temps de reprendre ses esprits, s’éclaircit la gorge bruyamment. « C’était leur premier cours d’introduction aux mythologies polynésiennes, le premier chapitre portera sur les divinités hawaïennes. Ça les changera un peu de la Grèce et de l’Égypte ! » Caleb faisait de son mieux pour diversifier ses cours et s’il devait être honnête, ce n’était pas forcément toujours pour intéresser ses étudiants. Après des décennies et des décennies à enseigner, il fallait que lui aussi, parvienne à rester intéressé. Non pas qu’il ait la prétention de tout savoir ; c’était loin d’être le cas et il en avait conscience, mais il ne voulait pas devenir de ces professeurs qui se lassaient ostensiblement de leur métier à force de se répéter. Il eut un petit rire, à la révélation de Maddox. « Ah, voilà qui explique donc les notes de plus en plus basses de mademoiselle Harteveld… Dommage pour elles, la dernière fois que j’ai vérifié, tomber amoureux ne faisait pas partie des excuses valables pour avoir le droit de repasser ses examens ou obtenir quelques points supplémentaires… » Caleb fit une fausse grimace. Peut-être serait-il un peu plus généreux avec elles… ? Il ferait mine de n’avoir rien remarqué, bien sûr.

Caleb remit en place ses lunettes sur son nez, puis eut un sourire à la nouvelle question – décidément – de son ami. Elle concernait Emilia ; de quoi faire naître chez lui un sourire à mi-chemin entre bonheur et tristesse. « Elle veut être une reine, maintenant, ça devient sérieux, attention ! Je commence à manquer de places pour ranger ses couronnes. » Il secoua la tête, en même temps qu’il ouvrait à Maddox l’une des grandes portes qui donnaient sur l’extérieur. Des centaines d’étudiants allaient et venaient, certains plus en avance que d’autres pour leurs cours, d’autres allongés sur les pelouses, pas forcément en train de réviser pour les prochains examens. « Elle va plutôt bien, je crois. Willow y est pour beaucoup, elle l’aide à faire le deuil de sa mère sans la brusquer… Et puis elle voit un pédopsychiatre une fois par semaine, elle lui expliquer les choses d’une manière que je ne maîtrise pas. » Heureusement qu’elles étaient là. Caleb n’était pas doué avec les mots. Alexander ne l’avait pas été non plus, ni aucune de ses autres identités. Qu’il parvienne à s’exprimer aussi longuement en amphithéâtre relevait du miracle pour celui qui peinait à aligner deux mots en privé. « Il faut encore qu’elle se trouve des amis en ville, mais chaque chose en son temps. Elle réclame un chat, aussi, mais je la soupçonne de me faire les yeux doux pour que je cède. » Ce qui ne devrait plus tarder, pour peu que Willow n’ait rien contre une petite présence féline chez elle – chez eux. Il avait encore du mal à réaliser qu’après tout ce temps, non contente de le retrouver, elle les avait accueillis chez elle sans questions ni conditions. Une sainte, si on lui demandait son avis. « Ah, mais je suppose que si Emilia prend un chat, il y a une petite rate qui risque de moins apprécier ses visites à la maison… »

made by valkyrja