Mulberry street ;; Gregory

Une journée de repos, au travers du tumulte. Le temps s’égraine avec douceur, alors que Gregory profite déjà de la pluie à travers les vitres. Les gouttent tombent, fouettent le carreau, accompagnent sans heurt le décompte des heures, et le roman policier ouvert sur ses genoux. Un bond dans son dos le tire de sa lecture, son regard glisse vers le colocataire impromptu qui l’a suivi la veille jusqu’à la surface : un chat – un nouveau. Encore une bête des souterrains prête à le suivre, curieuse de connaître le soleil. Dommage pour le minet qu’il pleuve, aujourd’hui ; peut-être que ça le fera fuir, comme tout les autres avant lui.
Il a pourtant l’air de s’attacher, contrairement aux précédents. Les ronronnements débutent quand l’animal vient couler sur les cuisses de l’homme assis, s’y mettre en boule, demander des caresses.
Gregory le fixe avec scepticisme, sans vraiment comprendre comment cette âme-là peut trouver son compte avec lui. Mais bon. Pourquoi pas.

Alors que les doigts délaisse les pages pour plonger dans la fourrure sombre, un coup de sonnette l’interrompt. Étrange. Il n’attend pourtant personne. Ses instincts se mettent immédiatement en alerte, par un réflexe ancré. Il se lève, délaisse le félin et le fauteuil, pour découvrir derrière la porte une autre forme de complicité : celle d’une petite fille somnolente, contre l’épaule d’un oncle déphasé. Sara et Zacarias, sur le pas de sa porte.
Le silence le laisse interdit, puis la justification vient d’elle-même : Sara n’a pas école. Il n’en faut pas plus à Gregory pour comprendre que des deux Castellano, la demoiselle était la seule à le savoir.

« Oh. » , ponctue-t-il, simplement. Il s’écarte pour laisser entrer l’autre homme, partenaire et ami de longue date, ou ce qui semble s’en rapprocher le plus. La porte d’entrée est refermée, et comme par effet de ricochet, Sara se réveille. Ses grands yeux se posent sur le propriétaire des lieux, et elle en sourit immédiatement :

« Tonton Greg !! » Une exclamation lancée dans un sourire plus vrai que nature. Un nouveau ricochet, sur le visage de Gregory, peu habitué.

« Bonjour, Sara. Tu vas bien ? »

Elle hoche la tête vigoureusement, demande à son oncle de la poser par terre. Elle erre un peu d’elle-même, alors que le chat est parti se cacher en hauteur, à observer la scène en bon spectateur.

Gregory la regarde, si éveillée et si grande, désormais. Il la connue en même temps que sa mère, quand la mite a eu besoin de reposer ses ailes ailleurs, le temps de mieux revenir parmi les siens. La fourmilière l’a toujours attendu. Et Gregory, étrangement, y a toujours cru. Même s’il sait mieux que personne que disparaître est mille fois plus simple.

« Si tu as des choses à faire, vas-y. Je vais m’occuper d’elle jusqu’à ton retour. », qu’il intime à mi-mots à Zac, bien conscient qu’il a certainement d’autres affaires qui l’attendent en sous-sol. Mais avant qu’il ne puisse en dire plus, la fillette tire sa manche, quémandant une attention particulière.

« J’ai faim... » C’est dit avec toute la sincérité du monde, et la gourmandise qui pétille dans ses yeux. La malice aussi, qui cueille un peu Gregory, et rappelle surtout à Alistair, enterré, ce que sa petite Wendy savait faire pour l’attendrir.
« … Eh bien, je suppose que j’ai de quoi faire des pancakes. À moins que tu ne préfères du porridge au gruau d’avoine., taquine-t-il, un sourire en coin.
- Naaaaan baaaah, j’veux des pancakes, des pancaaaakes ! »

La mine de la petite se tourne immédiatement vers son oncle, braquant son regard plein de candeur vers lui désormais. Hop, à lui de flancher.

« Tu les fais avec nous ?? » Traduction : Reste, tonton Zac.

Silencieux face aux négociations, Gregory les délaisse déjà pour se diriger vers la cuisine. C’est que son cœur pincerait un peu trop fort, à force.

S'il n'avait prévu d'être personne, qu'une ombre à la dérive, animé de quelques intentions ponctuelles, il fallait bien avouer que la petite Sara se proposait volontiers en éclat de lumière venant troubler les projets de Gregory. Mais loin de fuir cet imprévu, il l'embrasse pleinement. La volubilité de la petite fille le rattache à ce qui compose son humanité, et en observant son allié, il a le sentiment que c'est la même chose pour Zacarias.
Une forme d'innocence, déconnectée de ce qu'ils sont. Rappelant ce qu'ils étaient, peut-être, avant.
Bien avant.
Trop avant.

L'oncle - c'est donc son rôle, qu'il assumera sans vergogne - regarde l'enfant sauter de jouer à l'idée de faire des pancakes. Le sucre des galettes a de quoi ravir ses papilles, pour ponctuer cette journée spéciale. Pas d'école ! Des pancakes ! Mais c'est trop bien !
Il peut presque entendre les pensées positives s'échapper vers eux, puisque bon gré mal gré, Zacarias sera de la partie. Tel est le choix de Sara. Et on ne déroge pas aux ordres de la petite reine du jour, visiblement.
Alors quand elle quémande encore plus de douceur  - en dépit de la politesse d'usage qu'on pardonnera à son âge - , de la vanille dans ses crêpes, c'est avec simplicité que le plus âgé répond, comme un secret d'entente mutuelle :

« On ne mettra que ça, promis. »

Elle exulte, petite Sara, court presque jusqu'à l'îlot central de la cuisine ouverte, toute prête à en découdre avec tout les ingrédients. Le calme du tonton d'appoint la rejoint, entrouvre les placards, calcule mentalement ce qu'il leur faut pour réaliser la recette qu'il a finit par mémoriser.

« D'abord, lavage de mains. » On n'y coupera pas. L'hygiène méticuleuse est suivie par Sara, hissée de toute sa petite hauteur sur un escabeau pour atteindre l'évier et le savon. Puis, pourvue d'un tablier improvisé avec l'un des siens, elle aide son tonton Greg à trouver tout ce qu'il faut pour la réalisation des futurs entremets. La question de Zacarias vient compléter le plan mental de Gregory autour de toute cette activité. Ils seront donc bien trois - ou deux et demi, mais inutile de vexer l'enfant - pour accomplir toutes les étapes.
C'est peut-être un peu beaucoup. Tant pis, ça ira quand même.

« Tu peux peser les aliments secs. », déclare-t-il à son ami en désignant la farine, le sucre, la levure et le sel alignés rigoureusement sur le plan de travail. « Il y a un saladier et une balance dans le placard derrière toi. » Désignation du menton, avant de donner le grammage précis, sous le regard intrigué et impatient de la petite fille.
Jusqu'à ce qu'il s'illumine à la vue de la boîte alvéolée que Gregory sort du frigo en même temps que le lait.
« Tu veux casser les oeufs, Sara ? »
L'impact ne se fait pas attendre.
« Ooooh oui oui oui !! »
Le résultat escompté. La petite prend son escabeau pour l'approcher de l'îlot, être presque à la hauteur des deux autres, une adulte avant l'heure, trop impatiente.
Le geste est guidé sereinement - tant pis si il y a quelques résidus de coquilles, ça ne fera que donner du croquant - et bien vite, quatre d'entre eux rejoigne le fond du cul-de-poule comme autant de petits soleils.
Gregory pondère : plus que le lait et la sacro-sainte vanille, que la petite fille verse ensuite, presque la moitié de la bouteille d'arôme dans la préparation.

Mais un intrus vient interrompre le processus avant que tout le flacon y passe : l'animal vient quémander sa part. Un miaulement dans un saut sous l'oeil blasé de Gregory et pétillant de Sara.

« C'est ton chat, tonton Greg ?? » Il réfléchit avant de répondre, regardant le félin le fixer comme s'il s'agissait d'une question piège. « Il semblerait, oui. » Sara ne se fait pas attendre pour le reste de l'interrogatoire. « Il est trop beau ! Il s'appelle comment ?? »
Un sourcil s'arque, mais effectivement, il n'y avait pas pensé. Tout deux parlent si peu qu'il n'a pas su quoi faire une fois ce drôle de colocataire débarqué dans sa vie monotone.
« Je ne sais pas. Il ne me l'a pas dit. Peut-être qu'à toi, il te le dira. »
Sara rit, essaie d'attirer l'animal avec un geste de la main, la curiosité prime sur le reste de la recette et lorsqu'il retourne à terre pour rejoindre le salon, elle le suit immédiatement dans l'espoir de lui donner, cette caresse et sans doute ce prénom. « Attends, minouuuu ! »

Laissant, donc, les deux oncles de fortune seuls aux fourneaux.

« ... Ah. » Simple constat. Un coup d'oeil à l'appareil laissé en plan, où flotte le liquide concentré versé d'un coup parmis les oeufs, un éclair sombre pourfendant les quatre soleils. « J'espère que tu aimes la vanille, toi aussi. » Haussement d'épaules dans un bout de sourire, adressé à son compère. Ce n'est pas si grave. Rien ne l'est, quand on est bien entouré.

Les gazouillements de Sara envahissent l'espace, donnent des couleurs nouvelles à l'appartement gris. Elle poursuit l'animal en dépit de sa volonté de la fuir, ou alors, peut-être a-t-il compris qu'elle ne souhaitait que jouer et s'amuse avec elle à sa manière. Le nouveau maître n'a pas encore tout les codes de compréhension de la nature féline. Sans doute qu'à force de se côtoyer, il finira par apprendre de son nouveau colocataire imposé. Comme il a appris des humains qui l'ont entouré, au fil des années.
Des monstres, aussi.

Il regarde la petite fille faire quelques secondes avant de se remettre à la tâche, auprès de l'oncle. Si l'enfant est un point qui les unis, il y a d'autres ombres qui les rapprochent, où ils peuvent se tenir cachés tous les deux. Celles des insectes les envahissent, eux et leurs cœurs sombres, meurtris tout autant que loyaux.
Mais aujourd'hui, maintenant, ils ne sont que des hommes. Ou du moins, tentent de le redevenir, pour ne serait-ce que maintenir les apparences.
Alors ils badinent, les deux écorchés vifs, de choses et d'autres. Du fameux chat, pour commencer.

« Je ne sais pas trop. Deux ou trois jours, je crois. » Ou peut-être la veille, il ne se rappelle pas. Ce dont il est sûr, c'est que l'animal traînait constamment autour des grilles du salon de thé, et comme signifier qu'il attendait le serveur, il ne s'enfuyait jamais lorsqu'il en fermait les portes pour la soirée. Comme s'il s'était attaché à l'endroit, à l'instar de Gregory. « Il m'a suivi lorsque je suis rentré du travail. Et depuis, il est là. » Aussi simplement que ça. Il l'entend miauler dans un coin, suivi d'un rire de Sara. Pendant ce temps, ses mains s'affairent à remuer la pâte à pancakes.
C'est un constat étrange, quand il y réfléchit, à quel point il est parvenu à s'adapter à ce cadre de vie. À laisser ces autres l'envahir, sans qu'il n'ait rien à redire. À laisser l'énergie vive l'envelopper comme un rôle rassurant. Celui de "tonton Greg". Celui de l'ami sur qui compter.
Celui qui pourrait recommencer à espérer.

Il esquisse un bout de sourire à la mention du prénom à venir. Un haussement d'épaules pour signifier que lui aussi, il a dû en user de quelques uns, des alias ridicules aux yeux du monde. Certains à dessein, d'autres sans idées.
Il lui semble aimer celui d'aujourd'hui, pour ce qu'il évoque, et sa longévité. 20 ans maintenant que Gregory est né.

« Ce ne sera pas mon problème, mais celui du chat. », commente-t-il avec légèreté, avant de sortir une poile pour commencer à cuire les galettes sucrées. Un peu d'huile, une louche, et bien vite, sa concentration s'opère sur la formation des bulles à la surface, sur la coloration de la pâte, sur l'instant adéquat pour la retourner.
Une concentration que Zacarias effleure d'une question. La mention des souterrains. La mention de son monde à lui.

« Oui. » C'est répondu sans hésitation, alors qu'il pivote le pancake avec une spatule. En profite pour attraper une assiette sur laquelle le faire reposer une fois prêt, tout comme réfléchir à la suite. « J'y vais tous les jours, ces derniers temps. »
La lumière de la surface lui faire toujours trop mal. Il y a quelque chose qui ne lui plait pas, dans New-Blossom. Elle lui rappelle trop New-York, et les cadavres que l'on a voulu cacher dans un coin, pour les oublier. Il en fait parti, une part de lui, laissée à l'abandon, couve encore dans les restes de la ville.
C'est pour cette raison qu'il ne se sent bien qu'en dessous des terres artificielles. Là où il s'est senti en vie, après avoir sauté.

« ... Ils ont besoin de moi. » Les cas de Red se multiplient, c'est vrai. Les victimes tombent comme des mouches écrasées par le poids de leur mutation imposée. Les veines sont salies, les hurlements sont douloureux à entendre. Jasper est forte, mais dépassée. Les bénévoles ne sont plus assez. Et Gregory sait, tant bien que mal, qu'il a besoin d'y rester. Autant qu'ils ont besoin de lui. Tout comme cette routine d'homme sans histoire, il s'est habitué à cette vision dans les regards hagards, le même que le sien des années en arrière.
C'est la seule lumière à laquelle il ne peut pas renoncer. « Pourquoi ? » La rhétorique est simple, sans arrière-pensée. Peut-être que Zacarias veut signifier autre chose, et il est prêt à l'écouter.
Tout en laissant les pancakes s'accumuler.