Au travers du chaos qui nous érode

Le chaos qui nous érode

Une dispute qui n'en était pas une et finalement l'absence comme résultante ; Leta avait encore une fois fait le choix de partir. De son corps à son appartement, elle avait tout laissé derrière elle avec un goût amer de déception imprimé sur la langue. Cette nouvelle vie avec un nom ancien – paradoxalement devenu nouveau – l'avait privé de tout ce qu'elle était ; et même si cela faisait des mois qu'elle l'avait réalisé, c'était en voyant Seth s’en aller sans se retourner qu'elle avait compris qu'elle avait perdue plus d'une partie en voulant se reconstruire.

Ángel parti pour le bien des promesses qui devaient se briser, c'était finalement son frère qui avait tourné les talons. Si ça leur froid avait un parfum d'éphémère, cela suffisait pourtant à fêler la carapace de Leta. Parce que l'abandon était le sentiment qu'elle avait le plus de mal à vivre ; parce que l'abandon, elle avait appris à le gérer dans la colère.

Mais même sa colère s'était épuisée.
Elle s'était abimée sur le rocher écharpé de son âme.

D’autant plus que cette âme, elle avait de plus en plus l'impression que le destin l'avait dévoré puis recraché au tiers. D’ailleurs, par moment, lorsque Darla était silencieuse, elle se sentait simplement vide ou peut-être juste vidée. Et fatalement, elle se demandait quelle partie d’elle s’était faite la malle en premier : son cœur ou son âme ? Mais en fait.. Pourquoi pas les deux ?

Non, ça ne pouvait pas être ça..
Parce qu’en se sentant blessée, elle avait la sensation que son cœur était encore quelque part, aussi écharpé que son âme.

Et parce qu'elle avait besoin de se retrouver, Leta avait finalement décidée de braver un danger moindre en prenant la direction du cimetière afin de s'assoir sur sa tombe. Planches clouées vide de vie et de mort, Leta avait pourtant l'impression d'y retrouver une partie de son existence.

Celle où elle avait un avenir.
Celle où elle n'avait pas la sensation de devoir mourir demain pour recommencer son cycle infernal.
Celle où elle avait une bague au doigt et des sentiments au cœur.
Celle où la vengeance ne gangrenait pas son cœur au point de la réveiller lors de ses nuits peuplées de fantômes.

Le pas trainant, elle avançait en automatique alors que ses mains demeuraient enfoncées dans son perfecto noir. Le soleil, Leta en avait presque oublié sa chaleur à force de passer son temps dans l'Underapple. Sous la veste de cuir, elle avait un t-shirt qui s'alliait à un jeans. Et puis, à sa cuisse droite, son harnais trônait là, tout en retenant ses lames jumelles.

Freinant le pas à la vue d'une silhouette étrangère devant sa tombe, ses sourcils se fronçaient alors que le regard se mit à luire d'un éclat irisé. Le lien existait entre elle et l'inconnue ; pourtant, elle n'en reconnue pas la chevelure, ni même le dos.

Le pas s'arrêtait finalement sur le profil de Danessa alors qu'elle portait sur elle un regard céruléen.
Puis la question tombait.
Un problème ?

Il y avait quelque chose d'ironique dans cette question, considérant la raison de la venue de Leta sur sa propre tombe. Son attention scruta longuement le profil qu'elle ne reconnue pas encore.

« C'est plutôt à moi de poser cette question. Vous vous êtes trompée de tombe. » Affirma-t-elle avec un calme qui ne cherchait aucunement à concurrencer le froid polaire des mots de l'inconnue.

Encore une fois, elle observa longuement le corps étranger, se déplaça même afin de s’appuyer contre sa pierre tombale et ainsi faire face à Danessa. Bientôt, les traits de sa sœur lui étaient visibles ; et enfin, elle la vit entièrement.

Le temps était passé, mais quelque chose demeurait ; quelque chose demeurait dans le regard et l'expression lui rappelait une enfant partie sans se retourner. Elle lui rappelait une adolescente qui lui avait promis de la protéger avant de la quitter. Elle lui rappelait son premier abandon ; la pierre angulaire de ses doutes futurs.

Elle en était presque certaine, c'était Elle.
Danessa.
Non, Nessi.

Quelque chose en Leta s'effondra face à ce constat. Elle eut mal au cœur et à l'âme ; elle était froissée de l'intérieur tout en s'accrochant à une part d'incertitude.

Instinctivement alors, son regard céruléen s'illumina d'un éclat irisé vibrant et lumineux tandis qu'elle percevait, au travers de sa double vue, la vie et la mort de Danessa, le lien qui l'unissait à elle. Il était là, vibrant, unique. Il lui parlait, lui rappelait tout ce que Leta s'était forcée à oublier.

« C'est une putain de blague.. » Jura la Banshee tandis que son regard retrouvait une teinte aussi ordinaire que ses iris lui permettaient. « Retrouver une morte n'a pas dû être trop compliqué, pas vrai ? » Pesta la peste, blessée de se rendre compte que sa sœur avait attendu une pierre tombale pour revenir vers elle.

Ce n'était décidément pas la semaine des fratries.
Ou du moins, ce n'était pas la semaine de ses fratries.
Shit.

Le chaos qui nous érode

Une étrange colère bouillonnait en Leta ; le regard bleu fixait les traits de Danessa, apprivoisant ainsi les sillons tracés par le temps et l'adolescence envolée. Beaucoup de temps était passé, mais la trame du foutu destin ne mentait pas ; il ne mentait pas, jouant par la même avec sa terreur enfant d'être abandonnée.

Pendant que Nessi faisait face au choc des retrouvailles ; Leta, elle, demeurait immobile. Face à sa sœur, la Banshee avait la sensation d’être prise dans des sables mouvant dont elle ne cherchait aucunement à s’extirper. La voix de Nessi lui semblait étrangement lointaine, terriblement lointaine, lui rappelant l’inaccessibilité des mirages. Et peut-être était-ce que qu’était son ainée ? Un mirage ?

Les mots résonnaient, les mots s’accrochaient. Et par moment, Leta observait Danessa en plissant les yeux. Car à chaque fois qu'elle lui rappelait qu'elle n'était pas morte ; l'ancienne Forsyth frissonnait dans la tombe de son existence déchue.

Elle aurait aimé lui dire qu'elle était bel et bien morte.
Et que malgré les apparences, ici gisait son avenir et surtout, son passé.
Cette gamine abandonnée.
Celle qu'elle avait laissé derrière elle sans se retourner.
Un peu comme avait surement pu le faire ses parents anonymes.

Mais aucun mot ne passait la frontière des lèvres scellées de la Banshee. Au lieu de cela, elle demeurait en observatrice jusqu'à se renfrogner lorsque Danessa jurait l'avoir cherché.

A l'oreille de Leta, les mots sonnaient faux ; ils portaient en eu une étrange dissonance, celle de ses souvenirs et de ses ressentis passés. Celle du malheur de son enfance alors qu'elle se revoyait pleurer l'absente. « .. Pourquoi est-ce que je te croirais ? » Cracha-t-elle finalement avec bien moins de hargne qu'elle ne l'aurait voulu. Sa vindicte étouffait sous ce cœur devenu trop gros.

« Tu m'as laissé là-bas, toute seule.. » Les mots lui échappaient alors qu'elle conservait soigneusement cette distance des corps qui lui permettait de ne pas entièrement tanguer intérieurement.

« Et je suis morte, Nessi. » Articula-t-elle en lui désignant d'un regard lourd la pierre tombale où avait été gravé une identité que les circonstances lui faisaient regretter. Non pas pour le patronyme, non pas pour le passé ; mais plutôt pour l'avenir dont on l'avait privé. « C'est noté là. » Enfonça-t-elle, avec une étrange distance.

Face au cœur en souffrance de Leta, Darla se faisait présente durant quelques secondes tandis que ses iris céruléennes se nuançaient subtilement de gris.

C'était la mère qui soutenait l'orpheline.
L'absente qui comprenait l'abandonnée.

Une profonde inspiration plus tard, Leta était à nouveau seule. Et son regard se porta sur Danessa qu'elle scruta longuement. « Pourquoi ? » Se décida-t-elle à lui demander.

Ainsi, la question ouverte était posée. Dans toute sa simplicité, mais aussi sa complexité. Elle laissait à Danessa la primeur de l’interprétation ; le loisir de choisir la priorité.
Pour autant, chez Leta, les questions se bousculaient avec une égale importance :
Pourquoi l'avait-elle abandonnée ?
Pourquoi ne l'avait-elle pas trouvé ?
Pourquoi était-elle là ?

Et tant d'autres pourquoi.
Une montagne pour éviter à Leta de céder à des sentiments qu'elle s'était jurée d'enterrer.
Une montagne dressée entre elles. Ces deux sœurs du désespoir.
Alors qu’après autant de temps, elles auraient simplement dû se retrouver.

Le chaos qui nous érode

Les mots affluaient, au rythme de ces phrases que Leta avait longtemps espérée entendre de la bouche de son ainée. Dans la froideur de ses nuits sans émotion, l'enfant d'hier avait imaginé les retrouvailles, les excuses et le pardon en conséquence ; elle avait imaginé un bonheur qui lui avait permis de ne pas abandonner, de ne jamais se résigner. Mais finalement, rien de tout cela ne s'était jamais concrétisé.

Au lieu de cela, Leta avait dû se battre.
Fuir.
Partir pour survivre.
Pour exister.

Elle avait tout abandonné, comme on l'avait abandonné à sa genèse puis lors du prélude de son adolescence. Elle avait abandonné en jurant que désormais, elle serait celle qui sèmerait le chagrin dans son sillage ; qu'elle ne serait plus celle qui le récolterait parce qu'elle ne valait pas la peine qu’on reste à ses côtés.

Parce qu'elle n'était pas digne d'être aimée.
Parce qu'elle n'était pas digne d'être sauvée.

Les mots affluaient et bousculaient le vide entre les sœurs ; Leta, elle, sentait son émotion refluer. La vague invisible était éparse, éthérée et pourtant poignante. Elle étouffait la Banshee pour mieux provoquer sa colère. Cette même colère qui conditionnait son incapacité à maitriser ses sentiments depuis toujours.  

« Ils ne m'ont RIEN DIT. » Cracha finalement Leta, avec rage, comme pour rétablir une vérité tout aussi cruelle. « T'étais un putain de tabou. » Un tabou dont elle avait pourtant longtemps appelé le nom ; elle l'avait pleuré jusqu'à en avoir mal. Et non pas seulement dans le sens métaphorique de la douleur. « J'ai arrêté de t'appeler. Puis de t'attendre. Parce que j'ai compris au bout d'un moment.. J’ai juste compris. » La fatalité résonnait dans le verbe, comme si aucune autre issue n'aurait pu être envisagée.

« Tu vois, aujourd'hui, je ne crois personne. » Ironisa-t-elle, dans une tentative veine d'échapper à l'émotion qui lui écrasait la gorge. « Parait que j'ai un petit souci de confiance, ou de peur de l'abandon. Je sais plus.. Surement les deux, pour ce que ça vaut. » L'humour était grinçant, brulant, piquant, glaçant. Mais il était là, comme pour couvrir la réalité.

Crois-moi, s'il te plait.
Dans son silence, Leta entendait encore résonner la demande de Nessi.
Et Darla s'éveillait, sortant de sa léthargie ; alarmée par la douleur grandissante de Leta.

La Banshee détournait le regard, son soupir désarmait sa colère affutée. Elle entendait la clémence de son incarnation première ; et ça la faisait hésiter un peu plus.

L'approche de Danessa finalement, ces quelques pas qui brisaient la distance, la tendait un instant mais elle ne bougeait pas plus. Malgré les apparences, ce n'était pas une histoire de rejet ou de dégoût, ni même de colère, mais de tentative de maitrise. Leta refusait de laisser l'émotion la submerger, elle refusait de céder aux sirènes des retrouvailles. Peste rancunière, elle avait la sensation que c'était trop facile.. Même si son cœur réclamait une accalmie. Une paix dans la détresse.

« T'aurais pu revenir me chercher. » Souffla-t-elle, parce que cette idée l'obsédait. Déjà, dans le silence de ses réflexions, elle s'était prise dans les probabilités. Dans ces si et ces peut-être qui auraient changé leur existence toute entière, à toutes les deux.

« ..Mais peut-être que dans le fond, toi aussi, t'aurais pas accepté ce que j'étais. » Les mots étaient plus difficiles mais nécessaires alors que ses iris céruléennes s'illuminaient d'un éclat irisé vibrant. Ça éclairait ses traits, trahissait sa condition mutante ; elle était un monstre.

Danessa était-elle capable de l'accepter ?
Allait-elle se détourner ?
L'abandonner encore ?

Leta préférait s'en assurer toute suite en jouant la carte de l'honnêteté franche et froide. Car après des années de déni et d'autres encore de souffrance, elle avait finalement fini par s'accepter. Elle n'était pas seulement un monstre, mais plutôt une mutante. Une foutue originelle.

Le chaos qui nous érode

La colère voilait la puissance de l'émotion alors que la vérité se révélait peu à peu. Progressivement, Leta avait la sensation que quelque chose d'immuable se jouait, à l'image du destin qu'elle raillait si souvent. Et tandis que sa sœur se saisissait d'une fleur afin d'en transmuter l'état primaire, la Banshee observait la nature devenue objet d'un œil curieux. Un éclat gris et vibrant passait d’ailleurs dans ses prunelles durant son analyse de l'expression de la mutation de Nessi.

Au dedans, Darla était aussi inquiète pour l'une que curieuse de l'autre. Le soutien inaliénable de l'ancienne avait indubitablement quelque chose d'apaisant chez Leta tandis qu'elle n'avait désormais guère à lutter contre son habituelle vindicte qui la polluait de regret. Non, Darla apportait une juste mesure dans l'émotion, un équilibre qui comblait un vide d'expression.

Ainsi, Leta était enfin apte à écouter le récit déchirant du départ de son ainée, puis d'interpréter autrement celui de son absence. Elle écoutait en silence, enfermée dans sa dualité qui maintenait le statut quo de ses émotions. Pour autant, son regard trahissait la turbulence de ses émotions ; parce que les couleurs glissaient, se succédaient, s'équilibraient jusqu'à ne plus laisser que le céruléen.

Finalement, son silence fut rompu par un bref éclat de rire à la mention de Skye. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas entendue son nom, ni même qu'elle l'avait associé au bonheur. Leurs chemins s'étaient séparés depuis trop longtemps ; depuis assez longtemps pour que le destin ne vienne les transfigurer, chacun à leur manière.

« Toi et moi, on n'a jamais cru aux contes de fée, tu n'aurais pas dû commencer en pensant à moi. » Se décida-t-elle enfin à répondre, comme pour briser un idéal qui n'avait pas lieu d'être.

Parce que sa vie n'avait rien eu d'idyllique.
Parce qu’elle n'avait gardé du rêve que ses cauchemars.

« J'ai fui et je m'en suis sortie. Ça, c'est la vrai histoire.. » Et à son oreille, ça sonnait plus juste. « Pour ta défense, je suis quelqu'un de difficile à retrouver, parce que je sais effacer mes traces. » De manière étrangement factuelle, Leta offrait un brin de clémence à sa sœur alors qu'elle aurait simplement pu lui dire qu'elle lui pardonnait.

Qu'elle lui pardonnait et qu'elle l'aimait comme hier.
Parce qu'être sœurs, ça ne s'arrêtait pas à une enfance.

La caresse à sa joue, le regard et l'attention ; Leta resta immobile alors que son regard se grisait un instant. Darla était exaspérée de cette inaction, de cette incapacité à exprimer ses sentiments que sa réincarnée laissait transparaitre. Alors peu à peu, la posture se modifiait, trahissant une évolution des âmes dans le corps de la Banshee.

Pourtant, assez rapidement, un mouvement de recul était entamé alors qu'un simple .. « Non. » Tombait dans un murmure, forçant Darla au recul tandis que le regard redevenait aussi bleu qu'un ciel de printemps.

Pour une fois, Leta refusait de fuir.
Pas pour l'instant.

Elle allait tenter.
Quelque chose.

Mais quoi ?
Elle n'en savait rien.

Son attention revint alors finalement se reposer sur Danessa qu'elle scruta longuement avant de finalement laisser filer un soupir. « Je comprends et peut-être que j'aurai fait la même chose en étant à ta place.. J'en sais rien. » Articula-t-elle difficilement. Ça lui coutait d'être aussi ouverte après autant de temps de silence ; parce que Leta avait la rancune tenace et qu'elle ressentait encore la douleur de l'abandon, même après tout ce temps.

« J'aimerai pouvoir juste te serrer dans mes bras et te dire que tout est pardonné. Et peut-être même m'excuser d'être morte aux yeux du monde, mais j'ai pas l'impression que ce soit.. Honnête. » Soupira-t-elle, tout à la fois trop franche dans ses émotions et paradoxalement dérangée par leur constance à l'emmerder. « Tu vois ce que je veux dire ? » Demanda-t-elle, comme pour expliciter son besoin de se faire comprendre.

Elle avait besoin que Nessi comprenne qu'elle n'était plus la gamine abandonnée.
Elle en était son produit.
Ce qui s'était formé de ses malheurs.
Et de ceux de toutes celles qui l'avaient précédé.

« Je suis comme ça maintenant.. Je suis ce qu'on a fait de moi, peu importe l'époque. » Si ses mots avaient un sens, ils en possédaient également un second qu'elle se gardait bien d'expliciter. « Ça veut pas dire que ça me fout pas en l'air de te voir. Loin de là.. » C'était une drôle de manière que d'exprimer ses sentiments, de montrer son attachement encore présent. « T'es ma sœur. » Murmura Leta, comme une déclaration d'amour qui valait tous les je t'aime du monde. « ..Ça va pas changer parce que tu m'as laissé derrière toi en te barrant en courant.. » Euh ? « Enfin, manière de parler, je dis ça comme ça. J'ai compris que t'avais tes raisons. » Ouais.. Okay.

« Et aussi.. J'ai le droit de trouver très ironique que les Forsyth aient adoptés deux mutantes ? » C'était trop tôt ? Peut-être, mais ce constat avait le mérite de faire naitre l'ombre d'un sourire malicieux sur les lèvres de Leta.

Relâchant une certaine pression alors qu'un soupir s'échappait de sa bouche l'instant d'après, la Banshee finit par se rapprocher pour serrer Danessa contre elle. « Je t'en veux encore, mais je peux quand même te faire un câlin.. » Lui marmonna-t-elle avec une fausse distance.

Parce que finalement, au fond d'elle, Leta le savait.
Elle se sentait simplement heureuse.
Heureuse de retrouver sa grande sœur.

Le chaos qui nous érode

Leta avait besoin d’un temps ; celui de la réalisation, qui lui faisait passer outre sa colère et son ressentiment d'enfant oubliée. Consciente que l'absence de Nessi avait creusé sa première véritable cicatrice à l'âme, elle ne pouvait néanmoins se résoudre à lui tourner aussi simplement le dos. Peut-être parce que c'était auprès d'elle que la Banshee avait la possibilité de retrouver un fragment de son cœur déchu ; peut-être parce qu'elle aimait encore trop fortement.

Au-delà de sa froideur à tuer, au-delà de sa capacité à distancer, Leta avait malgré tout conservée sa force inaliénable à aimer. Celle-là même qui avait couté la vie à ses prédécesseurs.. Mais aussi et surtout, mené à sa perte la première d'entre elles. Ainsi, Darla ne put que se reconnaitre dans les émotions de Leta tandis qu’elles entraient en résonnance avec les siennes. Alors oui, Leta avait quelque chose de maladroit et d'inévitablement brute.. Mais ce n'était rien en comparaison du brasier de sentiments qui lui consumait son reste d'âme.

« Tu parles.. Eux, j'aimerais bien qu'ils me retrouvent. » S'amusa la mercenaire, d'un rire aussi rouge que malicieux. D'un rire plein de sous-entendu. Les Forsyth ne lui faisaient plus peur depuis longtemps, simplement parce qu'elle avait remplacé ses démons par d'autres.

Plus brutaux.
Plus puissants.
Plus implacables.

« ..C'est une longue histoire. » Se contenta-t-elle de répondre plus sérieusement ensuite, d'une façon volontairement cryptique. Le lieu ne se prêtait à aucune confidence, ni même aux retrouvailles d'ailleurs.

La part paranoïaque de la Banshee ne pouvait s'empêcher de se poser mille et une questions sur sa sœur, sur son devenir, sur sa capacité à garder ses secrets.

Après tout, elles ne se connaissaient plus.
Le temps avait fait d'elles des étrangères.
Des étrangères qui arrivaient pourtant encore à s'aimer envers et contre tout.

« Tu devrais arrêter d'être aussi magnanime.. Je sais pas, quelque chose me dit que ça te va pas. » La peste joua ensuite sa carte maitresse tandis qu'un sourire amusé arquait ses lèvres. Il fallait dire que dans ses quelques souvenirs de Danessa, Leta la revoyait bien plus rentre dedans, bien plus brute. De la même manière qu’elle l’était finalement devenue elle-même, surement – d’ailleurs – dans un esprit de mimétisme inconscient.

Au sujet des Forsyth, l'amusement revenait sans l'ombre d'un tabou.. « Ca peut toujours s'arranger pour la crise cardiaque. » .. Le tout assaisonné d'un soupçon de cruauté et de brutalité suggérée. La violence était devenue, avec le temps, le langage de Leta. « Faut dire que la vieille a osé se pointer à mon enterrement en lâchant des larmes de crocodile. » Grimaça-t-elle dans un soupir. Leta avait trouvé le geste outrageusement osé et immanquablement malheureux lorsqu'on lui avait raconté l'épisode. Pour autant, sur l'instant, son état mental ne lui avait pas permis de gérer l'information. A présent, alors qu'elle s'autorisait à y songer, elle fronçait les sourcils. « Putain, je crois que c'était pour récupérer mon fric.. » Gronda-t-elle, tout à coup contrariée par l'évidence passée sous silence jusqu'à là. Il fallait dire qu'après sa disparition, Leta avait préféré récupérer les clés d'un royaume oublié, celui d'une lignée qui lui appartenait de manière on ne peut plus dysfonctionnelle. Pour autant, dans son expression, quelque chose laissait deviner qu'elle comptait arranger les choses.

La colère froide miroitant dans ses iris céruléennes, elle fixa un moment Nessi avant de refaire surface. Et tandis que la Banshee s'échappait du négatif, elle se retrouvait percutée par le positif lancé sans préavis par son ainée ; elle récupérait ainsi, malgré elle, sa fierté et ses premières impressions.

Quelque chose en Leta se serra, un peu par honte, beaucoup par tristesse tandis qu'elle se rendait compte que la fierté de sa sœur était surement mal placée. Après tout, elle, elle savait la vérité ; elle se savait meurtrière, assassine contre une fortune. Alors, pouvait-on véritablement être fière de la Mort ?

« Nessi.. » Commença-t-elle pour rassembler le fil de ses pensées alors qu'elle levait une main pour replacer une mèche de cheveux à sa sœur. « Ne commence pas à être fière de moi, tu risquerais d'être déçue. Et j'ai pas envie de te décevoir. » C'était honnête. Peut-être un peu trop.

Un soupir plus tard, Leta esquissa finalement un sourire en se détachant pour lui faire signe de la suivre. « Allez, amène-toi, on va aller chez moi. »  L'invita-t-elle sans prendre davantage de détour. « J'ai aussi des questions. T'es pas la seule à rien savoir. » Et c'était sa manière à elle de dire qu'elle était curieuse d'en savoir justement plus.  

« Et puis, c'est trop morbide un foutu cimetière. » Sans déconner ? D'ailleurs.. Pourquoi était-elle venue là ? Ah oui, pour ruminer. Génial. « Au moins, te voir, ça m'a changé les idées. » S'amusa-t-elle en portant son regard sur Danessa. « Et franchement, y'avait du boulot, je me suis pris la tête y'a un moment avec mon frère.. » Son frère ? Elle plissa les yeux, consciente que les choses, pour ça aussi, était compliquée. « 'fin mon frère adoptif.. Une autre longue histoire. » Ouais. « Bref, j'ai finis par squatter chez mon ex-ex qui est plus mon ex, alors que j'ai quitté mon dernier ex avant de me marier avec. C'est un peu le bordel je crois.. » Vraiment ?! « Tout ça pour dire que j'ai acheté une maison pour être tranquille du coup. » Comme ça ? Oui. L'argent n'était visiblement pas un des problèmes de sa vie.

Arrivant aux abords du cimetière, elle s'arrêta devant sa voiture ; un modèle dernier cri mais noir, simple et relativement passe partout. Elle contourna le véhicule en le déverrouillant. « Y'a pas grand-chose chez moi, mais ça sera mieux qu'ici déjà. » Surtout parce qu'elle n'aimait pas trop évoluer à découvert dans New Blossom.

Se mettant au volant de la voiture, elle attendit que Nessi s'installe avant de mettre le contact et de filer dans les rues de Crimson Bay.

Le trajet fut assez rapide tandis qu'elle s'engagea vers les hauteurs souvent méconnues du quartier. Bientôt, le paysage évolua pour laisser apparaitre les villas mystérieuses qui surplombaient le quartier criminel.

Accordant un regard en biais à sa sœur, elle s'engagea vers l'entrée de l'une d'elle afin de pénétrer dans son parking sous terrain. Là, elle s'arrêtait et sortait de la voiture en s'étirant.

« La vue devrait être meilleur, tu crois pas ? » Demanda-t-elle à Nessi avec un sourire avant de la guider vers l'extérieur. Là, elles arrivaient d’ailleurs au niveau de l'entrée. La vue sur Crimson Bay était effectivement imprenable, tandis qu'on devinait que leur intimité était pleinement préservée par la végétation et le placement.

Ainsi ce que Leta avait appelé une maison se révélait finalement être une villa de petite taille à un étage. Une piscine s'ajoutait au décor, ainsi que de grandes baies vitrées afin d'accueillir le soleil.

S'arrêtant devant la porte d’entrée, elle ouvrit un boitier afin d'y déposer son pouce puis y entrer un code. Une fois la porte déverrouillée, elle invita sa sœur à entrer.

Si Leta avait été modeste concernant son logis, il semblait néanmoins qu'elle avait dit vrai concernant la nouveauté de l'acquisition. Le salon était effectivement vide tandis que la cuisine ouverte typiquement américaine se devinait à moitié rempli. L'étage, quant à lui, abritait les essentiels de Leta ; c’est-à-dire, sa chambre ainsi que la salle abritant sa collection d'armes.

« Je sais que j'ai de quoi boire un coup et on peut toujours s'installer dehors, si tu veux. » Lui proposa-t-elle, consciente qu'il y avait surement mieux comme endroit pour discuter retrouvailles.

Le chaos qui nous érode

Les retrouvailles sortaient de leur torpeur les vieilles habitudes enterrées dans le cimetière des souvenirs. Si Leta avait été marquée à vie par la disparition de sa sœur ; elle prenait néanmoins le parti de vivre l'instant présent comme une chance. Celle d'un renouveau catapulté hors de la conscience ombrageuse des Forsyth. Car désormais, les sœurs étaient adultes et capables de se défendre ; elles n'avaient plus à subir le spectre oppressant de parents imposés par le destin.

Et même si la colère luisait encore dans le regard céruléen de Leta lorsqu'elle songeait à cette mère qui n'en avait jamais été une, son humeur ne semblait guère ébranlée par le poids des souvenirs.

Il fallait dire que depuis la prise de connaissance de sa mutation, l'ancienne Forsyth avait appris à composer avec des fardeaux multigénérationnels. Etrangement, l'ébauche d'une discussion autour de ses fiançailles avortées semblait davantage porter ombrage à son humeur.. Tant et si bien qu'elle réserva le sujet pour leur arrivée à la villa.

Durant le trajet et surtout, à l'arrivée à destination, Leta capta l'expression de Nessi. Elle capta cette ombre qui vint vider de joie ses traits mais elle ne la commenta pas. Car au-delà de la joie de la retrouver, il existait toujours ce murmure. Cette inquiétude d'être jugée et condamnée pour une vie qu'elle avait fini par embrasser.

Une foule de questions tournaient derrière l'attitude détendue de Leta.
Une foule de questions qui témoignaient de sa paranoïa de mercenaire un peu trop accomplie.

Elle est ta famille, elle ne te condamnera pas, murmura une voix lointaine dans l'esprit de la mutante.
Et si elle le fait quand même ? S'interrogea Leta en retour, attendant presque Darla la recadre tandis que son regard passait sur une Danessa qui évoluait dorénavant dans son univers en pleine reconstruction.

« C'est pas avec cet argent-là que j'ai payé cette barraque.. » Marmonna Leta tandis qu'un éclat mercure glissait dans ses iris bleues. « C'est que de l'argent, y'a rien de très impressionnant. » Ajouta-t-elle, consciente pour autant de sa déconnexion effrontée avec ce qui faisait fatalement tourner le monde. « 'fin, c'est bien utile.. Et c’est bien d’en avoir. » Se rattrapa-t-elle sans pour autant avouer que tout cet argent était tâché de sang. Que ce soit de celui de Darla ou de ses contrats.

Longeant la cuisine, Leta s'arrêta finalement devant les portes du réfrigérateur et l'ouvrit par curiosité. Il n'y avait pas grand-chose.. De ce fait, elle le referma pour pivoter sur ses appuis et ainsi s'orienter vers Nessi. Son nom dans sa bouche sonnait étrange ; comme étranger. Parce que même si elles n'étaient pas nées Forsyth, c'était tout de même ce patronyme qui les avait unis.

« Non, je me suis pas mariée avec lui. » Se braqua-t-elle instinctivement avant de se reprendre dans un soupir et avec un regard désolé à l'attention de sa sœur. « ..J'ai rompu nos fiançailles, ça valait mieux. » La confession lui coûtait, les mots lui brulaient encore la langue, à défaut de lui lacérer le cœur. « On était beaucoup trop prêt à tout l'un pour l'autre.. Sauf qu'il n'y avait pas que nous, dans l'équation. » Non, il y avait eu sa fille.. A lui. Sa fille qui était devenue orpheline à cause de Leta. Et ça, ça avait été trop.

Attrapant une bouteille de vin blanc rangée ainsi que deux verres à vin, elle déposa le tout sur le plan de travail afin de saisir ensuite le courrier précédemment emprunté par Nessi. Elle consultât le nom tracé de noir et releva ensuite son regard vers sa sœur.

« Nessi.. Je peux te faire confiance ? » Demanda-t-elle franchement. Peut-être un peu trop franchement peut-être ; elle n'en savait rien.

« Ah, et je veux bien te faire visiter mais j'ai juste aménagé ma salle d'armes pour y ranger ma collection jusqu'à là. » Se rattrapa-t-elle concernant la petite visite demandée et à demi-mot promise. Surement que cela donnait le ton des secrets gardés par Leta. Peut-être.

Elle reposa l'enveloppe sur le meuble et s'y accouda en gardant le regard rivé dessus un moment. « Eyre, c'est mon nom. » Reprit-elle afin de lever le voile sur au moins un de ses mystères. Cependant, dans l'exercice, Leta se rendit compte que ça n'était pas vraiment simple, d'expliquer qu'on était une originelle capable de réincarnation. « Pas celui de mes parents biologiques ou ce genre de chose.. Juste, c'était mon nom, à l'origine. »

Leta se redressa.
Elle hésitait tandis que son regard se rivait sur celui de Nessi.
Darla, elle, attendait que cette vérité soit confessée.

Et ce fut dans la conviction de Darla que Leta puisa pour reprendre. « T'as déjà vu que j'étais une mutante.. » Ça, ç'était la partie la plus simple. « Disons que je suis une mutante plus vieille que j’en ai l'air qui se réincarne. Une des premières. » Elle en eut un rire nerveux, rien qu'en s'entendant. « Oh wow, c'est encore plus bizarre quand je tente d'expliquer ce bordel. D'habitude, je laisse ça à Darla. » Darla ? Ouais.. Darla, c'était un autre chapitre, une autre histoire. Tout un univers à elle toute seule.

Le chaos qui nous érode

Depuis sa plus tendre enfance, Leta avait toujours été une âme méfiante ; en carence de confiance aveugle, elle s'était laissée bercée par cette petite voix intérieure qui l'invitait à la réserve. Aujourd'hui, elle avait néanmoins conscience que l'écho des vies d'hier avait façonné ce murmure fantôme, elle avait conscience que sa paranoïa n'était finalement que la conséquence d'un excès de confiance répété.

Après tout, les autres avaient aimés sans demi-mesure.
Elles avaient cru, les yeux fermés.
Elles avaient espéré les bras ouverts.
Et à chaque fois, c'était ce qui les avait fauchés dans leurs beaux jours.

La réponse instinctive de Nessi capta toute l'attention de Leta qui l'observa longuement. Elle demeura silencieuse avant de se lancer dans une première explication ô combien énigmatique. Mais il fallait dire que ce n'était pas aisé de raconter ce genre de vie. Encore plus lorsqu'elle s'auréolait d'un pluriel à l'accent tragique. Le meilleur résumé de l'ancienne Forsyth aurait surement été de dire qu'elle avait la poisse depuis toujours, mais cela aurait été limitatif et partiellement représentatif du sort que lui réservait le destin.

« Ah ouais, Darla.. » Souffla-t-elle, consciente que se lancer dans l'explication de ce qu'était Darla n'était pas aisé non plus. « Non mais bordel, c'est compliqué tout ça. » Marmonna Leta, boudeuse face à la tâche qui l'attendait.

A la première vraie question de Danessa, la Eyre papillonna du regard un instant en l'observant tandis qu'au dedans, elle sentait l’Originelle sortir de sa léthargie. « Euh.. Non. C'est la .. » Et voilà qu'elle se retrouvait à compter sur les doigts. « Cin.. Non, sixième. Je suis la sixième. » Un sourire arqua ses lèvres malicieuses. « Et la meilleure ! » En réponse, Darla lui fit se mordre la langue et elle pesta avec un.. « Putain. » Portant ses doigts à ses lèvres, elle gronda dans sa barbe inexistante avant d'attraper son verre.

Une gorgée bue plus tard, elle en revint à sa sœur. C'est vrai ça ! Elle avait quel âge ? « J'ai 32 ans. » Un éclat mercure miroita dans le regard de Leta, et elle sembla réagir à une apostrophe. « Ah ! Depuis la première vie, tu veux dire. » Oui, effectivement. « Plus de deux cent ans, je crois. Un truc comme ça. » Un truc comme ça.. Oui. Il fallait dire que lorsque les anniversaires se comptaient en siècle, on apprenait à ne plus trop compter.

« La première vie, ça a été celle de Darla. Darla Eyre. » Expliqua-t-elle, en faisant volontairement le parallèle avec le nom qu'elle avait décidé d'emprunter. « Lorsqu'elle est morte, le truc des réincarnations s'est enclenché. Et.. Non mais tu sais quoi ? Elle va t'expliquer. Tu vas voir, elle est sympa derrière ses airs de vieille bourge anglaise. » Pardon ? Darla s'offusqua avant d'être littéralement catapultée au-devant de la scène.

Et ainsi, Leta s'immobilisa tandis que sa posture évoluait peu à peu. Progressivement, son maintien se fit plus rigide, plus fier tandis que le regard céruléen perdait sa vibrance afin de devenir glacé. Les traits malicieux se lissèrent ensuite d'une sérénité troublante. Ainsi, Darla se retrouvait face à Danessa ; et tandis que son enveloppe était celle de Leta, il fut pourtant indéniable qu'elle n'était pas (ou plus) l'ancienne Forsyth.

La confirmation vint d'ailleurs lorsqu'elle ouvrit la bouche : « Bonjour, Danessa. » Le timbre de Darla était plus grave, son accent était inévitablement anglais. Le regard qu'elle porta sur la sœur de sa dernière incarnation était tout à la fois curieux et intrigué.. Et aussi sensiblement irrité. « Pardonne Leta.. » Oui, c'était une phrase qu'elle disait souvent. « Les explications concernant notre nature ne sont pas son fort. Elle a tendance à perdre patience. De plus.. Je suis – certes – vieille, mais je ne suis pas pour autant bourge. » Il y avait pourtant une fierté chez Darla qui lui était propre.

L'aura qui auréolait l'Originelle trahissait son intemporalité. « Je suis tout de même ravie de faire ta connaissance. » Salua-t-elle avec un sourire sincère. Car ceux qui étaient la famille de Leta faisait un peu parti de la sienne ; du moins, c'était ainsi que le concevait Darla.

« Si tu te demandes où est Leta, sache qu'elle est toujours là et qu'elle trouve la scène particulièrement hilarante.. » Oui, parce que Leta demeurait une petite peste. Mais ça, la Eyre n'avait pas besoin de le dire ; c'était tout simplement évident.
Pour preuve, son regard se nuança d'une lueur céruléenne familière.
Pour marquer le coup.
Parce que oui, Leta était bel et bien là.

Le chaos qui nous érode

Si peu douée dans l'exercice des révélations, Leta appartenait à cette espèce incapable de parler d'elle convenablement. Les émotions demeuraient un brouillon que la violence ornait d'or et de rouge. Au fil des années et des épreuves, Leta avait construit une carapace qui – aujourd’hui – entravait sa propre perception des émotions ; et c'était surement ce qui était le plus flagrant tandis qu'elle observait Danessa.

En son for intérieur, elle aurait voulu simplement lui raconter ce qu'elle était et surtout la rassurer sur ce qu'elle était revenue. Mais extérieurement, elle ne faisait qu'user d'humour avant de laisser le pendant le plus complexe de la discussion à son alter ego. Il fallait dire que Darla avait encore cette part d'humanité que l'ancienne Forsyth s’imaginait avoir égaré dans le sillage de ses malheurs.

Malgré tout, une moue désolée pinça ses lèvres lorsque Nessi révéla avoir fêté chacun de ses anniversaires, et ce, malgré leurs absences.

C'était un crève-cœur.
Un rappel cruel de la réalité.

S'accrochant à la bienveillance et à la patience – sans borne, concédons-lui cela – de Darla, Leta lui laissa la primauté de l'échange. Ainsi, l'Originelle eut tout loisir de constater combien sa présence était un choc pour l'ainée qui.. N'en était finalement pas vraiment une (vraiment ?).

« Un verre d'eau devrait te faire du bien. » Proposa posément la Banshee tandis qu'elle sortait de son immobilisme afin d'attraper un verre. Ce dernier était déposé sur le distributeur du frigidaire le temps de laisser l'eau s'écouler ; et puis finalement, elle le glissa sur le plan de travail, à proximité de la grande sœur de Leta. « Je conçois que ce soit un choc pour toi. Et Leta aussi. Elle n'est simplement pas.. Douée lorsqu'il est question de gérer les émotions. Que ce soit les siennes ou celles de ses proches. » C'était un aveu on ne peut plus réaliste de la part de Darla, et bizarrement, dans le timbre de l'anglaise, il n'y avait absolument aucun jugement.

Tirant un tabouret placé contre le plan de travail, la Eyre s'installa en croisant les jambes. Le maintien plus droit que Leta ; même sa manière de s'assoir était différent. « Grand dieu.. Oui, heureusement que nous ne sommes que deux. » Ne pût-elle s'empêcher de rire avec spontanéité à la question de Nessi. « La cohabitation à deux est déjà compliquée au vu de nos caractères, alors, je n'imagine même pas si nous étions toutes là. »

Prise dans ses pensées, Darla se rappela combien elle avait la sensation d'être une erreur dans l'enchainement millimétré de leur mutation. Quelque chose en elle lui disait qu'elle était une dissonance qui devait s'effacer ; pourtant, elle ne parvenait pas à trouver le repos, à quitter Leta. Peut-être parce que Leta ne le voulait plus désormais.. Peut-être parce que malgré toute sa réticence à vivre dans ce monde, Darla avait fini par tolérer l'idée d'y évoluer.

Un sourire léger s'installa sur les lèvres de l'Originelle alors que Danessa la saluait à retardement. De toute évidence, Darla ne s'offusquait absolument pas de l'attitude de l'ainée Forsyth ; après tout, elle était habituée à Leta, et bizarrement, elle retrouvait en l'une un peu de l'attitude de l'autre.

« Je comprends enfin que tu as beaucoup inspiré Leta.. » S'amusa-t-elle, peut-être parce que Nessi jurait vraiment comme Leta. Peut-être parce qu'elle y voyait davantage.

Jaugeant un moment la bouteille de vin d'un œil critique, elle l'abandonna sur le plan de travail pour se relever lentement. Darla fit quelques pas pour se mettre en quête d'une autre bouteille et d'un verre. L'une avait la couleur de l'ambre et l'autre était un verre à whisky. Elle déposa le tout et se servit un verre.

« D'une certaine manière, elle a le souvenir de quatre vies passées. Elle n'a néanmoins pas accès à celle l'ayant précédé. » Refermant la bouteille après s'être servit un peu de liqueur, elle releva son regard mercure sur celui de Nessi. « Si je pouvais la préserver des cauchemars de nos vies passées, je le ferais. » Mais elle ne le pouvait pas, de toute évidence. « Leta est hantée par nos existences.. De bien des manières. Mais elle est forte, résiliente et assez maligne pour gérer avec brio la situation. »

Etrangement, Darla semblait fière de sa réincarnation. Dans le regard de beaucoup, cela pouvait passer pour de l’égocentrisme exacerbé, et cela importait peu à la Eyre. Après tout, elle avait été le témoin de deux siècles de malheur sans jamais pouvoir y remédier.

« Je suis là depuis toujours. Seulement, j'étais.. Enfermée depuis ma mort au sein de la psyché de mes réincarnations. » Confia plus sombrement l'Originelle. Dans son timbre se devinait une douleur que la bienséance dissimulait de son voile. « Je suis parvenue à briser mes geôles lorsqu'elle a éveillé sa mutation, il y a quelques années mais.. Mh. » Une moue froissa les traits de Darla. « Leta a une habileté toute particulière à plonger dans le déni. Lui faire réaliser que j'existais a été compliqué. » Et ce n'était rien de le dire. Une ombre passa finalement sur l'expression de la Banshee. « Et puis.. Je lui laisserais le soin d'expliquer les raisons de notre entente actuelle. Je pense que cette part de l'histoire lui appartient. »

Un moment de silence s'en suivi tandis que Darla prit le temps de boire une nouvelle gorgée d'alcool. Le regard scrutant quelques instants encore Danessa, elle reprit enfin. « Dans nos vies précédentes, nous avons toujours eu une petite sœur.. » Une petite sœur que chacune avait perdu ; encore et encore. « Je constate que dans cette vie-ci, les choses ont évolué et pourtant, elle a eu sa sœur. » Ce qui semblait être un soulagement. « Même si vous vous êtes perdues pendant un temps, j'espère que vous saurez conjurer le mauvais sort. »

C'était cryptique.
Et pourtant, cela venait du cœur.

Le chaos qui nous érode

Un sourire cryptique aux lèvres, Darla avait ce regard ; celui d'une mère comprenant les maux d'enfants qui n'étaient plus. Faisant le choix de n'entrer dans aucun débat ni aucune discussion infiniment trop intime pour une première rencontre, l'Originelle prouvait ainsi qu'elle connaissait les blessures cachées derrière la dureté apparente des enfants Forsyth.

Et puis, il y avait ce poids sur le cœur de Leta qui valait tous les discours.
Darla le ressentait dans son silence.
Elle le comprenait.

Tout comme elle comprenait enfin combien le schéma de sa propre vie s'était inversé. Jadis désignée comme l'ainée, elle se voyait désormais dans le miroir inversé du temps passé. Et si dans toutes les autres vies, l'absence de la cadette avait coûté au cœur de la Banshee, les retrouvailles improvisées dans celle-ci bouleversait tous les augures.

En cet instant, Darla ignorait si cela était pour le mieux.
Mais elle s'accordait à offrir, à ces sœurs égarées, le bénéfice du doute.

Perdue dans ses pensées, ce fut la détermination de Danessa qui attira l'œil et l'attention de Darla qui laissa filer un rire amusé doublé de l'hilarité de Leta qui résonnait dans un timbre étrangement double et un regard nuancé. « .. Il s'agit de la piscine, n'est-ce pas ? » Demanda-t-elle, dans un étrange mélange d'intonations trahissant la présence de la réincarnation. Pendant quelques secondes à peine, la frontière entre les deux âmes se brouillaient.

Mais ça ne durait guère que quelques secondes car finalement Darla finissait par être la seule aux commandes du corps de Leta.

« J'étais là, alors oui.. Nous pouvons considérer que j'ai ses souvenirs. » Reprit-elle avec un flegme ô combien anglais. « J'ai vu, j'ai vécu et ressenti. » Compléta-t-elle en occultant son rôle de spectatrice prisonnière. Car si pour Leta, tout avait été douloureux ; pour elle, cela avait été un supplice de se voir exister dans un monde aussi brutal, défait de toute l'affection de parents qui lui manquait.

Haussant un sourcil d'incrédulité, elle jaugea longuement Nessi tandis qu'elle ne saisissait pas l'essence de son constat. Il lui fallut bien quelques secondes pour capter les fondements de sa confusion.

« Danessa.. Leta est une part de moi, comme je suis une partie d'elle. Alors oui, je tiens à elle, parce que je m'aime. Je n'ai jamais appris à me haïr ou à me mépriser comme d'autre peuvent l'apprendre. » Répondit-elle avec une fierté qui se ressentait dans l'inclinaison de son timbre. « A l'origine de toute cette histoire, nous ne sommes qu'une seule âme voyageant sur le fil du temps. Leta aime dire qu'elle est la version la plus récente de celle que je fus. » S'amusa-t-elle avant de retrouver un sérieux plus grave. « Ma présence relève surement de l'anomalie.. Du moins, nous le présumons. Il faut dire que je n'étais pas prête à mourir lorsque.. Mh, et bien, lorsqu'on m'a tué. » Expliqua la Banshee en songeant au cycle vicieux de résignation qui s'était formé par la suite. Un cycle que Leta tentait – tant bien que mal – de briser par sa détermination.

Dans son for intérieur, Leta ne pouvait s'empêcher de ressentir une once de fierté tandis que sa résilience était reconnue par son alter ego. Après tout, elles étaient toutes deux des combattantes.. A leurs manières.

Un sourire répondit finalement au soulagement de Nessi alors que Darla ne semblait guère seule l'espace d'un instant encore. A la demande qui suivi de retrouver seulement Leta, Darla prit le temps de boire une longue gorgée de whisky et reposa le verre soigneusement en acquiesçant. « Evidemment, je vous laisse à vos retrouvailles.. Et de rien. A bientôt, Danessa. » La salua Darla avant que ses iris mercures ne retrouvent la couleur progressive d’un ciel d’été.

Et puis la posture évoluait.
Tout comme l'expression.

Les changements toujours aussi subtils faisaient toute la différence tandis qu'une moue froissait les traits de Leta qui ne semblait guère apprécier le goût chatouillant ses papilles. « .. Non mais cette fixette pour le scotch écossais, c'est dingue ça. » Râla-t-elle. « Ouais, 'fin le whisky. Dans tous les cas, je préfère la bière. » Marmonna la jeune femme en humant son verre qu'elle récupéra.

Définitivement, l'alcool ambré n'était pas son truc.
Relevant son regard sur Nessi, elle lui adressa un sourire.

« T'as vu ? C'est vraiment son truc, elle explique bien. » Lâcha-t-elle avec un amusement qui ne laissait aucun doute sur l'âme qui avait investi le corps. « Faut dire qu'elle a un côté mère poule qui s'est franchement perdu en cours de route. » Grimaça-t-elle en attrapant son autre verre de vin pour le humer, mais il ne lui faisait pas vraiment envie. Alors, elle prit la direction du frigidaire pour en sortir une bière qu'elle décapsula.

Une gorgée plus tard, Leta inspira en retrouvant un semblant de sérieux tandis qu'elle jaugeait longuement sa sœur.

« Je me doute que tout ça, c'est un peu dingue. » N'était-ce pas pour cela qu'elle avait décidé de pousser Darla au-devant de la scène ? Surement. Elle avait eu besoin de prouver qu'elle n'avait pas perdu l'esprit. « Mais je vais bien, et.. A vrai dire, j'aime assez ce que je suis. C'est sûr que y'a des gros malus, mais franchement ? Je vais pas me refaire et surtout, comprendre ce que j'étais a expliqué beaucoup de choses. Alors, j'ai enfin l'impression d'y voir plus clair. »

Le chaos qui nous érode

« Pff. » S'amusa Leta au sujet des goûts de Darla. Il y avait une certaine désinvolture dans l'attitude de l'une au sujet de l'autre, comme si tout n'était qu'évidence et symbiose incompréhensible. Et surement qu’à leur échelle.. Cela était le cas.

Après tout, il avait fallu des années à l'ancienne Forsyth pour assimiler et tolérer Darla. Cette dernière avait ouvert les horizons de la gamine bourrée de haine et de préjugés qu'avait été sa réincarnation. Alors, certes, rien n'avait été simple mais finalement, la fin avait justifié les moyens.

A la question des gosses, Leta acquiesça sans prendre aucun détour. « Ouais, elle a adopté la fille de son mec de l'époque. Puis elle a eu deux garçons, le premier du mec en question et le second d'un mari bouche-trou. » Le regard de Leta s'illumina d'une lueur mercure qu'il était aisé d'assimiler comme étant réprobatrice. « .. C'était un bouche-trou sympa. » Se moqua Leta avant de boire une gorgée de bière.

« Y'a aussi un garçon, de la vie avant la mienne. Mais je sais rien d'Elatha.. Enfin pas grand-chose. Darla ne veut pas m'en parler parce qu'apparemment, elle a vécue des trucs .. Compliqués. » C'était un mot faible pour définir les contours du calvaire qu'avait été celui d'Elatha durant toute sa vie, et par extension.. Celui de Darla.

« Tous les gamins sont dans le coin, je crois, en plus. J'ai croisé la fille et le gamin de la dernière incarnation avant moi. C'était.. Bizarre dans les deux cas. » C'était peu dire, parce que Leta se bornait encore à garder une distance avec ces liens de sang, comme s'ils ne lui appartenaient pas. Pour autant, elle le sentait bien, au fond d'elle, qu'il existait quelque chose de différent, d'unique, entre eux et elle. « .. Ça fait bizarre de cohabiter avec une mère qui aime vraiment ses gamins en fait. » Lança la Banshee tout à fait distraitement en coulant un regard sur Nessi. Toutes deux, elles savaient de quoi voulait parler l'ancienne Forsyth. Parce qu’après tout, elles avaient – ensemble – connu le même désamour maternel.

Buvant une nouvelle gorgée de bière, elle reposa la bouteille ensuite en retrouvant un sourire qui effaça toutes ses tourmentes. Elle acquiesça silencieusement face à l'approbation de sa sœur et se rapprocha d'elle de quelques pas. Dans une impulsion naturelle, elle vint l'étreindre contre elle l'espace d'un instant avant de la scruter longuement.

Peut-être était ce parce qu'elles étaient sœurs.
Peut-être était ce à cause de sa mutation.
Mais Leta avait la sensation de ressentir la tourmente dissimulée de Nessi.
Elle aurait voulu l'aborder, la comprendre et l'abattre, mais sur l’instant.. Elle ne se sentie ni capable, ni légitime à le faire. Alors, elle relâcha juste son étreinte et se focalisa sur l'avalanche de questions qui allait très probablement l'ensevelir.

« On peut faire les deux, mais de toute manière, y'a pas grand-chose à voir encore ! » Prévint-elle avant d’embarquer Danessa en direction de l'étage. « Au fait, tu fais quoi dans la vie ? » Si la question avait tourné dans l'esprit de la Eyre pendant un moment, elle se décidait enfin à la poser afin de dissiper tout doute. « Ta manière d'analyser les lieux.. Ça m'a fait penser à un flic. » Tenta-t-elle en adressant un regard étrangement flegmatique à sa sœur. Au-delà du lien qui les unissait, Leta ne pouvait refreiner cette vague paranoïaque qui l’étreignait entièrement tandis qu'elles arrivaient à l'étage, puis devant la porte verrouillée par empreinte digitale de sa salle d'arme.

Pouvait-elle vraiment faire confiance à sa sœur ?
La question lui semblait absurde.
Peut-être même inutile à poser.

Mais la mercenaire en elle ne pouvait s’empêcher de refreiner ce que son cœur ressentait.
Cette affection naturelle.
Née au cœur d’une oasis esseulée dans le désert sentimental des Forsyth.