Tu as réussi à croire pendant 2 ans que votre relation n'était pas toxique, tu peux croire en toi 5 minutes / Eli

Dimanche, milieu de journée. Eli se félicite de ne pas encore être sorti pour aller au laboratoire. Même si, pour l’heure, il considère franchement l’idée. C’est qu’il a déjà lu deux bouquins sur la matinée et qu’il a très envie de bosser sur sa thèse (il a conscience de ne pas fonctionner comme un étudiant lambda). Mais il n’est pas censé travailler le dimanche. Parfois, il y a des gens qui lui rappellent qu’il n’est pas assuré s’il vient en dehors de l’horaire défini dans son contrat. Eli aimerait en changer pour pouvoir y aller quand bon lui semble, mais il paraît que ce n’est pas légal. Et puis, il doit s’occuper de Flea, maintenant, alors il fait un peu plus attention à ne pas rentrer trop tard. Il l’a promenée aux aurores, pour qu’elle ne souffre pas de la chaleur de fin août, et elle dort en boule à côté de lui, entre deux piles de livres.

Il pourrait peut-être aller à la bibliothèque, qu’il se dit, en mangeant des nouilles instantanées dans son canapé, quand son téléphone lance un ding et qu’il recrache le bouillon par le nez en lisant le message. Il prend le temps de s’essuyer la gueule, mais passe outre l’énorme tache sur son T-shirt blanc tout frais sorti de la machine à laver et la brûlure en-dessous pour déverrouiller le portable et relire le texto, et sent les larmes lui monter aux yeux dans la seconde. Flea s’est réveillée et lèche joyeusement ce qui a valdingué sur le canapé. Eli fait part de son état à son meilleur ami et sourit à travers les larmes en voyant sa réponse.

Les deux volées d’escaliers qui mènent à son étage sont dévalées en chaussettes et en un éclair – il y a un ascenseur et un petit bouton très utile pour ouvrir les portes d’entrée sur son interphone, mais Eli n’est pas capable de réfléchir correctement, là tout de suite. Ou plutôt, il n’a pas envie de devoir attendre que Nuage monte, alors il descend, ça va plus vite. Il ouvre la porte un peu trop violemment, s’immobilise sur le seuil et les larmes redoublent devant son ami en chair et en os, qu’il n’a plus vu depuis bien trop longtemps, maintenant. I –, il sanglote, Ugh –, renifle, Your hair is black, qu’il fait, d’un coup, comme si c’était la pire chose au monde, en passant une main dans ses cheveux rouges qui doivent être très, très moches vu qu’il a repoussé la douche depuis qu’il s’est levé. I want to – need to – please – hug you, can we – hug? C’est très compliqué de s’exprimer en pleurant.

Il y a quelque chose de doux, de réconfortant, à retrouver la répartie cinglante de Nuage, celle qui lui arrache un sourire à travers les larmes et qui lui donne encore plus envie de pleurer, les deux à la fois. Eli, il a des émotions un peu trop intenses, Darby et sa psy le lui répètent souvent, et ses supérieurs aussi. Trop de zèle, trop de frustration, trop d’enthousiasme, trop de sensiblerie, trop d’anxiété, à croire qu’il a des trop-pleins de tout en stock. Il fait de son mieux pour refouler les choses, vraiment, mais parfois les larmes coulent toutes seules. Ses glandes lacrymales sont simplement très réactives. You’re mean, qu’il fait avec un certain soulagement, et une pointe de ravissement plutôt que de bouderie, comme s’il avait eu peur que les mois passés en prison et l’année avant passée sans presque jamais le voir aient pu changer son ami et leur relation, dans son essence.

Il a eu peur. Il a toujours peur, en vérité, tandis que Nuage le prend dans ses bras et que son souffle se coupe, une seconde. L’angoisse lui tord le ventre, d’être touché par quelqu’un, alors même qu’il a réclamé le câlin. Il ferme les yeux, renifle, exhale, you can do it, il s’encourage mentalement. C’est Nuage. Nuage le protège toujours. Il passe les bras autour de sa taille et le serre doucement, cale son menton sur son épaule et respire l’odeur de cigarette qui n’a pas disparu depuis tout ce temps. Eli ne savait pas qu’on avait le droit de fumer en prison. Peut-être que Nuage a repris directement en sortant. Il renifle, pour toute réponse, parce qu’il a la gorge trop nouée pour parler. Il a un petit sursaut, minuscule, en sentant sa main dans ses cheveux, Eli tente de le réprimer, de se raccrocher à la voix de Nuage qui lui dit ça va. Peut-être que ça va, oui. Même si c’est complètement faux.

Il soupire, légèrement, s’écarte finalement pour essuyer ses larmes sur son avant-bras et puis avec ses doigts parce que ce n’est pas assez précis. Sorry, I’m just so happy to see you. I was so worried and – Et il voulait tellement venir le voir en prison, mais tant de choses se sont produites, et ensuite Darby a dit non, que ce n’était pas bon pour lui. Et Darby sait ce qui est bon pour lui, Eli ne peut plus contester. You’re coming upstairs so you can tell me about your honest job and meet Flea?, qu’il demande avec ses grands yeux remplis d’espoir, la main enfin posée sur la porte parce qu’il se rend compte que depuis tout à l’heure Nuage fait son possible pour la retenir et qu’en effet, il a laissé ses clés en haut. Heureusement son propre studio est équipé de la reconnaissance biométrique, merci Icarus, encore une fois.

Un sourire à travers les larmes, parce que oui, Nuage a raison, même si c’est une vérité qui asticote et qui pique ; beaucoup de gens s’offusqueraient d’une telle remarque sur la propreté de leurs cheveux, peu importe si c’est vrai. Eli, lui, s’en voit réjoui et presque soulagé. You don’t know? Il fronce un peu les sourcils, essayant de comprendre. Il ignore quelle est la situation précise de Nuage, au fond. Une libération conditionnelle, alors ? Il n’a pas un agent de probation pour lui dire où il peut aller ou non ? Eli n’a pas (encore) étudié le système judiciaire américain, mais ça n’a aucune importance, au final. Agent de probation ou non, Nuage n’est pas le genre à écouter l’avis des autres sur où il a le droit d’aller.

My dog. She’s the cutest, you’ll see, il articule avec un certain enthousiasme, tout en reniflant en même temps, un exploit. Ils s’écartent doucement l’un de l’autre, se regardent. Nuage sourit. Eli sourit en retour, alors, et tente de ne pas éclater en sanglots malgré le nœud qu’il a dans la gorge. Ce n’est pas facile, mais il trouve qu’il s’en sort très bien. Déjà il n’est pas par terre roulé en boule, c’est un bon point. Sorry I didn’t come to see you, it was… Darby lui a formellement interdit, et puis, Kyle se trouvait dans la même prison. Y aller, c’était risquer de le croiser au parloir et ça, c’est encore très au-dessus de ses forces. La simple idée qu’il puisse le revoir un jour lui provoque des crises d’angoisse interminables. ...complicated, conclut-il donc avec une grimace.

Il le laisse passer devant dans l’entrée de l’immeuble pour monter dans l’ascenseur. Eli se voit dans le miroir du fond et se dit que Nuage doit se poser des questions sur sa santé mentale. Il a l’air d’un gars qui n’est plus sorti de chez lui depuis un mois. So you got released on parole?, il interroge en appuyant sur le bouton du deuxième étage. Ils arrivent en quelques secondes devant son appartement et les aboiements excités de Flea derrière la porte lui arrachent un sourire attendri, avant qu’il ne se rappelle de demander : You’re okay with dogs, right? She’s very small but quite jumpy.

TW: relation abusive

Nuage a toujours des raisonnements un peu étranges, qui font sens uniquement si on retourne le problème une quarantaine de fois et qu’on n’est pas trop regardant sur la logique. Eli aime la logique et les précautions, pourtant, mais pour Nuage, il veut bien faire abstraction et accepter des choses insensées. L’important est qu’il soit là. L’important est qu’ils soient ensemble. Le regard se fait un brin interrogateur, au toi aussi, même s’il ne relève pas, sur le moment. Nuage enchaîne ; Eli ressent le prénom prononcé par son meilleur ami comme un coup dans le ventre, les poumons se vident, d’un coup. Et puis il prend une grande inspiration, parvient à déployer une force surhumaine pour sourire, doucement, un de ces sourires aussi douloureux à tenir qu’à regarder.

Il y a des pensées qui bataillent, dans son esprit, des contradictions qui s’affrontent, une envie de nier tout ce qui se passe dans sa tête, juste parce que Nuage a croisé Kyle, en prison. Nuage a frappé Kyle, en prison. Cela ne lui apporte aucun réconfort, aucune satisfaction. Que de l’angoisse, de l’inquiétude, et cette honte, ce dégoût de lui-même, parce que la première pensée qu’il a eue, c’est is he okay? Eli n’arrive pas à détester Kyle, et une part de lui s’en veut d’être la cause de son incarcération. Ce n’est pas une chose dont il est fier, il n’a pas l’impression non plus qu’il peut le dire à Nuage. Il ne croit pas que quelqu’un puisse comprendre, lui-même ne comprend pas ce qui ne tourne pas rond chez lui. Alors il ravale ses larmes, remercie intérieurement Nuage de changer de sujet avant qu’il ne fasse une dépression nerveuse sur son palier.

Eh, il se rappelle des remarques à propos du beau-frère effrayant, note bien le sarcasme dans les propos. Il se dit que c’est quand même pratique, d’avoir autant d’argent, pour tirer ceux qu’on aime des mauvais pas. Il se dit qu’il fait un piètre ami de ne pas avoir supplié Icarus de sortir Nuage de là. At least you’re here and that’s what matters, right? Il force un nouveau sourire sur ses lèvres, un rien plus vrai, plus sincère, cette fois. Oh nice. I wanted a big one, but in a studio… Entre les livres et les meubles, il n’y avait pas tellement de place pour accueillir un chien. Il hausse les épaules et déverrouille la porte d’entrée. Flea déboule sur le seuil tel un boulet de canon, se jette immédiatement sur le visiteur à qui elle fait la fête comme si sa vie en dépendait. Well, she likes you, il constate, en la prenant dans ses bras pour qu’elle se calme un peu et rentrer dans son appartement. Sorry it’s all messy and crammed with books, you want something to drink? Il repose Flea au sol, franchit les deux pas qu’il faut pour atteindre son frigo et l’ouvre, exposant le contenu assez lamentable à la vue de son invité.

Eli sourit, se concentre sur le petit bonheur de voir Nuage bien s’entendre avec Flea, qui s’est à nouveau précipitée sur lui à l’instant où il l’a redéposée par terre. Il se félicite intérieurement de réussir à s’attacher au positif et de ne pas se remettre à sangloter. Sa psy serait fière de lui, c’est certain. Not only the dogs, il enchérit dans un léger rire, en contemplant le vide intersidéral qui a pris place dans son frigo. Des courses. C’était ça qu’il devait faire, au lieu d’envisager d’aller au travail un dimanche. Un blanc. Il referme le frigo d’un air contrit. Heureusement, Nuage est là pour lui sauver la face, comme d’habitude. Yes! Tea! I have… Il ouvre un placard, farfouille un peu entre les nouilles lyophilisées et les paquets de poudres protéinées, finit par en extirper une boîte de thé. Cela relève pratiquement d’une opération d’exfiltration tellement elle était tout au fond de l’armoire. Il la présente tel le Saint-Graal à Nuage. ... Jasmine tea! I think it’s a really good one. Il prend le temps de lire l’étiquette qui se fend d’un premium quality ; la boîte lui a été offerte par Darby après un retour de Chine.

Il allume la bouilloire et attrape deux tasses dans une étagère, jette quelques cuillères de thé dans une théière qu’il a achetée sur un coup de tête en se disant qu’il se ferait des infusions pour ses nerfs. C’est la première fois qu’il l’utilise. Good. All good. Il prétend ne pas remarquer le regard intense de Nuage sur sa personne. I’m working on my thesis. Il lance ça avec un grand sourire, comme pour impressionner la galerie. La chose est importante à ses yeux. Elle lui remonte un peu son orgueil malmené par la vie. I hope you don’t like sugar because I don’t have sugar, signale-t-il en versant l’eau brûlante dans les tasses et en tendant une à Nuage. Il se déplace de quelques pas jusqu’au canapé et ses nouilles abandonnées, les transfère sur la table basse avec les deux piles de livres qui s’y dressent, histoire que Nuage puisse se poser, lui aussi. Now tell me about your job. Il récupère sa tasse et hume sereinement le parfum de jasmin, pliant ses jambes pour s’asseoir en tailleur sur son canapé.

Flea traduit parfaitement l’enthousiasme intérieur d’Eli, peut-être un peu trop, il voit bien que Nuage n’a pas assez de ses deux mains pour tenir sa tasse et gérer la boule de poils euphorique entre ses pattes. Il se penche, pose sa tasse sur une pile de bouquins et tapote près de lui pour attirer son attention, alors. Elle saute sur le canapé et il en profite pour la coincer sous son bras en lui flattant le poitrail. Le sourire revient se poser sur ses lèvres. Sorry, she’s not used to guests. Right, fluffy girl ?, le ton de voix un peu idiot du maître gaga de son chien, en continuant ses gratouilles.

Il fait une petite moue, à la réplique de Nuage. Clairement, il n’a pas besoin d’un régime et la bouffe en prison, ça ne devait pas être la joie. Eli se sent désolé de n’avoir rien de mieux à lui proposer. You shouldn’t, you’d look cute with a fat ass, qu’il répond en récupérant sa tasse, maintenant que Flea s’est calmée. Elle dévisage Nuage de ses grands yeux énamourés pendant qu’il parle. Peut-être bien qu’Eli a la même expression, alors qu’une pensée terrible le traverse ; il n’a pas vu Nuage en chair et en os depuis pratiquement deux ans. Il cligne des yeux, fortement, pour tenter de contenir l’émotion qui monte. Ce n’est pas si triste de livrer des meubles, quand même. Oh, where is it? I could buy some, er, shelves, I suppose… Il jette un œil un rien désespéré à son appartement envahi par les livres sauvages. Avant de réaliser que le dépôt-vente en question ne doit pas se trouver dans son quartier vu que Nuage ne savait pas s’il pouvait y venir, et là, ça commence à devenir compliqué. Enfin, si Nuage est là. Si Nuage est là, il en sera capable, il pense. Il y a une inquiétude, dans son regard, il observe mieux Nuage comme s’il allait soudainement repérer des ecchymoses quelque part. You didn’t hurt yourself? I can heal you.

Il secoue la tête un instant, en avalant une gorgée de thé brûlante. Il grimace un peu, à la chaleur qui lui anesthésie presque la langue. No need, I do my grocery shopping online, they deliver it in the hall, I don’t have to see or talk to anybody, it’s amazing. Oui, il s’enthousiasme bien trop d’un service aussi simple que cela. Mais sans doute aurait-il du mal à se nourrir si les livraisons à domicile n’existaient pas. But we can walk her, she’ll be so happy. You do that? With your probation officer? Il se demande si c’est bizarre, mais Nuage a parlé de trois chiens, et il s’imagine mal trois grosses bêtes dans un petit bureau, pour les entretiens. Eli ne sait pas très bien comment ça fonctionne, en fait. Sorry, it's probably a stupid question, il corrige avec un petit sourire désolé.

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Il y a un petit sourire qui se forme sur ses lèvres, amusé et doux, à voir l’air outré de Nuage juste parce qu’il a insinué qu’il pouvait être cute. Son meilleur ami n’a jamais aimé cet adjectif, ça n’a pas changé depuis tout ce temps. Eli, lui, se le répète tous les soirs devant la glace pour tenter de s’en convaincre. Il aimerait bien, en fait, que quelqu’un le lui dise à nouveau. Sorry, not cute! Intimidating. You’d look very impressive!, il insiste, en le taquinant un peu. Il relâche un rien son étreinte sur Flea qui s’est calmée, a fini par se coucher, ses grands yeux mouillés toujours levés vers Nuage. Eli caresse son dos d’une main distraite, en écoutant. ... The Underapple? Il cache difficilement son inquiétude dans sa voix, sur ses traits. Il a un visage qui trahit instantanément toutes les émotions qui le traversent. La suite des paroles lui fait battre des cils frénétiquement, tandis qu’il se tourne un peu plus vers Nuage, comme s’il venait de dire la chose la plus offensante du monde. No!, cri du cœur, vraiment. Il fronce des sourcils en agitant sa main libre. All I need is a bigger flat, qu’il marmonne en faisant la moue. Une solution parfaitement sensée, oui. Qu’il ne mettra jamais en œuvre, parce qu’un déménagement, c’est bien trop stressant à organiser.

Oh. I can heal the truck too. Il agite ses doigts en souriant faiblement. Un camion, c’est beaucoup moins fatiguant pour lui qu’un humain à rembobiner, en plus. Sauf qu’il faut aller dans l’Underapple. Il incline la tête sur le côté à ce brusque souvenir d’il y a à peine trente secondes, le regard dans le vide. De toute façon, Nuage dira sûrement non. Il continue de siroter son thé, acquiesçant en silence pour le plan de l’après-midi, frottant un peu ses yeux pour en chasser les dernières envies de pleurnicher quand son ami lui balance un coup d’épaule. Il est bêtement ému de la chose, cela en devient aberrant. That’s cool. Il ignorait qu’on pouvait faire des activités sympathiques avec son agent de probation. Il est heureux pour Nuage, l’air de rien. She’d be right. But don’t steal my Flea’s heart, please, I wouldn’t survive this. Il se penche pour poser un baiser sur la truffe de Flea, sourit doucement, et reprend une longue gorgée de thé. How is he? Nice?, il demande en se redressant, espérant sincèrement que l’homme est au moins aimable. Il abandonne sa tasse vide sur un coin de table, attrape un hoodie qui traîne et s’enferme dans sa salle de bains une minute, le temps d’enlever son T-shirt sale et d’enfiler le sweat à la place. Ils sont amis, certes, mais Eli n’a pas envie d’inquiéter Nuage en lui offrant le spectacle des cicatrices qui parsèment sa peau. Il ressort, l’air un peu perdu, puis retrouve assez ses esprits pour prendre la laisse de Flea qui ne met pas une demi-seconde à sauter pour le rejoindre, et l’attache. Are we ready to go?

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Eli glousse doucement, les yeux plissés de joie, la main plaquée sur sa bouche pour étouffer le bruit. Une habitude qu’il a prise pour que Kyle ne l’entende pas rire, lorsqu’il lisait les messages de Nuage en cachette. Cela fait longtemps qu’il n’a plus ri avec quelqu’un de vive voix, sans que cela ne sonne faux ou forcé. Il y a tellement de choses à réapprendre, de choses oubliées, associées à la peur alors que cela ne devrait être que des petits bonheurs. Avec ses livres, par contre, il ne plaisante jamais, et une petite moue accueille les mots de son meilleur ami, qui se mue en un doux sourire, vers la fin. C’est sûr qu’il ne va pas déménager dans l’année, mais la simple proposition de Nuage lui fait chaud au cœur. Juste de savoir qu’il a quelqu’un sur qui compter, tout bêtement. Ça lui fait quelque chose, à Eli, parce qu’il y a si peu de personnes qui l’apprécient, dans sa vie, qu’il peut les compter sur les doigts d’une seule main, et maintenant il y a Kyle, en moins. Mais si Kyle était encore là, ce sont toutes les autres, qui ne seraient plus là, ou qu’il n’aurait jamais connues. Il l’oublie souvent, lorsqu’il ressent de la nostalgie pour une relation qui n’a jamais été, pour des souvenirs déformés par son envie que cela n’ait pas été si grave que ça. Eli minimise, tout le temps, tente de ne pas perdre pied, de rester à flot, suit les conseils de sa psy, de Darby. Il ne voit pas qu’il a sauté dans l’eau, un parpaing attaché à la cheville, il y a bien longtemps déjà.

Eli fronce légèrement les sourcils, se demandant si ressembler à un chien sauveteur est une bonne chose ou non. Il aurait tendance à dire que oui, mais venant de Nuage, ce n’est sans doute pas le cas. Son meilleur ami est difficile à cerner, quant à savoir s’il aime bien quelqu’un ou non, c’est un peu un jeu d’énigmes, pour Eli. Cela le rassure, au moins, que l’agent de probation ne soit pas condescendant ou méchant, et que cela se passe bien. Il ne sait pas pourquoi la description de l’assistante sociale lui fait penser à sa psy, il se contente de secouer la tête avec un sourire. He seems kindhearted, I’m happy for you. Il n’est pas convaincu de son choix de mots – on dirait qu’il cause de son petit ami –, mais il n’a rien lu sur comment parler de l’agent de probation de votre interlocuteur, dans ses bouquins sur l’art de la conversation (grandement inefficaces).

Il s’emmêle un peu les pinceaux en essayant de mettre ses chaussures tout en tenant Flea, glisse finalement ses clés et son téléphone dans ses poches et claque la porte derrière lui. Une fois dehors, il hume un peu l’air, regarde de chaque côté comme si quelqu’un allait venir brusquement l’agresser, soupire de soulagement en ne voyant personne. Flea tire sur sa laisse et il se laisse entraîner, faisant signe à Nuage de le suivre. She wants to go to Serendipity Garden, you think it’s okay?, il interroge, inquiet que son meilleur ami puisse avoir des problèmes à cause de lui. Or should we go closer to your neighborhood? Il n’a pas très envie d’aller dans Crimson Bay, la vérité c’est qu’il n’y a même jamais mis les pieds, mais il imagine qu’ils peuvent s’en rapprocher sans pour autant sortir de son quartier. I’m trying to walk a bit further from home every day, it sounds silly, but Flea helps me to be a little braver. Il rit un peu, en posant ses yeux sur la petite chienne qui n’a pas le cœur qui se décroche à la moindre voiture qui passe trop près, contrairement à lui.

Il accueille avec scepticisme les mots de son ami qui se veut rassurant, une petite moue sur le visage, tout en marchant. Il n’est pas du tout rassuré, se contente pourtant d’acquiescer en silence, peu désireux de découvrir les quartiers moins calmes de New Blossom. Eli aimerait être plus courageux, il a l’impression de toujours forcer les gens à faire des concessions pour lui, seulement parce qu’il n’est pas capable de contrôler son anxiété. Il ne veut pas être un fardeau, mais il a très conscience d’en être un, aussi. Surtout pour Nuage, il aimerait faire des efforts, être quelqu’un sur qui l’on peut compter à sa sortie de prison. Aller le chercher là-bas, lui offrir son canapé jusqu’à ce qu’il trouve un logement, il suppose que les bons amis font de telles choses, et il n’a rien fait de tout ça. Eli sourit à Nuage pour ravaler sa culpabilité, approuvant ses dires sur Flea, car clairement il serait dans un état bien pire s’il ne l’avait pas adoptée. Elle le force à sortir de chez lui pour autre chose que le travail, lui change les idées quand il ressasse un peu trop et l’oblige à prendre un peu plus soin de lui, pour bien s’occuper d’elle.

Et puis le sourire se teinte un peu trop d’émotions, aux paroles suivantes, au gentil coup d’épaule. Eli doit pincer les lèvres pour empêcher les sanglots de remonter, concentre son regard sur le trottoir devant lui. Yeah, I was really clueless without my bodyguard, il plaisante, la voix un rien étranglée. I missed you too, so, so much. I’m so sorry for the…, un léger hoquet, il retient sa respiration, quelques secondes, souffle, ... years without seing each other. I guess I’m not the kind of friend I wish I was. Il a un rire brisé, passe une main sur ses yeux, pour essuyer les larmes qui y perlent, embarrassé de pleurer en pleine rue, devant des inconnus qui vont probablement le dévisager. Il préfère regarder ses pieds. Sorry, work… Il réfléchit un peu, pour tenter de se calmer. Ils ont fait une avancée fulgurante il y a quelques semaines, dans son labo, ont réussi à isoler une molécule importante pour leurs recherches. I can’t talk about work out of Icarus’ walls, il se souvient brusquement, une grimace aux lèvres. Il a une clause de confidentialité dans son contrat, qu’il met un point d’honneur à respecter, évidemment. It’s still medical research. Il ne peut pas être plus précis que cela. Oh, you know, I’ve been training really hard lately, il commence avec un soudain trop-plein d’enthousiasme malgré ses joues mouillées. I can rewind some pretty bad cuts now! Du moment qu’elles soient récentes et relativement superficielles, mais Eli s’accroche sans cesse à ses déchirures pour ne pas toucher le fond. Il en retire un semblant de fierté qui sans elles serait tout simplement inexistante. I’m pretty sure I’ll be able to get your eye back, one day, il affirme un ton plus bas, l’air timide, gêné à l’idée que Nuage ne veut peut-être même pas de ça et qu’il ait imposé la chose comme naturelle. I mean, if you want to. Anyway, it’s not like I can right now. Il hausse les épaules, doux, se gratte légèrement la tête et laisse son embarras le réduire au silence.

CW: mention de cicatrices

Eli rit, doucement, de son rire faible mais sincère face à l’humeur trouble de son ami. Il hoche plusieurs fois la tête en secouant sa main libre comme pour lui faire signe qu’il peut arrêter ; qu’il a compris le compliment, qu’il l’a pris et qu’il l’a calé précieusement dans un coin de sa mémoire qui parvient – somme toute assez miraculeusement – à le faire tenir debout. Et ce même si le souffle se coupe, à la simple évocation de Kyle, au prénom même pas prononcé qui lui donne la même sensation qu’un étau sur sa cage thoracique. Il grimace, regarde ailleurs, regarde ses pieds, regarde Flea qui trottine insouciante devant eux et se dit qu’il aimerait n’avoir besoin de se soucier de rien, comme elle.

Il se dépêtre de ses pensées négatives en changeant complètement de sujet, retrouve son sourire face aux yeux brillants de Nuage. Eli est ravi de se trouver une soudaine utilité, une raison de plus – et de la plus haute importance – d’entraîner ses mutations plutôt que de se poser et de réfléchir à ses problèmes. Yes! I will work very hard in order to do so, I promise! Il secoue la tête à la mention de la voisine. We’ll remove the scar too, then. Il cligne des yeux, un instant de flottement, en pensant à ses propres cicatrices, à la plus petite qu’il n’a même pas réussi à effacer de sa propre peau. Although for now I think you look kinda cool. And mafiosos are very intimidating, no? Isn’t it a good thing?

TW: Mention de relation abusive

Eli s’est toujours senti bien, aux côtés de Nuage. Ce qui, compte tenu de son anxiété maladive et de sa peur de l’autre écrasante, est un petit miracle en soi. Il voit bien les regards suspicieux que peuvent avoir les passants sur son meilleur ami, et sans doute se méfieraient-ils encore davantage s’ils savaient qu’il sortait tout juste de prison. Il le voit, tout ça, il n’est pas aveugle. Pourtant, il n’y a qu’avec Nuage qu’il se sent en sécurité et à l’aise, qu’il se sent apprécié et écouté. Il a toujours trouvé que Nuage dégageait quelque chose de profondément doux et gentil, même s’il ne l’a jamais formulé tout haut, de peur de le vexer. Mais après tout, qui défendrait un inconnu à la sortie d’un bar sans aucune raison si ce n’est une personne bienveillante ? Eli se sait ô combien chanceux d’avoir pour seul ami quelqu’un comme lui.  

But I love working!, il proteste avec une moue un rien boudeuse, parce que, franchement, Eli ignore ce qu’il ferait s’il n’avait pas son job ou sa thèse pour occuper son esprit la plupart de ses journées. Il passerait son temps à pleurer, probablement. Exactly, easy hack for Halloween!, qu’il renchérit avec un léger rire, bien qu’il n’y connaisse rien du tout en déguisements d’Halloween. Il n’y a jamais participé : trop de gens dans la rue en même temps, avec des masques effrayants de surcroît. C’est mieux de rester enfermé à double tour chez soi.

La question de Nuage le prend de court. Il croise son regard une seconde et décide de l’éviter, se concentre sur Flea, les lèvres pincées, la main qui se crispe un peu sur la poignée de la laisse. I, hm, il bafouille, hésite, secoue la tête, se reprend. We haven’t seen each other for a long time, I’m just a bit overwhelmed. Il agite la main comme si ce n’était rien du tout. Don’t worry for, my abusive ex-boyfriend, the, hm, stuff. I’m seeing a therapist and all. Il tente un sourire, se voulant rassurant, même s’il n’y a vraiment rien de rassurant dans cette histoire.