Philip "Lip" Pembroke - Curiosity killed the cat but satisfaction brought it back

Il a tout juste 16 ans et il est couvert de sang. Assis sur une chaise d'hôpital en plastique, le bras en écharpe et le regard vide, il observe sans vraiment la voir l’infirmière qui rougit de malaise après lui avoir dit qu’il est “extrêmement chanceux”. La pauvre ne sait plus où se mettre, pourtant, elle a raison : il a une épaule luxée et des vêtements bons à jeter, c’est tout.

Ah, oui. Et deux parents décédés.

L’accident, il ne s’en souvient même pas. Une seconde il est en train de lire des messages sur son téléphone dans l’ambiance toujours pesante de la voiture, et la suivante, il ouvre les yeux face au pompier qui essaie vaillamment de le sortir du véhicule tout en le protégeant de la vue des cadavres de ses parents. Et 2h plus tard, il est sur sa chaise en plastique en train d’essayer d’intégrer les dernières heures de sa vie, soigné et sans même une bosse sur la tête.

Ses frères arrivent ensemble et l’infirmière profite de leur présence pour s'éclipser, toujours honteuse de sa remarque. Il a envie de la rassurer, lui dire qu’elle a raison, mais il a l’impression d’avoir oublié comment parler. Son frère, Thomas, de 12 ans son aîné, se jette presque sur la chaise à côté de la sienne et passe un bras autour de ses épaules avant de l'entraîner contre lui. Zackary, lui, de 2 ans le cadet de Thomas, s’accroupit doucement entre ses jambes et essaie de capter son regard d’un doux “Hey, Baby B”. Il les ignore quelques secondes mais abdique quand Zack attrape son menton pour rencontrer son regard. Il a des yeux doux, Zack, toujours réconfortant, toujours plein d’amour pour lui, et là, ils sont remplis de larmes qu’il essaie de ne pas faire couler. Il sent la main de Tom trembler contre lui et sa voix chavirer quand il dépose un baiser sur le haut de son crâne accompagné de mots rassurants.

C’est là que ça le frappe. Devant la douleur plus qu’évidente de ses frères. Tout à coup, son corps se met à trembler et sa respiration se coupe. Il essaie de reprendre pied et s’éloigne de l’étreinte protectrice de son frère mais rien n’y fait. Il entend leurs voix paniquées et comprend qu’il fait une crise d’angoisse. Il n’arrive pas à se calmer et les voix autour de lui ne sont rapidement plus qu’un brouhaha sans forme.

Il n’arrive pas à reprendre pied parce que l’infirmière a raison : il est chanceux. Et il se sent chanceux. Ses frères sont en train de vivre la perte d’un parent, et lui, tout ce qu’il ressent, c’est du soulagement.

Il se sent plus léger.

Et coupable.

Coupable parce que ses frères sont clairement tristes, ravagés d’avoir perdu leur famille. Un coup de téléphone et ils se retrouvent là, un petit frère à prendre en charge et deux parents décédés.

Et lui, il se sent libre.

Libre parce que c’est enfin la fin. Merde, il se sent heureux. Il sent un poids en moins dans son cœur et il a l’impression que sa vie peut enfin commencer. Il ne vivra plus dans cette immense maison aux murs blancs et froids. Plus de repas longs et silencieux, entrecoupés de remarques cassantes et désagréables, plus de regards déçus et de mots secs et coupants. Plus de parents pour lui dire qu’il rate tout encore et encore. Pour lui dire de se taire, de ne pas parler, de se tenir droit et de rester poli.

Il sait que c’est horrible de penser ça, de se sentir libre. La preuve : ses frères sont affectés par leur décès. Mais ils sait aussi que, sans être extrêmement proche, ses frères n’ont pas eu la même éducation à coup de mots durs et de regards déçus.

En fait, Lip, c’est d’ailleurs la première chose qu’il fait avant même de naître : décevoir ses parents. Ils attendaient une petite fille; ils l’ont eu lui. C’était comme si ça avait été le déclencheur, le début d’une infinissable liste de déception. Ses notes n’étaient jamais assez bonnes, il était trop bruyant, trop vif. Trop curieux. Alors il avait appris à se taire, à rester le plus immobile possible, à ne pas attirer l’attention. Il avait essayé d’avoir de meilleures notes. Il avait tout tenté pour avoir l’amour de ses parents, sans résultat. Ses frères, beaucoup plus âgés que lui, étaient partis de la maison tôt dans sa vie. Et lui, il avait passé son enfance et son adolescence dans les murs froids de cette prison de brique blanche.

Ils étaient pieux, leurs parents. Du genre à aller à l’église tous les dimanches, à détourner les yeux devant les affiches de héros et à retrousser le nez devant les dernières prouesses technologiques. Lip, il avait grandi avec des bouquins religieux pour seul distraction pendant qu’il regardait, fasciné, les affiches de héros dans la rue.

Quelque part, il sait qu’il est chanceux : ses parents n’ont jamais réellement été violent. Oh, il y avait bien eu cette fois ou, curieux, Lip avait mis du vernis à ongles quand il avait 8 ans et ou sa mère, furieuse, avait enfoncé ses ongles dans son bras pour le mener au lavabo. Elle avait frotté ses mains encore et encore en les laissant sous une eau brûlante pendant que Lip, sans comprendre ce qu’il avait fait de mal, pleurait toutes les larmes de son corps. Finalement, ça avait été Zack qui avait calmé sa mère et enlevé le vernis avec du dissolvant. Et s’il avait eu des griffures sur les bras pendant presque deux semaines après cet incident, et bien ça n’était que ça : un accident. Il y avait bien eu aussi la fois ou, comportement typique d’adolescent, Lip avait mis son coude sur la table et posé sa tête dans sa main pendant un repas. Son père, exaspéré, avait poussé son coude, ce qui lui avait valu de s’ouvrir le menton sur leur belle table en chêne.

Des accidents.

Le plus douloureux, finalement, ça n’avait pas été physique. Ce qui avait fait cesser toute affection pour ses parents, ça avait été quand, rentrant plus tôt d’un voyage, ils l’avaient surpris en train d’embrasser un autre garçon. Impossible d’oublier le regard dégoûté et distant de ses parents qui avaient juste commenté la scène d’un “Si tu veux de l’attention, Philip, pas de besoin de devenir une trainée.” avant de quitter la pièce, sans un mot de plus.  Il avait 14 ans.

Pas de scène. Pas de cris. Juste des mots froids. Parce qu’ils s’en fichaient, tout simplement. Ce jour-là, il avait abandonné tout espoir d’une relation avec ses parents. Ce jour-là, il avait pleuré silencieusement dans les bras de son petit-ami et depuis, il n’avait éprouvé qu’une rancœur grandissante pour ses géniteurs.

Et donc, il est là. En train de paniquer et de respirer difficilement, pas parce que la perte de ses parents le touche, mais parce que, justement, il n’en éprouve qu’un sentiment de libération intense. C’est horrible, non ? Comment peut-il ressentir ça face à la mort de quelqu’un ?

Sans pouvoir se contrôler, les larmes coulent sur ses joues et, alors que sa respiration se fait de plus en plus saccadée, c’est finalement un sédatif qui arrive à le calmer. Tremblant, il sent ses paupières se fermer et s’endort dans les bras de son frère.

Il reprend ses esprits quelques heures plus tard, confortablement allongé dans la chambre d’ami de Zack.. Il se sent fiévreux, malade et transpirant. Il ne fera le lien que des années après, mais sa crise d’angoisse a déclenché les premiers symptômes de sa déchirure. Lui, il prend ça comme un contrecoup de ses émotions. Il ne dit rien à ses frères. Il les laisse penser que sa réaction vient de la douleur de la perte de leurs parents. Il n’assume pas du tout de leur dire la vérité, de voir la honte et le dégoût s’il leur explique n’avoir rien ressenti du décès de leurs parents.

Il passe les 3 prochains jours alité à vomir, suer et trembler de tout son corps. Sa fièvre atteint des records et il se demande dans un instant de folie si ce n’est pas une punition divine pour sa réaction à l’accident. Finalement, sa santé revient et il apprend à vivre pour la première fois de sa vie.

Ils vendent la maison de leur parent et il s’installe avec Zack, il y passe les deux prochaines années de sa vie et, à sa majorité, il met les voiles. Il décide de voyager, de découvrir le monde et d’apprendre tout ce qu’il a pu manquer dans sa jeunesse. Fasciné par le monde et par l’humain, il laisse libre cours à sa curiosité et laisse sa personnalité s’exprimer.

Malgré les années, il garde une aversion toute particulière pour tout ce qui touche à la religion. Et, dans un souci de vengeance personnelle, décide d’enchainer les petits boulots plutôt que de suivre le plan de carrière précédemment tracé par ses parents. C’est après 8 années d’errance qu’il s’installe à New-Blossom, prêt à profiter de la vie à pleine dent.

Parce que si ses parents lui ont bien appris une chose, c’est qu’il ne se forcera plus jamais à être quelqu’un qu’il n’est pas.